
Bonjour Monsieur Khosrokhavar,
Je viens de terminer la lecture de votre livre Le nouveau jihad en Occident (Robert Laffont 2018) que j’ai trouvé aussi intéressant que le précédent que j’ai lu, Prisons de France (Robert Laffont 2016). Vos livres, et le dernier particulièrement, ne m’apprennent pas positivement grand-chose car j’avais déjà une perception du phénomène qui correspondait à ce que vous décrivez, mais ils apportent une vision argumentée et vérifiée de sa globalité. Et je vous en remercie.
Par contre, je conteste certaines de vos conclusions, car j’ai une autre approche de l’évolution avec un phénomène massif que vous ne traitez pas tout en observant ses effets délétères, qui est l’individualisation, le processus d’individualisation qui est la base du développement de la société occidentale depuis son origine au IVe siècle. Cette individualisation a fait un grand pas en avant depuis la fin des Trente Glorieuses, et comme la mondialisation a pris le relais avec celle des médias, nous avons une déstructuration interne des sociétés occidentales avec une diffusion immédiate dans le monde entier. Alors qu’auparavant, chaque société vivait relativement fermée sur elle-même selon ses propres codes culturels qui étaient assez permanents.
Vous faites souvent référence à l’utopie qui aurait disparue de notre société contemporaine et dont l’absence empêcherait les individus de se projeter vers l’avenir avec confiance ; de même que la philosophie des Lumières vous semble abandonnée ; et vous attribuez à l’égoïsme, nouveau, l’absence ou l’insuffisance de solidarité pour faire face aux aléas du nouveau monde.
Pour ma part, je conteste que l’utopie et les Lumières aient eu un pouvoir de détermination sociale, sans contester pour autant leur importance et leur valeur. Mon expérience m’indique que ni l’utopie ni les Lumières n’étaient déterminantes dans la socialisation précédente ; de même que je conteste que l’égoïsme ait progressé, au contraire. Il s’agit d’autre chose.
Je vous propose une autre lecture, une autre mise en perspective, une autre logique dynamique, avec d’autres déterminants, et qui croisent les vôtres. Ceci, avec tout mon respect et mon admiration pour l’immense travail que vous accomplissez.
————————————————
À partir de mes observations, de mes réflexions, de ma lecture de différents auteurs dont Joseph Morsel historien médiéviste, puis de leur mise en perspective, je me suis construit une vision dynamique de l’évolution historique occidentale qui, en définitive, mène le monde dans sa modernité. J’ai publié un article sur Telos qui en donne un aperçu : https://www.telos-eu.com/fr/societe/apprendre-a-vivre-en-paix-dans-des-societes-indivi.html
J’observe que tout ce qui est humain s’est fait, s’est construit. Je cherche donc à savoir comment cela s’est construit, quel a été le déterminant, avec quelle logique dynamique, à quel moment, dans quelles circonstances. Comme j’observe un développement analogue malgré des idéologies ou théories différentes, j’écarte les idées comme déterminants fondamentaux.
Dans un premier temps, j’observais que l’invention continue de la modernité ne venait que de la « civilisation chrétienne », les autres civilisations ne témoignant que de leur origine et de leur passé, leur projection vers l’avenir se faisant par les inventions morales, philosophiques, politiques, scientifiques, sociologiques, économiques et techniques… de notre civilisation occidentale.
Jusqu’à ce que je découvre dans le livre de Joseph Morsel : L’Histoire du Moyen-Âge est un sport de combat, qu’il ne s’agit pas de la civilisation chrétienne toute entière mais de l’Occident, chrétien certes, mais de l’Occident seulement. L’Orient chrétien orthodoxe n’invente rien, il est à la traîne. L’Occident a une spécificité, autre que philosophique culturelle et religieuse, qui lui a donné son extraordinaire capacité de production dans tous les sens du terme.
Résumé
Le système social occidental a été créé par la « déparentalisation »
Pour comprendre la situation que nous vivons, il faut situer le moment contemporain dans le processus de notre évolution depuis son origine.
La genèse de la société occidentale, décrite par le médiéviste Joseph Morsel dans son livre L’Histoire (du Moyen-Âge) est un sport de combat, s’est faite par la « déparentalisation » ou prétention de l’Église latine à remplacer la filiation charnelle par une filiation spirituelle. Dès lors les rapports de parenté n’ont plus été primo-structurants : cette déparentalisation a produit une socialisation spatiale et non plus familiale.
