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J'ai longtemps confondu le grégaire et le collectif.
Depuis toujours j'ai résisté à l'arbitraire qui m'était imposé, par la société paysanne de mon enfance, par mes parents, par l’Église. Cet arbitraire s'exprimait par une pression constante pour que je me soumette à ce qu'on attendait de moi, sans que cette attente ait une réalité précise. J’aurais ainsi dû renoncer à ma propre autodétermination pour me soumettre à celle... de tout le monde, sans que personne en particulier, ne sache ni n'assume ce qui m'était imposé. Cette oppression m'était intolérable, car elle me dépossédait de moi-même, de ma liberté de décider de moi, de prendre la responsabilité de ma vie.
Ma perception de la notion de groupe est celle-ci : un ensemble de gens qui se soumet et se comporte volontairement d'une manière conforme parce qu'il ne se sent légitime que conforme.
Le « grégaire » était l'expression de cet arbitraire volontaire : arbitraire parce qu'il n'y a pas de rationalité à la base de cette attitude, sauf le désir d'être conforme... mais conforme à quoi ? - Conforme à ce qui est conforme ! L'absurdité de la proposition confine à la stupidité. C'est pourtant un comportement social commun et général sans lequel les sociétés ne pourraient fonctionner. La pression qu'il exerce sur les individus est féroce.
L’intérêt particulier est grégaire, l’intérêt général est collectif
- J'identifiais le grégaire à tout le monde, à tous, au tout ; mais tous ou tout était aussi le collectif ??
Puis j'observais le regroupement d'individus pour défendre un intérêt particulier.
Défendre un intérêt particulier, pour échapper au tout.
Je prends conscience qu'à chaque intérêt particulier, correspond un groupe.
Les intérêts particuliers sont extrêmement nombreux et divers : les groupes aussi.
Le « grégaire » alors ne correspond plus au groupe, mais « aux » groupes.
Il ne s'identifie plus au tout, il s'y oppose.
Alors que le « collectif » continue de représenter le tout.
- Ainsi, j'ai commencé à dissocier le grégaire du collectif : les groupes représentent les intérêts particuliers, tandis que le collectif représente le tout, c'est à dire l'intérêt général.
Ma découverte de l'histoire et de la préhistoire m'a appris que les sociétés étaient constituées de groupes tels : les tribus, clans, familles, lignages... et que les individus ne pouvaient être socialisés qu'au sein de ces groupes. Au départ, les individus n'étaient pas autonomes, ils n’ont jamais pu faire société sans appartenir à un groupe, leur groupe d'appartenance étant leur passeport pour leur appartenance au tout, à la société toute entière. Les sociétés ont évolué, laissant de plus en plus d'autonomie aux individus, mais l'ordre social et la valeur sociale restant déterminés par la hiérarchie grégaire.
Puis, en Occident, au Moyen-Âge, est advenu l’individualisme qui est le résultat de l'action de l'Église de Rome. Selon l'interprétation qu'elle faisait des textes évangéliques, l’Église catholique a voulu remplacer la filiation charnelle par une filiation spirituelle. Sa volonté idéologique d'imposer une filiation spirituelle l'a conduite à refuser toute généalogie en dehors du cercle royal, construisant ainsi une société sans ancêtres, fondée sur le noyau familial.
En devenant la base de la socialisation de la famille, le noyau familial se localisait : habiter est devenu le rapport social de base. Cette localisation devenait la base de la socialisation en opposition avec la situation antérieure où l'identité sociale était déterminée par l’appartenance au groupe familial ; elle a nécessité la constitution, la préservation et la transmission d'un patrimoine qui permette la production pérenne de la subsistance de la famille. À partir de là, la société s'est progressivement structurée sur la nécessité de la préservation et de la transmission du patrimoine, base économique de la famille, entraînant l'ajustement des effectifs travaillant sur ce patrimoine :
- Les enfants sont soumis aux exigences de reproduction de l'unité d'exploitation, ce qui engendre le célibat, âge au mariage tardif, émigration des cadets.
- Le jeune dispose alors de façon autonome de sa force de travail, chacun des membres de la famille pouvant avoir un patron particulier.
L'individualisme n'est pas un concept philosophique, il est une socialisation
Le changement radical, révolutionnaire, réside dans le fait que le fondement de l'appartenance n'a plus été la famille charnelle, mais l'unité d'exploitation qui permettait la production de la subsistance de la famille : certains membres héritent et continuent à produire sur place, tandis que les autres sont obligés de trouver ailleurs leurs ressources et leur socialisation. Il en est résulté l'autonomisation progressive des individus à l'égard de leur famille, puisque elle n'assurait plus leur subsistance ni leur socialisation. Ce système se généralisant, il instaure le salariat comme institution sociale structurante. Dominant à partir du XVIIIe siècle, le salariat présuppose la propriété de soi, à savoir la liberté de sa force de travail, et de la liberté de ses mouvements.
