Jean-Pierre Bernajuzan
Abonné·e de Mediapart

115 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 mai 2020

Jean-Pierre Bernajuzan
Abonné·e de Mediapart

LE NÉANT DE L’ILLUSION (L'origine de la dynamique de ma pensée)

J’avais 6 ou 7 ans, j’ai daté après coup : j’allais à l’école, mais depuis peu, j’avais donc 6/7 ans, 7 ans maximum. J’étais avec les deux sœurs qui me précèdent, Françoise et Marie-Jo. Françoise nous demande, à Marie-Jo et moi : Qui est-ce qui veut… ça ? Moi. dit Marie-Jo. Moi. dis-je après elle. Alors Françoise me dit : Non, pas toi. Toi, tu le veux parce qu’elle le veut ! C’était vrai !

Jean-Pierre Bernajuzan
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

L'origine de la dynamique de ma pensée

C’est par un évènement fondateur que ma pensée consciente a démarré ; de ce fait, il a aussi créé mon identité qui court toujours aujourd’hui.

J’avais 6 ou 7 ans, j’ai daté après coup : j’allais à l’école, mais depuis peu, j’avais donc 6/7 ans, 7 ans maximum. J’étais avec les deux sœurs qui me précèdent, Françoise et Marie-Jo. Françoise, la plus grande, nous demande, à Marie-Jo et moi :
Qui est-ce qui veut… ça ? (j’ai oublié ce dont il s’agissait)
Moi. dit Marie-Jo.
Moi. dis-je après elle.
Alors Françoise me dit :
Non, pas toi. Toi, tu le veux parce qu’elle le veut !

C’était vrai !
Je le voulais parce qu’elle le voulait. L’objet en question ne m’intéressait pas par lui-même, je ne faisais que copier le désir de ma sœur : je désirais donc un objet qui ne m’intéressait pas. J’ai découvert que mon désir n’était qu’une imitation, imitation d’un autre désir, mon désir n’était donc qu’une illusion !!… Allais-je passer ma vie à copier le désir des autres ?

Là, d’abord, j’ai eu peur. J’ai eu peur d’être enchaîné pour la vie, dans une suite arbitraire de décisions, d’envies… dont je n’aurais pas la maîtrise puisque je n’avais pas la maîtrise de mon propre désir. J’ai eu peur de ne savoir, ne pouvoir, que subir ma vie, parce que je serais incapable de « vouloir » mon désir. Ma volonté m’échapperait, serait soumise à une détermination qui ne me serait pas propre, mais à laquelle je me soumettrais, volontairement. J’ai eu le sentiment d’une prison que serait ma vie dans cette absence de maîtrise personnelle. J’ai eu le sentiment que je n’aurais pas d’existence propre puisqu’elle me serait dictée par un désir « malgré-moi », je ne serais que l’esclave de ce « désir malgré-moi ».

Puis j’ai découvert l’ampleur de ce « désir mimétique ». Ici il faut que je précise : à l’époque je ne possédais pas ces mots-là, désir, désir mimétique, mimétisme, je ne les ai appris que bien plus tard ; je pensais, raisonnais avec mes mots de l’époque : « j’ai envie comme, je veux comme… »
Il y avait deux aspects à ce que j’appelle aujourd’hui mon désir mimétique :
– individuel, qui comprend l’envie, la jalousie, la rivalité, la rancune, le ressentiment, l’orgueil et la honte, la paranoïa, la vengeance, la compétition…
– grégaire, qui concerne le conformisme, la compétition, la fusion sociale, la recherche d’une légitimité par l’appartenance, par l’appartenance contre… les boucs émissaires, la paranoïa collective, la foule, l’hystérie collective…
Les deux aspects s’articulant pour créer une réalité sociale illusoire, à laquelle je participerais, ou non, individuellement.

Quand j’ai été confronté à mon désir mimétique, j’ai été confronté à l’illusion de ce désir, la question qui s’est alors posée à moi est celle-ci :
Puisque c’est une illusion, ce n’est pas vrai…
Ce qui n’est pas vrai n’existe pas, n’est pas…
Si je désire une illusion, si je me fais, si je me « suis » en désirant cette illusion, je ne suis pas vrai…
Si je ne suis pas vrai, je n’existe pas ? Je ne « suis » pas ?
Comment puis-je ne pas « être » sans être mort ?