Habiter devint le rapport social de base,
alors qu’auparavant on appartenait à une famille ou à un maître. Fondamentalement, habiter signifiait être de quelque part, avoir des voisins, produire quelque part. C’est parce que les habitants avaient désormais le sentiment d’avoir en commun un certain espace qu’une nouvelle cohésion sociale a pu émerger, à mesure que s’affaiblissait celle fondée sur les rapports de parenté.
Si la déparentalisation signe une spécificité occidentale, la spatialisation est ce qui a radicalement distingué le principe communautaire occidental des autres formes que l’on rencontrait ailleurs ou auparavant.
Fernand Braudel estimait qu’un tiers de la population était encore esclave sous les Carolingiens. L’évolution décrite par Morsel constitue donc le passage du système servile antique à un autre système social, le système paysan.
Le paysan était l’habitant du pays, alors que les esclaves et serfs appartenaient à leurs maîtres. Leurs descendants devinrent des héritiers, le pouvoir s’enracina. L’Église prit le contrôle de l’alliance matrimoniale, imposa le nom de baptême. Le culte des ancêtres, remplacé par le culte des saints, marqua un recul de la pertinence sociale de la filiation. La société médiévale devint une société sans ancêtres.
C’est le mariage chrétien qui a structuré la société médiévale sur une base non parentale : l’Église inventait la famille nucléaire.
L’appartenance parentale n’était plus le fondement de l’appartenance sociale.
Le XIe siècle constitue un tournant parce que l’Église fut alors en mesure d’imposer une interprétation hégémonique des textes sacrés, et donc de contrôler le social.
L’Église était dirigée par une aristocratie ecclésiastique qui se recrutait de manière déparentalisée, devenant ainsi le signe de la supériorité sociale.
L’organisation productive agricole ou artisanale, en ville ou au village, se répartissait quant à elle sur deux niveaux. En premier la famille, « le feu », autrement dit la maison dans laquelle le chef du feu organisait l’usage de la force de travail (épouse, enfants, domestiques) et en assurait la répartition du fruit. En deuxième la « communauté d’habitants » qui avait en charge la dispersion des parcelles, la vaine pâture… Par ailleurs, les enfants étaient soumis aux exigences de reproduction de l’unité d’exploitation qui engendraient célibat, mariage tardif, et émigration des cadets. Ce système se généralisant, les cadets disposèrent de façon autonome de leur force de travail, et chacun des membres du foyer put avoir un patron particulier.
Ce fut l’avènement du salariat.
Dominant à partir du XVIIIe siècle, il présuppose la propriété de soi, à savoir la liberté de sa force de travail. Le salariat ne peut se développer que dans une population dont les membres sont libres de disposer de leur force de travail, ce qui exclut les systèmes serviles ainsi que les systèmes de parenté.
Par le salariat, le système paysan « fournissait » continûment des individus à la société occidentale en devenir, qui s’émancipaient ainsi de leur appartenance grégaire familiale pour constituer la nouvelle société en tant qu’individus libres et légitimes, sans appartenance. Le salariat devint dominant au XVIIIe siècle, juste avant la révolution industrielle (et si nous avions le sentiment que le salariat était une création du système économique, c’est en réalité l’inverse).
Avec le salariat, c’est une socialisation individualiste qui se développa, donnant naissance à une « société d’individus et de semblables » comme l’a formulé Robert Castel.
« La société médiévale n’est pas l’inverse de la société contemporaine, mais bien plutôt sa matrice » (Joseph Morsel).
De la socialisation grégaire à la socialisation individualiste…
Cette socialisation individualiste ne cessa de se développer aux dépens de la socialisation grégaire. Des structures sociales grégaires comme les « mondes » paysan et ouvrier persistèrent, apportant une appartenance grâce à laquelle leurs membres pouvaient s’insérer dans la société globale de plus en plus individualiste. Cette appartenance grégaire constituait un socle sur lequel reposait le sentiment de leur identité.
À la fin des Trente Glorieuses, la société paysanne avait disparu, et la classe ouvrière que la civilisation de l’usine avait créée, allait péricliter avec l’avènement de l’économie globalisée. On a souvent analysé l’impact de la nouvelle précarisation de l’emploi et du chômage, mais on n’a pas perçu celui de la disparition du « milieu ouvrier ».
