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Billet de blog 9 décembre 2018

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De la société paysanne d’hier à la société d'individus et de semblables d'aujourd'hui

En 1945, les 3/4 des français vivaient encore sous le régime de la société paysanne. Raymond Depardon a réalisé une trilogie documentaire Profils paysans 1 l'approche, 2 le quotidien, 3 la vie moderne. Il filme des paysans dans le Massif Central qui se désertifie ; des paysans vieillissants pour la plupart, confrontés à la disparition de leur monde ancien. J'étais relativement insatisfait..

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Illustration 1

Ruralité, interconnaissance - Urbanité, anonymat

En 1945, les 3/4 des français vivaient encore sous le régime de la société paysanne.

Raymond Depardon a réalisé une trilogie documentaire « Profils paysans »:
- 1 l'approche,
- 2 le quotidien,
- 3 la vie moderne.
Il filme des paysans dans le Massif Central qui se désertifie ; des paysans vieillissants pour la plupart, confrontés à la disparition de leur monde ancien.
J'étais relativement insatisfait de ces œuvres parce qu'elles nous montrent des individualités, remarquables, mais sans référence à la société paysanne dont ils procèdent, sans explication sur le fonctionnement de cette société. Ces œuvres nous montrent des survivants, mais sans indiquer de quoi ils sont survivants.
Moi qui connais cette société, je peux comprendre « d’où » ils parlent, par rapport à quel système de valeurs qui leur donne le sens de leur vie et de leur situation. Mais la plupart des spectateurs ne connaissent plus cette société et ne peuvent porter sur ces survivants qu'un regard exotique.
Dans le 2e volet, Raymond Depardon nous montre un agriculteur de 56 ans qui cherche un « repreneur » pour prendre sa pré-retraite, qui le recherche avec angoisse parce qu'il n'en peut plus, il faut qu'il arrête, vite, c'est insupportable !
On le revoit quelque temps plus tard dans un lotissement d'une petite ville, soulagé, serein... « J'allais devenir fou…etc… » C'est un fait absolument remarquable ! Les agriculteurs de la génération précédente ne quittaient leur ferme que pour l'hôpital, la maison de repos... ou le cimetière. Il fallait les « chasser » pour qu'ils laissent la place aux jeunes. La génération suivante n'a plus la force, l'énergie pour seulement arriver à l'âge de la retraite. Je l'ai constaté à partir des années 1990. Il s'est donc passé quelque chose... Quoi donc?
Le travail agricole est-il devenu plus dur ? Sûrement pas. C'est tout le contraire, la mécanisation, l'ouverture à la société, au monde, l'ont facilité. Pourtant les faits sont là, et c'est un phénomène général. Les plus anciens résistent mieux que les plus jeunes. Les plus anciens, c'est à dire ceux qui sont le plus imprégnés de la culture de la société paysanne, et moins de la société moderne.

Sociétés paysannes = sociétés d’interconnaissance

Ici, il faut expliquer ce qu'est une société paysanne. Je cite le sociologue Henri Mendras, dans « Les sociétés paysannes ».
Les sociétés paysannes seraient nées en Europe Centrale, au Moyen-Age.
Ce sont des sociétés - dominées - par une "société englobante », autrefois l'Ancien Régime, puis ensuite la société bourgeoise capitaliste.
- Si elles ne sont pas dominées, elles ne sont pas paysannes.
- Elles sont régies par « l'économie domestique » qui consiste à produire ce que l'on consomme, pas seulement la nourriture, plus de quoi acheter ce qu'on ne peut pas produire, et plus surtout, les « prélèvements » requis par le propriétaire, l'État, les collectivités...
Dans ces sociétés on produit ce que l'on a besoin, au delà ce n'est pas nécessaire. Mais les « préleveurs-englobants », obligent les paysans à produire davantage pour leur profit.
La société paysanne est une société d'interconnaissance : « Ici, tout le monde se connaît ».
« Ici », désigne un habitat, à la fois territoire, résidence, cadre de travail, de sociabilité.
« Tout le monde », désigne tous les corésidents jusqu'à 5000 habitants, au delà, il est difficile d'entretenir l'interconnaissance.
Dans les sociétés d'interconnaissance, on ne parle pas pour informer, on parle pour situer chacun à sa place.
Chacun est déjà connu, ce qu'il peut dire ne vient que confirmer ou infirmer ce que l'on sait de lui : Cause toujours, on te connaît ! L'individualité de chacun ne peut pas être reconnue parce que l'on connaît déjà tout de lui, sa parentèle, ses antécédents, de génération en génération : l'ensemble de la société traite chacun selon sa place dans sa famille : père, fils, oncle, nièce... La parole de chacun ne vient qu'en confirmation, pour le situer à sa place... et pour se situer par rapport à lui... et aux autres.