À partir de ce moment, j’ai eu la hantise de ce néant, de ce néant que j’aurais moi-même produit, dans lequel je me serais moi-même jeté. Je ne l’ai pas pensé aussi clairement à l’époque, mais ma détermination était totale :
Pour que je puisse être, il faut que je sois réel.
Pour que je sois réel, il faut que je sois vrai.
Pour que je sois vrai, je dois absolument refuser l’illusion de mon désir mimétique.
Sinon, je me « néantise » moi-même.
Je n’ai jamais cédé, c’était pour moi une question de survie. Bien-sûr, j’avais des désirs mimétiques et je m’en voulais de les éprouver puisque je les savais illusoires, mais je n’ai plus jamais rien construit de ma vie sur eux.

.                    Mimétisme grégaire

Alors que je traquais l’illusion dans mon désir et dans ma vie, je me suis rendu compte que cette illusion mimétique commandait toute la vie sociale : la vie sociale de mon village dans les années 50 était entièrement mimétique. C’est l’avantage d’une société d’interconnaissance, on y embrasse d’un seul regard l’ensemble des relations sociales, de leurs enjeux, de leur hiérarchie.
Je me revois, à dix ans, avec mes sœurs, observant les adultes et me disant : « Ce n’est pas vrai ! ». Je voyais ces adultes comme des bébés qui se disputent leurs jouets, mais avec leurs propres désirs d’adultes, désirs sociaux, de reconnaissance sociale, de place dans cette hiérarchie, de compétition, de rivalité, de jalousie, d’envie, de rancune, de vengeance, de ressentiment, d’orgueil et de honte, de conformisme, de paranoïa, de suffisance… tous calqués les uns sur les autres.
J’avais sous les yeux le « mimétisme grégaire » en action, je voyais le comportement de chacun se calquer sur celui des autres et produire un comportement collectif où les individus n’ont plus la maîtrise d’eux-mêmes, et qui, par leur conformisme, ne concevaient pas que je puisse en avoir un autre. J’avais sous les yeux le spectacle de ce que je ne devais pas faire, de ce que je ne devais pas être, sous peine de me perdre.

Sentiment de ma légitimité – Droit d’être soi – Foi catholique-Évangile-Église

Aussi loin que remonte mon souvenir, et même avant d’après ce qu’on m’a raconté, je n’ai jamais admis qu’on dispose de moi, qu’on décide à ma place ; j’ai toujours eu le sentiment de ma légitimité, de ne la devoir à personne : je réagissais très violemment à toute tentative d’emprise, de domination, d’autorité ou d’autoritarisme.
J’ai toujours eu le sentiment que la décision et la responsabilité de ma vie m’appartenait en propre, que donc personne n’avait le droit d’interférer dans la conduite de ma vie.
Lorsque j’ai découvert mon mimétisme, y céder aurait détruit ma légitimité car elle reposait sur ma vérité, sur le sentiment que j’avais de ma vérité. Résister à l’illusion du mimétisme de mon désir est devenu l’exigence absolue pour garder mon intégrité morale.

Ainsi, le comportement des adultes, de mes parents, de la société, de l’Église, est devenu le modèle auquel je devais résister absolument, et contre lequel je devais me construire : ma socialisation s’est donc faite en opposition, radicale, à la société dans laquelle je vivais. Comme modèle positif et comme référence positive, j’avais ma fratrie… et l’Évangile.
Nous étions une famille très religieuse, catholique, et j’ai découvert l’Évangile par le biais de la foi ; les valeurs anthropologiques et les croyances religieuses s’amalgamant en un tout cohérent mais confus, où l’on ne distingue pas ce qui revient à chacune de ces sphères. Jésus-Christ était le fils de Dieu, certes, certes… il est ressuscité, certes, certes… et c’est son véritable corps et son véritable sang que nous consommons lorsque nous communions, mais oui, mais oui… Toutefois, le véritable enseignement que j’en tirais, c’était le comportement propre de Jésus-Christ, sa façon d’être, son rapport aux autres… et les règles de vie qu’il en tirait et qu’il prônait ; tandis que la promesse d’éternité, le « Ciel »… demeuraient fantasmatiques.
À la découverte du mimétisme de mon désir, le rapprochement avec l’enseignement de l’Évangile s’est fait immédiatement. Ce qui m’a sauté aux yeux à ce moment-là, c’est d’une part, que Jésus-Christ ne cédait jamais au mimétisme, et d’autre part que chacun était toujours légitime, chacun pouvait être « sauvé », quelque action, crime ou bonne œuvre qu’il ait faite ; une mauvaise action ne le délégitime pas, ni ne le légitime d’ailleurs. Son avenir reste ouvert, quoiqu’il ait fait. D’autre part, tous les hommes pouvant être sauvés et tous étant égaux puisque « Dieu les reconnaît tous, quels que soient leur mérite, leur talent, leur statut social… », la hiérarchie et la compétition sociale n’ont pas de valeur au regard de l’Évangile.
Pour moi, la vertu cardinale est l’humilité évangélique, car elle est la position psycho-sociale qui permet de ne pas céder au mimétisme : être humble consiste à ne pas céder au mimétisme, et Jésus-Christ en est la figure parfaite (tel qu’il nous est présenté).