Les ouvriers n’ont pas seulement perdu la sécurité de leur emploi, ils ont perdu leur « appartenance grégaire » par laquelle ils se socialisaient. Non seulement ils sont précaires ou chômeurs, mais leur individualisation de surcroît les isole : ils n’ont plus la base sociale-culturelle pour affronter leur nouvelle condition salariale. De même le fond paysan qui représentait la permanence ancestrale du pays a disparu. Non seulement nous devons affronter la mondialisation qui nous précarise, mais nous devons le faire en étant privé du fonds sur lequel nous vivions de toute mémoire. Désormais, nous devons vivre, nous socialiser, nous intégrer – seuls – sans le support de notre milieu. La raison du sentiment d’insécurité est là, dans cette perte du fond grégaire social-culturel, bien plus que dans la précarité qui s’accroît sans cesse depuis la fin des Trente Glorieuses. Désormais, les familles socialisent leurs enfants sans le support grégaire d’appartenance dont elles bénéficiaient avant.
Les structures étatiques apportent des ressources, mais elles ne socialisent pas.
Car la socialisation se réalise par les relations sociales, que l’État ne peut avoir eu égard à sa position en dehors et au dessus de la société, la socialisation est hors de son pouvoir.
Jusqu’ici, la société vivait sur ce fond grégaire, et l’État sous toutes ses formes (central, collectivités territoriales, administration, police, justice, Éducation nationale…) pouvait agir parce que la socialisation fondamentale était déjà assurée. Mais aujourd’hui qu’elle a disparu, il s’avère qu’il ne peut pas l’assumer à la place de la société. Plus la socialisation grégaire disparaît, plus la société perd son pouvoir socialisant, plus on fait appel à l’État, qui est de plus en plus impuissant.
Le grégarisme paysan et ouvrier donnait à la société une homogénéité qui rassurait.
- Le conformisme activait la cohésion en produisant l’homogénéité sociale.
Avec l’avènement de la mondialisation et la disparition des derniers vestiges grégaires, l’homogénéité sociale et culturelle s’est perdue. La mondialisation a accéléré les migrations qui apportent leurs diversités culturelles qui s’installent, deviennent visibles et créent un paysage hétérogène.
En plus d’avoir perdu le socle grégaire ancestral homogène qui nous sécurisait, nous sommes confrontés à une diversité hétérogène qui heurte nos habitudes. Nous ne savons pas vivre dans une société hétérogène, notre conformisme devient contreproductif car désormais, il divise et détruit la cohésion sociale.
—————————————————-
Mon analyse en perspective
En l’An mille, l’empire d’Occident est le plus faible, le plus pauvre et le moins savant face l’empire de Byzance et l’empire Arabe musulman
C’est à dire qu’à cette date, l’Occident avait moins de moyens que les autres pour se développer. Et pourtant, quelques siècles plus tard, il les dominera et les renverra dans une décadence dont ils ne se relèvent pas, sinon en imitant l’Occident. Certaines civilisations y parviennent assez facilement, d’autres ont beaucoup plus difficilement comme les Arabes musulmans qui doivent désormais imiter cet Occident qu’ils dominaient autrefois de toute leur science et leur culture…
La modernité est individualiste
La socialisation individualiste a démarré dès l’origine de la société occidentale, c’est un processus, l’individualisation invisible au début s’accroît sans cesse.
La socialisation individualiste est une subversion continue des socialisations grégaires archaïques sous toutes leurs formes ; elle bouleverse les structures sociales, elle bouleverse les régimes politiques, les mœurs, les valeurs… Elle apporte une légitimité croissante aux individus au-delà de leurs appartenances particulières qui finit par se traduire progressivement dans le système politique pour arriver à une société démocratique qui ne cesse de progresser.
La socialisation individualiste est égalitaire
La socialisation individualiste se réalise pas l’émancipation des individus à l’égard de leur famille ; en conséquence ils se socialisent et trouvent leurs ressources en dehors de leur famille.
Grégaires, les familles sont hiérarchiques, inégalitaires donc. En s’émancipant, les individus se socialisent en dehors de cette hiérarchie, ils se socialisent donc en tant qu’égaux. Et c’est cette égalité qui devient progressivement la base de la nouvelle société individualiste. Ceci est un processus très long qui aboutira à la « société d’individus et de semblables » de Robert Castel.
L’individualisation de la société induit une productivité sociale supérieure
L’individualisation de la société permet une division du travail beaucoup plus poussée et fluide pour une productivité supérieure, et toujours en progression.
Ce qui donnera à la société occidentale, à l’Occident, un avantage sur les autres civilisations qu’il pourra dominer, et coloniser.