  • Connaître tout de tout le monde, et être connu de tous en tout, implique un comportement approprié : le respect du quant-à-soi de chacun. Mais comme l'on sait tout des voisins, on interprète, on sur-interprète tout : geste, parole, mimique, acte…

Les paysans deviennent agriculteurs et s’intègrent à la société commune

Après guerre, le développement de l'agriculture, de la productivité a accompagné celui du reste de l'économie. Cette productivité a provoqué « l'exode rural », la diminution du nombre des producteurs agricoles, qui n'ont plus produit alors pour consommer, mais pour le marché.

Dans les années 1950-1960 les agriculteurs ont revendiqué « la parité » : ils sont devenus partie-prenante de la société, à égalité. À partir de ce moment-là, ils ne sont plus des paysans, mais des agriculteurs. La société qui se développe depuis la guerre est une société « d'individus et de semblables ». J'ai découvert cette formule chez le sociologue Robert Castel ; je ne sais pas s'il en est l’inventeur.

Cette société-ci est d'abord urbaine, citadine, avec plusieurs caractères fondamentaux :
- L'anonymat.
- L'individualité des personnes qui en découle.
L'anonymat urbain requiert la parole des individus pour qu'ils se fassent connaître ; la connaissance qui en découle ne dépasse pas la personne individuelle, et seulement pour ce qu'elle dit, alors que le paysan quasi mutique, peut très bien communiquer et se faire entendre.
On a vraiment là une antinomie entre les deux socialités.
Au fur et à mesure du développement de cette société, l'individu se libère, apprécie sa liberté, la revendique.
Les paysans devenus agriculteurs développent l'identité sociale individualiste de cette nouvelle société, tout en gardant les pieds dans la glaise paysanne.
L'agriculteur de 56 ans cité plus haut, m'a fait comprendre que la société paysanne ne le « tenait » plus, que la société « d'individus et de semblables » avait pris le dessus. Résultat, cet agriculteur aspirait à la même socialité que tout le monde. Cette socialité individualiste-semblable, en contradiction avec celle de la société paysanne, lui rendait sa « vie agricole » insupportable.
Tandis que les agriculteurs plus âgés qui gardaient leur socialité paysanne, pouvaient encore la supporter.
La généralisation de cette lassitude signifie que les agriculteurs vivaient encore sous l'emprise de la société paysanne, qu'ils supportaient cette vie à cette condition, et ça a bien l'air d'être terminé.
En 1945, 45% de la population française était agricole, ce qui signifie une proportion beaucoup plus importante, avec les artisans, les commerçants, les employés, les ouvriers, etc... vivant à la campagne. Je ne connais pas les statistiques exactes, mais il me semble
qu'on devait être plus proche des 3/4 que des 2/3 des français qui vivaient sous ce régime.
En 1945, les 3/4 de la population française vivaient encore sous le régime de la société paysanne.

Se pose maintenant la question de l'évolution de la société rurale, maintenant que la société paysanne est défunte ? La société rurale demeurera une société d'interconnaissance... dans laquelle on est connu avant de parler. Dans ce cadre on peut dire ce que l'on veut, cela ne compte pas : c'est notre position sociale-familiale qui nous détermine.

On ne peut pas se dire, parce qu'on est déjà dit. L'individu n'y a pas la maîtrise de son rapport aux autres.
C'est une contradiction fondamentale avec la société d'individus et de semblables qui s'est instaurée.
Aujourd’hui, les anciens ruraux disparaissent, et les néo-ruraux vivent à la campagne avec des codes urbains.
Le rapport à la nature n’est plus paysan ni agricole, il devient écologiste, ludique et touristique…

Jean-Pierre Bernajuzan

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