J’ai retrouvé dans l’Évangile les fondements de ma liberté, de ma vérité et de ma responsabilité : pour pouvoir être responsable de mes actes, il fallait que je sois libre de les commettre ; pour que je puisse établir ma vérité, il fallait que je sois libre d’en juger. Si j’étais obligé d’obéir pour me conformer aux injonctions de l’Église, de mes parents ou de la société, je ne pouvais être responsable de mes actes. En obéissant, je pouvais commettre tout acte sans responsabilité : cela m’était intolérable car je me voyais accomplir des actes criminels ou immoraux sans qu’il me soit possible de les décider ; je me voyais complice d’actes que ma morale réprouvait sans que je puisse y échapper…

.                    L’égalité, fondement de ma légitimité

La question de ma légitimité, du sentiment que j’avais de ma légitimité, est fondamentale, car elle était le socle de ma liberté, de ma responsabilité, et donc de ma vérité. En découvrant mon mimétisme, son illusion, et donc le péril de ma néantisation, il m’a fallu renoncer à un ensemble d’attitudes mimétiques « naturelles ».
En premier lieu, l’envie et la rivalité ; pour y renoncer, il m’a fallu renoncer à toute hiérarchie et compétition : la conséquence de ce renoncement a été l’obligation pour moi de demeurer dans une relation à l’autre d’égalité, d’égalité réciproque. Je ne pouvais échapper au néant de mon mimétisme qu’en refusant toute compétition, sociale en particulier, et je ne pouvais échapper à cette compétition qu’en me positionnant en égal : mon rapport à l’autre, aux autres ne pouvait être qu’égalitaire ; un rapport d’égale réciprocité était la seule possibilité de garder ma légitimité.
Il n’était pas question que je me laisse dominer, mais il n’était pas question non-plus que je domine… Je me suis dit : « Je préfère ne pas être qu’être celui-là » (celui qui domine). Mon sentiment de ma légitimité me tenait des deux côtés, ni dominé, ni dominant.
À partir de ce moment-là, ma hantise a été de me retrouver en position de supériorité ; « être supérieur » signifiait que ma valeur, mon identité, mon « être », étaient déterminés par une hiérarchie, donc nécessairement mimétique, donc illusoire. Je perdais alors la « réalité de ma vérité », je m’illusionnais, je me néantisais ; je perdais donc ma légitimité… C’était insupportable car alors je n’aurais plus rien eu à dire de moi, de ma vie, puisque je n’aurais plus été « vrai », je n’aurais donc été plus réel, ma vie m’aurait échappé, je n’aurais plus existé, je me serais réduit à l’état de chose subissant diverses forces indépendantes de ma volonté… J’avais 7 ans.
C’est si vrai qu’à 21 ans, je me retrouvé « patron », non parce que j’avais fondé une entreprise, mais parce que j’étais le petit frère de l’actionnaire principal. Pour refuser d’entrer dans l’association, il aurait fallu que j’aie un projet personnel à opposer, mais je rentrais du service militaire et je n’avais pas de projet, aussi me suis-je laissé embarquer… Ça a été un supplice ! Être patron, c’est commander, c’est être supérieur, surtout dans ma position de petit frère qui n’avait rien conçu lui-même, je me retrouvais dans une illégitimité totale : au bout de 6 mois j’ai démissionné. Pourtant j’aimais bien les responsabilités, organiser, maîtriser une production, gérer… mais pas dans  ces conditions.

Finalement, mon être, ma vérité, ma légitimité… reposent sur une base fondamentale qui est l’égalité réciproque avec toute autre personne, qu’elle soit puissante ou faible ou insignifiante, qu’elle soit riche ou pauvre ou intelligente, qu’elle soit enfant, nouveau-née ou adulte, qu’elle soit débile, démente ou criminelle… Et cette égalité réciproque ne doit pas être mimétique, car la rivalité la jalousie l’envie la rancune… reposent aussi sur la réciprocité, mais mimétique, donc illusoire.