Mon analyse du comportement contradictoire des Occidentaux entre l’égalité qui les constitue en interne et l’inégalité qu’ils ont développé en externe dans les colonies, est que l’égalité interne étant une subversion insupportable, ils l’ont contournée en externe pour retrouver la hiérarchie inégalitaire qui disparaissait en interne, jusqu’à la décolonisation. Mais les mentalités inégalitaires, de fondement grégaire, demeurent dans toutes les formes de racisme.
Le grégarisme est le fondement archaïque des sociétés humaines, et à chaque crise la tentation est d’y revenir, alors que ce grégarisme n’apporte aucune solution, au contraire il aggrave la situation. Et après avoir subi les effets délétères de ce grégarisme, on reprend la marche en avant de l’égalité.
La « réaction » est forcément extrémiste
Le comportement réactionnaire est une tentative pour retrouver l’ordre social antérieur disparu remplacé par un nouvel ordre social plus égalitaire et individualiste. L’évolution « progressiste », c’est à dire vers plus d’égalité et de liberté individuelle, est portée par le courant de la modernisation : on souffre du changement, mais l’avantage du progrès du respect de l’individu, de sa légitimité, de ses droits, est un « confort » auquel on s’habitue.
Pour revenir en arrière, il faut nager à contre-courant, puis il faut ré-instaurer l’ordre ancien contre le confort acquis, il faut heurter et détruire ce confort sur lequel on avait commencé à se construire : il y a donc là une œuvre de destruction/restauration qui ne peut être que violent. Et cette violence est en définitive inutile car cette restauration n’est pas viable, elle disparaîtra rapidement, juste le temps d’apprécier sa valeur négative.
J’avais déjà aperçu cette réaction violente chez les fascistes et les nazis, je la retrouve chez les jihadistes. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une violence spécifique aux jihadistes, aux Arabes ou aux musulmans ou à n’importe qui d’autre, je pense plutôt qu’elle est inhérente à la réaction.
La xénophobie est grégaire, elle est une défense du groupe contre l’étranger à ce groupe
Aujourd’hui la xénophobie est considérée dans le cadre national contre les étrangers, mais à l’origine elle est une défense du groupe, quel qu’il soit, contre les autres, et contre les autres groupes. C’est que l’identité grégaire se construit par appartenance au groupe et par opposition aux autres groupes : c’est en fait l’opposition aux autres groupes qui constitue l’appartenance. C’est ainsi que le groupe se constitue, se légitime et se consolide.
L’identité se construit dans le rapport à l’autre, l’identité est un rapport à l’autre, mais lequel ?
Les sociétés grégaires sont constituées de groupes en opposition les uns avec les autres. Le passage à la société individualiste demande et commande de passer à une société commune, au-delà des appartenances grégaires : l’adhésion à cette société commune ne peut se faire que par les individus qui s’émancipent de leurs groupes respectifs.
Le grégarisme dont la xénophobie est l’élément défensif est un caractère humain très archaïque qui nous vient de notre origine animale, ce qui fait que lorsqu’une crise nous déstabilise, nous y revenons toujours. Mais ce grégarisme ne résout aucun de nos problèmes, au contraire, et nous devons reprendre douloureusement le chemin de l’individualisation…
La socialisation individualiste est beaucoup plus exigeante que la socialisation grégaire
Dans la socialisation grégaire chaque individu prend sa place dans la hiérarchie sociale, s’il est ambitieux il tâchera de grimper l’échelle sociale, de manière générale chacun est porté par le groupe, assigné à sa place ; c’est confortable si on s’en contente et si on accepte l’inégalité des conditions.
Dans la socialisation individualiste chacun doit se socialiser et prendre sa place sans le secours du groupe, et dans l’égalité qui est son exigence fondamentale. Cette exigence se révèle inaccessible à certains, car elle cumule la solitude individuelle et l’exigence égalitaire hors d’atteinte. Le conformisme grégaire était sécurisant, la solitude individualiste exigeante abandonne chacun à ses capacités propres.
La hiérarchie grégaire légitime les inégalités
Dans la socialisation grégaire, chacun est légitime dans sa position sociale, plus ou moins dominant, plus ou moins dominé : ce qui produit une acceptation des différentes conditions sociales. Dans ce cadre grégaire il y a des luttes, non pour abolir les inégalités, mais pour devenir dominant à la place des autres.