Au fur et à mesure que les individus s’autonomisent à l'égard de leur famille ils s'en libèrent, mais ils en perdent aussi la protection : plus la société salariale se développe, et moins les familles ont la capacité de protéger leurs membres émancipés. Si la société salariale a l'immense mérite d'établir la liberté des individus - préalable à la société démocratique -, elle a fait perdre à ces individus la protection grégaire de leur famille : grégaire en ce qu'elle est particulière à ceux qui font partie du groupe familial. Cette protection est donc un intérêt particulier de cette famille-là, et ne concerne pas les autres.
La famille est une structure sociale grégaire qui défend ses intérêts particuliers.
En s’autonomisant à l'égard de leur famille, les individus se trouvent alors démunis dans leur socialisation directement individuelle. Les individus n'étant plus dépendants de leur famille, ils ne sont plus hiérarchisés par elle. Il en résulte une égalité sociale de fait entre les individus. Mais c'est un long processus de transition de la base grégaire familiale hiérarchique, des intérêts particuliers, inégalitaire, vers une société d'individus et de semblables, de l'intérêt collectif, égalitaire. L'intérêt collectif, ou intérêt général, représentent l'intérêt des individus émancipés, libérés, de leur famille, et donc privés de sa protection.
- C'est ici qu'intervient le concept de collectif : il est l'instance de l'intérêt rassemblé des individus émancipés de leur groupe familial, l'intérêt commun des individus sans appartenance... par opposition à l'intérêt grégaire, particulier, des groupes familiaux.
L’individualisme est une socialisation qui structure la société, les concepts philosophiques ne viennent qu’ensuite pour formuler les attendus de la nouvelle socialité ainsi créée.
Le collectif est une création de l'individualisme
Il ne faut donc pas opposer l'individuel et le collectif ; au contraire, c'est l'individuel qui a permis l'avènement du collectif : l'intérêt collectif, ou intérêt général, rassemble les intérêts multiples individuels divergents, en une entité commune solidaire. Il faut opposer le collectif-individuel, au grégaire.
C'est le grégarisme qui est égoïste et inégalitaire, pas l'individualisme.
- Le grégaire qui est le régime des intérêts particuliers continue pourtant de structurer largement la société :
- La famille, comme on l'a déjà vu, est une structure grégaire qui apporte un avantage particulier à ses membres, à l'exclusion des autres. On voit bien la différence entre les familles riches et les familles pauvres.
- L' entreprise, qui pourtant est pour elle-même et sa direction une « entité individuelle » en ce qu'elle ne se détermine que selon son intérêt propre dont dépend sa réussite, sa performance et sa survie, l'entreprise est grégaire pour ses salariés, puisqu'elle procure des avantages particuliers à ceux qu'elle a embauchés, à l'exclusion de tous les autres.
- Tous les réseaux, relations... qui nous permettent d'échapper au sort commun, c'est à dire qui nous permettent d'obtenir des avantages particuliers, à l'exclusion des autres.
- Le statut, qui donne un avantage particulier à celui qui le détient, à l'exclusion des autres.
- L'État employeur, les collectivités territoriales, les entreprises publiques, qui donnent des avantages particuliers à leurs fonctionnaires et assimilés, à l'exclusion des autres.
La liste n'est pas exhaustive...
Les autres, exclus, souffrent, survivent, ou non, ou mal.
La solidarité collective est individuelle
Actuellement la solidarité collective salariale n'existe pas alors que les salariés en ont un besoin de plus en plus impérieux. Dans notre société de plus en plus individualisée, elle est indispensable pour pouvoir combattre la précarisation et l’exclusion. N'existe que la solidarité grégaire des avantages particuliers qui s'y oppose.
Qu'il soit collectif ou particulier, l'intérêt primordial est la sécurité : sociale et civile.
La sécurité civile relève de l'État, encore qu'elle relève aussi d'un comportement social...
La sécurité sociale relève de la société comme son nom l'indique, mais c'est l'État qui en assume la responsabilité.
Il apparaît que dans l'évolution des institutions, on a assimilé le collectif à l'État : on a donc confondu collectif et étatique. Cette confusion est erronée : certes l'État représente la totalité, le tout de la nation... mais sans pour autant assurer l'égalité entre tous et chacun. Lorsqu'il prend en charge des individus, c'est en leur accordant des avantages particuliers, avec des statuts particuliers, des avantages particuliers qu'il n'accorde pas à d'autres : le rapport de l'État aux individus est inégalitaire.
Le collectif des individus est une relation sociale, l'État ne peut pas se substituer à cette relation sociale entre les individus car il ne fait pas partie de la société. L'État est incapable d'assurer la solidarité collective parce que cette solidarité collective est sociale ; n’étant pas étatique, elle n'est donc pas de son ressort.
Pour pouvoir lutter efficacement contre la précarité et l'exclusion, il faut créer des instances sociales qui structureront et animeront la solidarité collective.
C'est là, la réforme urgente dont nous avons besoin pour adapter notre société à notre temps.
L’erreur contemporaine générale, c’est que tout le monde attend tout de l’État, alors que l’État demeure dans l’incapacité fondamentale d’assumer la socialisation, désormais individualiste, qui n’est pas de son ressort.
Jean-Pierre Bernajuzan