C’est spontanément qu’à 7 ans, je me suis dit : « Je préfère ne pas être qu’être celui-là » (celui-là était celui qui domine). Plusieurs décennies plus tard je me suis demandé : qu’est ce que ça veut dire  : être celui-là ?… Et je me suis rendu compte que « j’étais » dans ma relation aux autres ; je ne pouvais être – que – dans ma relation aux autres. Ma pensée, mon imaginaire, mon désir, n’étaient pas réels en soi, mais ils prenaient réalité lorsque je les impliquais dans ma relation aux autres. Être, était donc une relation, à l’autre forcément.

D’avoir retrouvé ma problématique dans l’Évangile m’a permis de la situer dans l’histoire longue de l’humanité, depuis l’origine.

.                    La violence, fondatrice de l’humanité

J’ai toujours été violent, mais adolescent ma violence était extrême et elle me posait des problèmes difficilement maîtrisables. Je n’étais pas agressif ni brutal, ma violence servait à me défendre, mais comme mon identité-légitimité était absolue, sa défense l’était tout autant, menant à une violence absolue elle aussi. Et je me rendais bien compte que je n’étais pas le seul à éprouver sinon exprimer une telle violence, et qu’il fallait qu’elle soit maîtrisée ; je me rendais compte que la société m’empêchait de m’y laisser aller, la maîtrisait donc… Et là, je me suis demandé comment – à l’origine – l’humanité avait pu maîtriser sa violence, avant que les sociétés ne se soient structurées, au tout début !? J’imaginais un groupe, une foule, pris dans la violence mimétique, sans aucune structure constituée pour la maîtriser : comment avaient-elles pu survivre, se survivre, survivre à leur propre violence ? Je comprenais bien qu’une fois qu’elles avaient pu commencer cette maîtrise elles aient continué, mais au tout début, comment ont-elles fait ?
Cette violence, mimétique-grégaire, avait bien été maîtrisée puisque ces sociétés ont survécu, et systématiquement ; manifestement un élément m’échappait…

.                              René Girard

J’ai découvert René Girard en 1978, j’avais 30 ans. C’était un soir d’hiver, sur France-Culture. Je l’ai entendu raconter… ce que je vivais depuis l’âge de 7 ans, avec les mêmes intuitions et les mêmes références !!!! Un type que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas… racontait ma vie, et dans sa dynamique interne que je n’avais encore jamais pu partager avec personne !
René Girard ne m’a pratiquement rien appris sur le désir mimétique lui-même, mais il a explicité tout ce que je savais à ce sujet. Ce qu’il m’a appris, c’est sa genèse, sa détermination dans l’avènement de l’humanité, dans le processus d’évolution des sociétés humaines, l’avènement de l’humanité dans le processus du développement de la vie terrestre : il a bien fallu passer des bactéries premières, aux différentes espèces végétales et animales, puis à l’humanité.
Il a cette phrase : « C’est par le désir mimétique que nous sommes sortis de l’animalité ». Par cette phrase il assure à la fois la continuité et la rupture entre le monde animal et le monde humain. Il m’apprend ainsi que le désir mimétique que je me suis découvert à 7 ans, est l’origine de l’humanité elle-même, que ce désir mimétique conditionne tout le comportement et le développement de l’humanité comme je m’en étais rendu compte moi-même : à 7 ans j’ai découvert sans le savoir l’origine de l’humanité !

René Girard analyse les effets de ce désir mimétique libéré de la contention des mécanismes instinctuels, sur les sociétés primitives. En l’absence de mécanismes instinctuels abolis, le désir mimétisme déploie des conséquences violentes qui remettent en question la survie des sociétés primitives dans lesquelles il se manifeste :

  • Il faut imaginer les premières sociétés humaines quand la violence collective s’empare d’elles :
  • « La violence mimétique de -tous contre tous- se focalise sur -un- et le tue. Ce meurtre de -l’un par tous- choque la communauté, épuise sa violence, et ramène la paix ».
  • C’est logique : la maîtrise ne pouvait venir que de la violence elle-même, puisque rien d’autre n’existait encore.
  • Ce meurtre donne à penser aux meurtriers, à l’ensemble de la communauté donc, que la victime était coupable puisqu’en la tuant, la paix revient. Et elle est divinisée parce qu’en mourant, la paix revient : la communauté extériorisant la responsabilité de sa violence sur elle.
  • « A l’origine de toute culture, il y a un meurtre fondateur » dit René Girard. Les mythes racontent ces meurtres fondateurs, et les rites sacrificiels les reproduisent pour ré-obtenir la paix.
  • – 1 La persécution a donc été le premier mode de maîtrise de la violence collective.
  • – 2 La ritualisation du sacrifice est donc la première structure de maîtrise de cette violence.
  • C’était une question de survie.