Dans la socialisation individualiste, chacun se socialise dans l’exigence d’égalité. La grande difficulté est d’arriver à être « égal » : si on n’y arrive pas on n’est pas inférieur, on est exclu. Et c’est insupportable, d’où de nombreuses dérives, conduites à risque, incivilités, délinquance…
Dans la socialisation individualiste les inégalités deviennent illégitimes, elles deviennent donc des injustices car elles ne sont plus légitimées par la hiérarchie. Le sentiment d’injustice provoque la révolte qui peut justifier la violence aux yeux de ceux qui l’éprouvent.
La disparition des dernières structures grégaires en Occident laisse les plus faibles en déréliction
L’individualisation est un progrès manifeste pour ceux qui sont en mesure d’en profiter, ils ne voudraient pour rien au monde y renoncer. Mais pour les autres c’est la galère.
Les structures grégaires assuraient bien la socialisation grégaire hiérarchique inégalitaire. La socialisation individualiste nécessite d’autres structures institutionnelles qui assureraient une bonne socialisation pour tous et surtout pour les plus faibles, mais elles n’ont pas été créées, elles n’ont pas été inventées car leur nécessité n’a pas été conçue.
Le passage de la socialisation grégaire à l’individualiste s’est traduit par l’étatisation…
Les sociétés ont existé bien avant l’avènement des États, elles se géraient donc bien toutes seules. Or aujourd’hui, on attend tout de l’État qui est le seul à être perçu comme actif, alors que la société est perçue passive, comme un état de fait qui subit sans avoir le pouvoir d’agir, mis à part les entreprises et les familles chacune individuellement et non collectivement. Il y a bien les associations aussi, mais plutôt comme accompagnantes de l’action de l’État et non comme un pouvoir social qui assume la responsabilité de la société.
Plus la socialisation individualiste se développait, plus l’État prenait le pouvoir sur la société, particulièrement à partir de l’alphabétisation générale.
… et l’État ne socialise pas. Il ne peut agir que par le droit et par l’économie
L’État ne peut pas socialiser car la socialisation se réalise par les relations sociales, relations sociales que l’État ne peut avoir en raison de sa place en dehors et au dessus de la société.
Ainsi, la socialisation devenue individualiste n’est plus maîtrisée, la société n’en ayant plus le pouvoir et l’État étant impuissant. On est dans l’impasse mais on continue quand même sur la même voie, parce qu’on ne conçoit pas une autre façon d’agir.
Ne pouvant avoir de relations sociales, l’État ne peut agir que par l’économie et le droit. Il agit donc en attribuant des prestations et des droits. Comme il ne peut accorder tout à tout le monde, il accorde des prestations et des droits différenciés, avec des statuts différents…
- L’État démocratique structure l’inégalité de la « société individualiste égalitaire » !
Ce paradoxe est causé par l’action contradictoire de l’État, causée à son tour par la non compréhension de la socialisation en cours. Au lieu de traiter la socialisation défaillante, il donne la seule réponse qu’il sait et qu’il peut donner, la réponse économique, qui ne résout pas les problèmes qui continuent de s’aggraver.
Il faudrait répondre aux problèmes sociaux par des mesures sociales, et non économiques. Au lieu de parler de « marché du travail », il faudrait parler de « socialisation professionnelle ». À tout faire dépendre de l’économie, on échoue sur ce plan et on s’empêche d’agir autrement.
La dégradation sociale continue depuis la fin des Trente Glorieuses vient de la non-prise en compte de la nature de la socialisation
Après la fin des 30 Glorieuses, on a continué et à traiter les affaires sociales comme si les structures grégaires existaient toujours. Par exemple, les « Lois Auroux » étaient adaptées aux 30G. Mais elles ont été votées dans la décennie après leur fin. Autrement dit, elles ont été votées pour un passé social-économique révolu, alors qu’on avait besoin de lois sociales adaptées au futur qui allait advenir. Les politiques publiques sont toujours établies sur le paradigme des 30G, alors que la productivité s’obtient désormais par la concentration d’emplois très hautement qualifiés par définition peu nombreux et par la robotisation qui détruit les emplois plus qu’elle n’en crée. Les emplois se créent dans l’économie résidentielle et non plus dans l’économie industrielle : je vous renvoie aux travaux de Pierre Veltz et de Laurent Davezies.
Le chômage de masse est loin de porter toute la responsabilité de la dérive sociale délinquante, criminelle puis terroriste ; avec le plein emploi on arriverait à peu près au même résultat, sans doute un peu décalé dans le temps.
La socialisation individualiste change l’assise existentielle des individus
Dans la société grégaire, sous toutes ses formes, les individus sont portés comme dans un cocon, ils n’ont pas à s’assumer seuls, ils ont juste à prendre leur place dans la hiérarchie.
Dans la société individualiste, ils doivent se socialiser de leur propre initiative, à égalité avec les autres ; cette égalité est extraordinairement exigeante, elle oblige chacun à « être égal pour seulement exister dans cette société-là ». Sinon ils sont exclus.
Dans la société paysanne, grégaire, où j’ai vécu mon enfance et mon adolescence, ce cocon était pour moi un carcan insupportable, mais c’était parce que j’avais déjà acquis un individualisme radical. Face à l’évolution on réagit de deux manières : soit on regrette le passé (ils étaient nombreux à se plaindre de la nouveauté), soit on regrette que le passé ne change pas plus vite.
En 1945 entre 2/3 et 3/4 des Français vivaient encore selon des codes paysans, aujourd’hui seulement 4 à 5% des emplois dans les territoires ruraux sont des emplois agricoles, et les néo-ruraux ne connaissent pas les codes paysans, ils y vivent selon des codes urbains.
Pendant les 30G l’exode rural a déplacé des masses de paysans vers l’industrie, donc vers le « milieu ouvrier », et non vers la classe ouvrière qui est un terme militant politique. Donc un déplacement d’une structure grégaire, paysanne, à une autre structure grégaire, ouvrière.
À la fin des 30G la société paysanne avait disparu et le milieu ouvrier se défaisait avec l’avènement de la mondialisation : cette fois-ci, les derniers vestiges grégaires ont définitivement disparu.
Ainsi, les ouvriers puis les paysans devenus ouvriers ont perdu leur appartenance grégaire. Et les immigrés déjà exilés de leur société grégaire d’origine perdent à nouveau une appartenance sociale par laquelle ils s’étaient intégrés dans la société occidentale : si pour eux-mêmes, à leur âge, la difficulté n’est pas trop importante, pour leurs enfants c’est un handicap supplémentaire qu’ils ont à surmonter pour s’intégrer.
Les codes paysans ne devaient rien aux Lumières
Les codes paysans exprimaient les valeurs ancestrales de la société paysanne : les coutumes, droits coutumiers qui structurent sa hiérarchie grégaire et qui n’ont rien à voir avec les Lumières.
Le sociologue Henri Mendras disait que la société paysanne était une société toujours dominée par une société englobante, l’Ancien-Régime puis ensuite la société bourgeoise.
Les Lumières représentent les valeurs en devenir de la société dominante, « englobante », et celles de la société individualiste en évolution. Je peux témoigner que les Lumières ne régissaient pas la société paysanne.
Les Lumières ont « éclairé » la société par en haut, puis elles se sont diffusées au fur et à mesure que se développait la socialisation individualiste ; c’est par la disparition des dernières structures grégaires qu’elles atteignent l’ensemble de la société.
Ni l’humanisme ni les Lumières n’ont déterminé l’avènement de la société occidentale, ils l’ont accompagné seulement
C’est l’humanisme, avant les Lumières, qui a commencé à exprimer les valeurs de la modernité occidentale. Or l’humanisme est d’origine orientale, ce n’est pas l’Occident qui l’a inventé. En effet, les premiers textes humanistes étaient grecs orthodoxes (orthodoxes donc orientaux), ils sont arrivés en Italie puis se sont diffusés dans toute l’aire occidentale (Heinz Wismann Penser entre les langues - Albin Michel).
Notre droit occidental est devenu humaniste (Mireille Delmas-Marty), c’est à dire individualiste en ce qu’il affirme et défend la liberté, l’égalité et la légitimité de chacun, de chaque individu.
L’Orient orthodoxe, qu’a-t-il fait de son humanisme ? Rien. Pourquoi ? Parce que l’évolution individualiste n’ayant pas eu lieu dans l’aire orthodoxe, il n’avait pas de sujets à qui il pouvait s’adresser. Tandis qu’en Occident, l’évolution individualiste en cours émancipaient les individus de leurs familles depuis des siècles, l’humanisme est arrivé à point pour formuler les attendus de la nouvelle socialité (manière d’être en société) individualiste.
Puis les Lumières ont continué en approfondissant ce droit individualiste.
Ce n’est pas l’utopie qui faisait vivre les paysans et ouvriers, c’est l’appartenance au groupe
La grande majorité des paysans et des ouvriers ne sont pas tenus par une espérance utopique. Ce sont les militants syndicalistes et politiques que l’utopie anime parce qu’ils cherchent à exercer un leadership sur les ouvriers.
Je peux témoigner qu’il n’y avait pas d’utopie dans la société paysanne, nous y vivions sur les valeurs de continuité ancestrale, non en attente d’un avenir radieux, mais de permanence du passé. En définitive, au lieu de s’adapter à la modernité individualiste, la société paysanne a disparu. Cela n’a pas causé trop de drames car la grande majorité des paysans étaient devenus des ouvriers et que les autres sont devenus agriculteurs au moment où l’agriculture se modernisait. Le drame est venu lors de la crise de l’agriculture intensive.
Partageant de manière massive une même condition sociale-salariale, les ouvriers vivaient portés par le groupe qui assurait leur sécurité existentielle. Leur vie était difficile certes, mais elle l’était pour tous, leurs difficultés étaient partagées. C’est leur grégarisme qui les sécurisait, et c’est ce grégarisme qui a disparu avec le « milieu ouvrier », chacun se retrouve désormais seul et isolé pour affronter la précarité mobile de l’emploi dans la mondialisation.
La solidarité grégaire ne respecte pas les individus
Il ne faut pas idéaliser la solidarité des temps anciens. La solidarité grégaire était obligatoire car on ne pouvait vivre sans. C’était une solidarité organique, comme le prisonnier est solidaire du mur auquel il est enchaîné. Je connais bien la solidarité paysanne : un agriculteur de 30 ans m’a dit un jour « Je préfère m’endetter jusqu’au cou plutôt que d’être leur merci ! ». C’était ça la solidarité paysanne, être à la merci de ses collègues. Aussi, dès qu’on en avait les moyens, on tâchait d’y échapper, les agriculteurs s’équipaient en matériel pour se débrouiller tout seuls, on préférait payer des prestataires extérieurs plutôt que d’avoir à "subir" la solidarité de ses collègues.
La solidarité grégaire était bien réelle, mais elle n’était pas altruiste, elle était souvent humiliante, elle portait tous les aspects des conflits des rapports sociaux, sans les atténuer ni les résoudre.
Mais on ne pouvait s’en passer, la solidarité grégaire n’était pas un choix libre : aussi, la socialisation individualiste se développant, le sentiment de liberté blessée la rendait insupportable.
La solidarité collective-individuelle est beaucoup plus exigeante, mais elle n’a pas de structure institutionnelle pour agir
Actuellement, l’expression de la solidarité est manifeste et générale. Elle est altruiste, elle fonctionne par empathie, elle s’efforce toujours de respecter la dignité de ceux qu’elle aide, la charité a été éliminée. C’est une solidarité individualiste en ce qu’elle respecte chacun, et qu’elle demeure libre aussi bien de la part des donneurs que des receveurs. Le changement est radical.
Mais cette solidarité individualiste n’intervient qu’après coup, après que le « système » a produit ses effets néfastes, elle n’intervient pas dans la logique dynamique du système. On lui demande seulement de réparer les dégâts ou de les atténuer.
La solidarité collective-individuelle ne participe pas à la socialisation individualiste parce qu’elle ne peut pas être étatique, alors que c’est l’État qui détient tout le pouvoir d’action.
La dérive jihadiste est un retour réactionnaire au grégarisme
À la base de la dérive des jihadistes il y a leur extrême difficulté de s’assumer seuls face à la société des autres, et au sentiment de l’impossibilité de parvenir à y prendre une place reconnue.
Toute votre analyse démontre ce retour au grégaire :
- « pour certaines femmes, c’est l’ancrage dans leur rôle ce « mère », un rôle sacré fondé sur l’intouchabilité de la femme, qui assure la perpétuation de l’« Umma », ajouté à la reproduction du patriarcat masculin » : on retrouve ainsi le cocon grégaire avec sa hiérarchie où dominent les hommes.. « les jeunes femmes jihadistes veulent non seulement se marier, mais aussi mettre des enfants au monde pour être reconnues comme adultes.. les femmes jihadistes, comme leurs homologues masculins, aspirent à appartenir à collectivité qui donne sens à la vie et dont les normes hyper-restrictives accroissent ce besoin au point qu’intégration et répression deviennent largement indistinctes. Plus les normes sont rigides, voire répressives, plus l’individu se sent rassuré dans sa volonté de faire corps avec ladite communauté.. »
Chacun retrouve sa place assignée dans un rapport hiérarchique ; finie l’égalité entre les sexes, finie l’autodétermination des individus, finie la liberté et l’égalité obligatoires…
Tout ceci est l’exact opposé à la société moderne occidentale, individualiste libertaire et égalitaire.
L’ampleur de cette dérive jihadiste extrémiste musulmane tient à la rencontre des crises internes à chaque aire, occidentale, et arabe-musulmane.
La dérive jihadiste est un suicide vengeur, mais elle n’est qu’une des formes pathologiques de la socialisation individualiste
Contrairement à vous, je ne pense pas qu’un désir de mort les anime. Je pense plutôt que n’étant pas capables de vivre, de s’intégrer, de se socialiser dans la réalité du monde tel qu’il est et tel qu’il fonctionne et tel qu’on y vit, ils sont obligés de prendre un autre chemin et ce chemin est forcément autre que celui de la vie, c’est donc celui de la mort comme alternative à la vie.
Le fait qu’ils revendiquent la mort indique qu’ils savent bien que leur démarche n’est pas viable, qu’elle ne peut déboucher sur rien, sinon sur la mort. Revendiquer la mort revient à reconnaître leur échec. Et leur violence terroriste rajoute encore au témoignage de leur échec : ils se vengent contre ceux qu’ils n’ont pu rejoindre, contre la communauté de ceux qui ont réussi à s’intégrer dans la vie sociale, réelle celle-là. À mon avis, leur revendication de la mort exprime leur impuissance, l’échec de leur impuissance.
Mais cette violence meurtrière et suicidaire n’est pas l’exclusivité des jihadistes, les tueries de masse par exemple se développent, soit avec des caractéristiques idéologiques analogues mais opposées (Breivik), soit purement existentielles sans alibi ni prétexte idéologique.
Pour le tueur, le meurtre de masse est - déjà en soi - un suicide social : dès lors qu’il commet cette tuerie il se met hors jeu, hors société, hors vie sociale. Le suicide physique vient ratifier le suicide social. Pour qu’il en arrive à cette extrémité, il faut qu’il se sente incapable de vivre son rapport aux autres : c’est donc bien une défaillance de sa socialisation.
Et parler de maladie mentale n’y change rien, le psychisme se construit par la relation, par la socialisation donc.
L’humanité et le monde, populations et territoires, en sont arrivés au moment où ils se rencontrent tous dans l’instant avec leurs différences dans une visibilité inédite
Deux mouvements convergents sont à l’œuvre, tous deux initiés par l’Occident : le premier est celui de la socialisation individualiste qui lui donne un avantage compétitif par sa productivité supérieure et qui s’étend au monde entier car le développement n’est possible qu’en adoptant le système social occidental ; et le second est l’évolution-mutation de toutes les sociétés du monde vers la socialisation individualiste qui subvertit toutes les anciennes structures sociales, provoquant souffrances désarrois et révoltes qui aboutissent à des désordres violents…
Toutes les sociétés de tous les pays sont concernées, chacune au niveau de son évolution, aucune n’y échappe. Et en outre, chacune est confrontée aux autres car elles sont devenues visibles, les images, les voyages et migrations les rendant proches, on ne peut plus les ignorer, on est obligé de vivre avec au quotidien, soit par le contact physique direct soit par les images qui ne sont pas moins déstabilisantes.
Mais l’Occident n’est pas un modèle, il est un pionnier.
Il est temps de prendre en compte et de traiter la socialisation en tant que telle, au lieu de la sous-traiter à l’économie qui n’en peut mais
Aujourd’hui encore, on utilise des critères économiques pour mesurer et obtenir les progrès sociaux, prestations, budget, crédits, d’où la nécessité absolue de la croissance économique, qui pourtant n’empêche pas la montée des problèmes et désordres sociaux. C’est dû au fait que c’est l’État qui décide, qui agit. Et l’État ne socialise pas !
Ce qui signifie qu’il va falloir reconfigurer les structures institutionnelles de l’action publique qui ne devra plus être apriori et exclusivement étatique, l’État devra agir autrement. On n’en prend pas le chemin, pour l’instant.
Voilà l’immense chantier qui nous attend. Toutes les innovations technologiques ne constituent en rien une réponse à nos problèmes, il ne faut pas se tromper d’analyse ni de nature d’action.
Voilà Monsieur Khosrokhavar, je tenais à vous présenter ma façon de voir les choses, car elle ouvre vers une action précise et spécifique pour tâcher de résoudre cette crise, action qui ne se déduit pas de vos propres analyses.
Mais mon avis différent ne diminue en rien mon admiration et ma gratitude pour l’immense travail que vous réalisez, sur lequel je peux développer mes analyses.
Je vous en remercie infiniment.
Très cordialement,
Jean-Pierre Bernajuzan