Voilà donc la réponse à mon interrogation adolescente.

Si j’avais déjà fait le rapprochement entre la maîtrise du désir mimétique et l’Évangile, René Girard, en me révélant l’origine violente et persécutrice de l’humanité, me révèle aussi la place cruciale (c’est le cas de le dire) de Jésus-Christ et de l’Évangile dans la longue histoire de cette humanité depuis son origine persécutrice. En effet, la Passion de Jésus-Christ révèle en les dénonçant, l’injustice et le mensonge de la persécution, du sacrifice.
Dès l’origine, la persécution sacrificielle a permis aux premières communautés humaines de survivre à leur propre violence ; l’efficacité de cette pacification sacrificielle reposait sur la culpabilité des sacrifiés, Jésus-Christ révèle leur innocence et dénonce l’injustice commise à leur endroit : cette révélation bouleverse tout l’équilibre structurel sur lequel les sociétés vivaient jusque-là… À partir de ce moment-là, la dénonciation de la persécution s’est mise en marche pendant des siècles, d’abord changeant les boucs émissaires, les sacrifiés donc, puis la conscience progressant, tout sacrifice devient progressivement injuste mensonger. Mais ce progrès n’est pas linéaire, il a des phases d’avancée plus ou moins rapides et des phases de recul, puis de nouveau des phases de progrès… jusqu’à une phase de recul abominable, gigantesque, qui a été celle des fascisme et nazisme et de leur camps de concentration et d’extermination, et celle enfin de la Shoah.
1945 est la date à laquelle a commencé la délégitimation définitive de la persécution, après la découverte des camps d’extermination, de la solution finale de la Shoah… La prise de conscience a été progressive, il a fallu plusieurs décennies pour que l’on commence à mesurer l’ampleur de l’horreur, que l’on accepte de la regarder en face, qu’on accepte d’en assumer la responsabilité. Aujourd’hui, notre « innocence » à l’égard de la persécution que nous commettons est définitivement perdue, nous ne pourrons plus la justifier. Bien-sûr il demeure des lieux et des groupes qui la justifient encore, mais ils ne mènent pas le monde, ils sont en réaction, ils ne construisent même pas leur société, ni leur avenir ; lorsqu’ils auront dépassé leur situation présente et qu’ils s’intègreront dans la communauté mondiale ils l’abandonneront aussi.
Il aura fallu 2 millénaires d’évolution pour que la révélation-dénonciation évangélique de la persécution arrive à produire son effet.

.                    Ma fratrie, fondement de mon identité

Ce qu’il y a de singulier dans ma situation, c’est que toutes ces valeurs, vérités, logique… ne me viennent en aucun cas de mes parents, mais de ma fratrie : elles me viennent de ma fratrie contre mes parents, contre la société et contre l’Église.
Pour ma part, je les ai reçues de mes frères et sœurs… mais la fratrie elle-même, d’où a-t-elle pu les recevoir ? Comment les a-t-elle acquis ? On aurait dit qu’elle est née d’une génération spontanée… Ce n’est que récemment que j’ai résolu cette énigme, mais je ne vais pas la développer ici.
Dans ma fratrie je suis le petit frère et je suis né après 3 sœurs et avant 3 autres, ce qui fait que depuis ma naissance j’ai vécu au milieu des filles, mes sœurs étaient mes alter-égo ; et entre nous, nous vivions dans une égalité totale, la vérité et la légitimité ne pouvaient s’inscrire que dans cette égalité. Or nos parents, la société ou l’Église ne partageaient pas cette valeur d’égalité, et pour nous leur valeur de hiérarchie inégalitaire était illégitime.
 Par rapport à mes frères et sœurs, j’étais plus radical, plus intransigeant, mais je n’ai rien inventé, ce sentiment d’égalité m’a été donné et nous le partagions tous alors que socialement il n’avait pas cours, il n’a commencé à se développer qu’après 1968. Je n’ai donc pas eu à revenir sur un sentiment de supériorité masculine car je ne l’ai jamais éprouvé.

Il reste un aspect fondamental que je n’ai pas abordé, c’est le niveau de conscience dans lequel j’ai vécu mon histoire. La découverte de mon mimétisme à 7 ans, je n’ai pu en parler ou même y réfléchir consciemment qu’à partir de 37 ans. Même la découverte de René Girard ne l’avait pas fait remonter à ma conscience. Pendant 30 ans j’ai vécu en sachant que cet évènement avait déterminé toute ma vie, mais sans pouvoir le partager, ni même y réfléchir, il ne m’était pas « conscient » : était-il subconscient c’est à dire pré-conscient, ou inconscient c’est à dire refoulé ? À l’expérience, il était refoulé, car à 37 ans, son émergence dans ma conscience a été provoquée par la découverte de la « trahison » de mes frères et sœurs ; je le refoulais donc. La trahison de ma fratrie a été constituée du refus de mes frères et sœurs, à partir de mes 25 ans environ, de m’écouter, de m’entendre, ils voulaient bien de moi mais à condition de ne pas savoir ce que je pensais, ce que je disais ; ils voulaient de moi, mais sans ce qui me constituait, réduit au silence. C’était pour moi incompréhensible et insupportable, surtout de leur part car c’était l’inverse, le contraire de ce que nos avions vécu pendant notre enfance et notre adolescence : c’était un reniement total.

Ma sœur Françoise qui m’avait révélé mon mimétisme est morte lorsque j’avais 20 ans, ma sœur aînée, par qui s’est constituée cette extraordinaire fratrie, est morte 4 ans plus tard, tous mes autres frères et sœurs n’avaient pas la force psychologique de leur morale, et je me suis retrouvé seul à continuer à vivre selon la logique originelle de notre fratrie, je ne pouvais le partager avec mes frères et sœurs, ils ne le supportaient pas… et ils ne supportaient pas non-plus de savoir qu’ils ne le supportaient pas… Après avoir découvert l’illusion mimétique dans la relation aux autres, j’ai découvert qu’on ne pouvait accepter de partager dans cette relation que la vérité que l’on acceptait de soi. Il m’a fallu 30 ans encore pour comprendre que, contrairement aux apparences, ce n’était pas ma vérité qu’ils craignaient, mais la leur, propre. J’ai donc découvert une nouvelle dimension de la relation identitaire, le rapport de la vérité de soi que l’on exprime, ou non, dans la relation aux autres… et cette expression constitue une manière d’être en société, cette manière d’être constituant la société en évolution.
Pourquoi ai-je refoulé la conscience de cet évènement fondamental et fondateur de ma vie et de mon identité ? Je pense que j’ai voulu protéger mon origine, c’est à dire ma fratrie, en évitant de la critiquer, non pour épargner mes frères et sœurs, mais pour éviter de saper le fondement sur lequel j’existais. Lorsque la trahison de ma fratrie m’est apparue, l’absence de critique n’avait plus lieu d’être, au contraire elle devenait indispensable pour défendre mon origine même, et l’évènement fondateur est remonté dans ma conscience.

La conscience de mon mimétisme et mon refus absolu de céder à son illusion m’a mis en position extérieure par rapport à la société, je l’ai donc observée de l’extérieur, sans participer à ses illusions, et son comportement m’intriguait… Même si j’étais incapable de comprendre sur le moment les gestes des uns et des autres, je les enregistrais, même involontairement… et tout au long des décennies suivantes, au fur et à mesure que je comprenais et situais l’évolution des sociétés, du monde, je replace ces faits et gestes dans l’histoire de ces sociétés, depuis l’origine, comme dans un puzzle dynamique en quelque sorte.

J’ai du mal à clore cette chronique car elle est au commencement de toutes les autres et je pourrais la prolonger vers tous les thèmes que j’ai développés tout au long de mes publications, mais il faut bien s’arrêter quelque part.

La découverte de l’illusion de mon mimétisme m’a obligé à renoncer à participer à toute relation sociale mimétique, sauf à renoncer à ma légitimité : pour moi la question ne se posait pas. En fait je n’ai pas eu le choix, c’était une question de survie pour échapper au néant, au néant que je me serais moi-même créé. J’avais 7 ans.

Jean-Pierre Bernajuzan

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte