La violence est à l’origine de l’humanité, elle a été le moteur de l’évolution humaine.

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Le fait majeur dans le processus d’hominisation, c’est la perte des mécanismes instinctuels et de la programmation génétique qui déterminaient nos comportements, et le plus important, qui maîtrisaient notre violence. Animaux, notre violence était contenue, nous étions « verrouillés », nous ne pouvions nous comporter autrement que ce pourquoi nous étions programmés, comme les animaux actuels. En devenant humains, progressivement, nous avons perdu cette programmation génétique, et donc aussi ce verrouillage ; il nous a donc fallu la maîtriser d’une autre manière, « humaine », c’est à dire sociale. La maîtrise de sa violence a été pour l’humanité la première nécessité absolue, avant même celle de se nourrir, car l’acte d’acquisition de la nourriture, surtout si elle était rare, pouvait causer l’explosion de la violence.
Car il fallait qu’elle soit maîtrisée pour que la vie soit possible. Tout le reste découle de cette maîtrise. À l’origine les premières sociétés humaines n’avaient pas la capacité de savoir ce qui motivait l’emballement de leur violence, elles ont donc établi des interdits sur l’apparence des causes, telles qu’elles pouvaient les observer. Ce sont ces interdits qui ont progressivement structuré ces sociétés. En même temps, le retour à la paix après un emballement violent se fait par le sacrifice d’une victime, plus tard dite « émissaire », réédité pour ré-obtenir la paix ; l’ensemble de ce dispositif, établissement des interdits et rituel sacrificiel, a constitué le système sacrificiel qui a régi l’ordre social pendant des dizaines de milliers d’années. Les structures sociales proprement dites qui organisent la vie sociale ne s’inscrivent que dans le cadre des interdits préalablement posés, car sinon par exemple, on devrait décider au jour le jour, selon les circonstances, que l’on peut tuer son voisin, ou non, cette possibilité de choix compromettrait toute possibilité de vie pacifique, car chacun devrait anticiper les actes des autres, s’en prémunir, les devancer...
L’interdit est le fondement préalable à toute organisation sociale.
En comparant à nos structures modernes, on pourrait dire que les interdits sont la Constitution, la loi fondamentale, et que le droit général ou coutumier ne peut s’inscrire que dans son cadre. L’interdit, les interdits évoluent en même temps que les sociétés, ils se modifient. Les sociétés vivent des crises qui peuvent remettre en question ces interdits, les affaiblir, jusqu’à parfois les annihiler. Alors les règles de vie habituelles sont subverties, les relations pacifiques deviennent agressives et meurtrières, apparemment sans raisons particulières. Dans la vie courante on ne s’aperçoit pas de la présence des interdits parce qu’ils sont si intériorisés qu’ils nous semblent naturels. C’est cela qui est faux : les interdits qui nous permettent de vivre en paix, en humains conviviaux, ne sont pas naturels, ils sont des constructions sociales élaborées par les sociétés au fil du temps. Et lorsque ces sociétés sont en crise, ces constructions sociales peuvent vaciller.
L’humain, l’être humain social est une pure construction sociale. Puisque l’humain est une construction sociale, dès que cette construction sociale disparaît, l’humain en tant qu’être social disparaît, sans devenir animal car pour être animal il faudrait qu’il retrouve une détermination génétique, ce qui n’est pas le cas.
La nature humaine est sociale.
Éléments de l’histoire de plusieurs génocides
Si l’on prend les génocides suivants : Shoah, Arménie, Cambodge, Rwanda, on observe qu’ils ont tous un point commun, ils sont tous liés à l’évolution de l’Occident. Il faut mieux commencer par la Shoah, car l’explication de l’avènement de la Shoah induira celles des autres génocides.
C’est l’Occident, l’Occident humaniste et démocratique, qui a commis la Shoah et personne d’autre. C’est un paradoxe qui comme tout paradoxe, n’est qu’apparent. Pour le comprendre, il faut connaître la nature de cet Occident, pour cela il faut connaître sa genèse.
L’Occident est chrétien, et le christianisme a été fondé par Jésus-Christ. Du christianisme la plupart du temps, on considère les critères théologiques, ou philosophiques, mais si on le resitue dans la grande histoire anthropologique, le plus important est la révélation et la dénonciation du sacrifice et de l’innocence du sacrifié, donc de son statut de victime. Cette révélation-dénonciation détruit le système sacrificiel antérieur sur lequel reposait jusque-là l’ordre du monde. En se christianisant, les sociétés acquièrent la connaissance de l’iniquité et du mensonge du sacrifice et de la persécution, mais leur désir persécuteur ne disparaît pas pour autant. Ce désir persécuteur des chrétiens s’est focalisé sur les juifs. Pourquoi les juifs ? Parce qu’on les a accusé d’avoir sacrifié Jésus-Christ et parce qu’ils sont chrétiens dans la mesure où ils ne sont plus juifs ; persécuter les juifs a permis aux chrétiens de se dissocier d’eux. La persécution antisémite est une persécution spécifiquement chrétienne (à l’origine) et précisément contraire à la pensée chrétienne dont ils se réclament.
Cette révélation évangélique concerne toute l’aire chrétienne, l’Occident n’en est qu’une partie. La dénomination « Occident » vient de l’Église d’Occident, catholique, par opposition à l’Église d’Orient, orthodoxe. La spécificité de l’Occident vient de l’interprétation spécifique qu’a fait l’Église catholique des textes sacrés, différente de celle de l’Église orthodoxe.
L’Église catholique a voulu remplacer la filiation charnelle par une filiation spirituelle. Le résultat obtenu n’est pas celui que l’Église catholique attendait : en « déparentalisant » la filiation, elle a finalement obtenu l’émancipation des individus à l’égard de leur famille ; cette émancipation les a fait échapper à la hiérarchie familiale, à son inégalité donc. Les individus se sont très progressivement retrouvés libérés, donc libres, et hors de l’inégalité hiérarchique familiale, donc égaux ; de cette liberté et cette égalité des individus a émergé l’individualisme, c’est à dire une socialisation autonome des individus dont la structure sociale a été le salariat par lequel ces individus émancipés pouvait trouver leur subsistance et leur socialisation. Ce processus s’est déroulé sur des siècles.
En s’émancipant, les individus ont perdu la légitimité qu’il tenaient de l’appartenance à leur famille : l’humanisme (d’origine orientale) est venu leur apporter cette légitimité en-soi. Par l’humanisme, l’individu est légitime en lui-même, il n’a plus besoin d’être légitimé par une appartenance ni par une quelconque autorité : c’est une invention radicale, qui est donc une subversion de l’ancien ordre socio-politico-religieux.
L’égalité a eu 2 développements, et contradictoires, en interne et en externe
- L’avènement de cette socialité individualiste et égalitaire suscite un traumatisme profond et violent qui provoque une réaction viscérale contre cette égalité et cet individualisme.
J’observe deux mouvements simultanés, et doubles :
1 En interne, les progrès de l’égalité sont constants, par l’humanisme, les Lumières, les Droits de l’Homme, la République, la démocratie… Tous les individus issus de populations ségréguées dans l’ordre grégaire deviennent des citoyens à part entière par la socialisation individualiste : c’est ainsi que les juifs ont acquis une citoyenneté égale à tous les autres citoyens...
2 En externe, l’inégalité s’y développe comme une échappatoire et un exutoire dans les colonies, avec le rétablissement de l’esclavage, car l’Église catholique avait fini par éradiquer l’esclavage sur son aire d’influence à la différence de l’Église orthodoxe, elle le rejustifie dans les colonies pour les noirs africains, en contradiction avec toute son œuvre antérieure.
Alors que la hiérarchie grégaire antérieure qui établissait une identité par cette socialisation inégalitaire aussi bien à l’intérieur des groupes qu’entre les groupes en produisant un imaginaire identitaire où chacun était à sa place, relativement aux autres, l’avènement de l’individualisme a initié une nouvelle identité-identification qui produit à son tour un imaginaire où chacun se situe dans un « tout-commun », un « collectif » à égalité les uns avec les autres. Le changement est radical, je pense que le traumatisme se situe à cet endroit-là : la socialisation identitaire individualiste. L’individualisme a créé la notion de collectif, par l’égalité, l’égalité partagée sur laquelle il est fondé. Sans égalité, le collectif est impossible.
1a En interne, particulièrement à partir de l’établissement des institutions de l’égalité, République, démocratie, Droits de l’Homme, donc de la Révolution Française, monte une réaction de plus en plus radicale pour la défense de l’inégalité. Au XIXe siècle monte l’inégalité sous la forme raciale, en même temps que le nationalisme se déploie : à mon avis le nationalisme est l’expression de l’identification individualiste, mais fusionnelle, l’identification individualiste du « tout », du tout-commun égalitaire. Ce nationalisme fractionne l’Occident, les identités nationalistes s’opposent les unes aux autres. Politiquement, l’État a cristallisé cet identitaire individualiste, et le nationalisme en est la forme fusionnelle qui se détermine par rapport aux autres nationalismes, contre eux. Le tout-commun, le collectif social, s’est fusionné par l’exacerbation des identités, provoquant l’affrontement entre les nationalismes.
- Je pense que le fascisme italien et le nazisme allemand sont dus à une cristallisation étatique plus tardive, parce que l’Italie et l’Allemagne ont vécu leur nationalisme à un moment où l’abandon de leur identité grégaire était plus récente, où donc l’avènement de l’identité individualiste était encore traumatisante, tandis que celle Royaume-Uni et de la France était plus ancienne, donc mieux assimilée. Le nationalisme est tombé à ce moment de la cristallisation étatique, différent pour le Royaume-Uni et la France d’un côté, et l’Italie et l’Allemagne de l’autre.
2a En externe, la revanche inégalitaire se développe d’abord par la ré-institution de l’esclavage pendant 50 ans et par la colonisation qui se déploie en contradiction à l’égalité interne. Cette contradiction interne aux colonisateurs, les colonisés la percevront, l’égalité occidentale que les colonisateurs leur refusent, ils la revendiqueront contre-eux. C’est à dire que la valeur fondamentale propre de l’Occident qu’est l’égalité sera le vecteur de la lutte de libération des colonisés contre lui.
1a En interne, l’exacerbation fusionnelle produit le nationalisme, la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme, puis les 3 totalitarismes, communisme, fascisme et nazisme.
- Alors que l’égalité avait été obtenue par l’individualisme, le communisme instaure l’égalité, mais sans l’individualisme considéré comme contre-révolutionnaire. Il s’agit donc d’une fusion égalitaire, sans classe, mais sans la liberté que l’individualisme apportait.
- Le fascisme instaure une fusion nationaliste, sans égalité, sans liberté. Il prend pour support les corporations professionnelles émanant de l’ancien régime : c’est à la fois une fusion collective et réactionnaire, avec le culte du chef qui permet et suscite cette fusion.
- La fusion s’oppose à la relation : dans toute forme sociale la vie n’est possible que par les relations entre ses membres ; dans l’ancien régime, ces relations étaient hiérarchisées, dans la société individualiste, elles sont égalitaires. La fusion, le désir de fusion, réduit, annihile la liberté et la légitimité de la relation. L’intérêt qu’y trouvent les fascistes est le sentiment de force, « dans la fusion, on ne fait qu’un », on n’est plus livré à soi-même, l’angoisse existentielle que l’individualisme a introduite est abolie. On n’a plus à s’assumer, soi, tout seul, face aux autres, face au monde : c’est rassurant. Mais cette fusion est porteuse de la négation de l’autre, puisqu’on évite d’assumer sa relation à l’autre. Une fois l’autre nié, il n’y aura plus qu’un pas de plus à franchir pour l’éliminer, pour l’exterminer. La fusion nécessite d’extirper « l’autre en soi » pour obtenir la « pureté », en plus de l’opposition à l’autre extérieur.
- Le nazisme, en réaction, reprend tous les thèmes de la construction de l’Occident, pour les abolir et les renverser. Il restaure les anciens que le christianisme occidental avait aboli : la persécution antisémite qui révèle l’archaïsme sacrificiel est réactivée, la négation de l’autre est poussée jusqu’à son extrémité, la violence devient un système de gouvernement, l’inégalité est restaurée, la liberté suspendue, le travail forcé rétabli, et s’il avait gagné l’esclavage aurait été rétabli, il aurait rétabli l’esclavage sur le sol européen et les esclaves n’auraient plus été seulement les noirs.
S’il avait gagné, le nazisme aurait aboli près de 2000 ans de construction de notre civilisation.
Un cas particulier, les États-Unis : à la fois interne et externe
Les États-Unis sont un cas particulier parce qu’ils ont d’abord été une colonie, donc externe, et en tant qu’externe ont connu l’esclavage. Puis la colonie a gagné son indépendance et s’est intégrée à l’Occident jusqu’à en prendre la tête. L’esclavage est donc fondateur des États-Unis, à la différence de tous les pays européens occidentaux qui n’ont pas connu l’esclavage en interne. Puis en prenant leadership de l’Occident, ils ont en défendu les valeurs, contre les valeurs de leur origine coloniale. Ce qui leur donne une place particulière dans l’espace occidental.
La Shoah
La Shoah est l’aboutissement extrême de cette réaction à l’avènement de l’égalité individualiste, que le nazisme a porté à son acmé ; il a rassemblé à la fois l’antisémitisme originel, le refus, la négation de l’autre et son asservissement, le racisme qui hiérarchise les humains, l’abolition de la démocratie qui organise les relations entre égaux, la fusion qui annihile les relations entre les individus… En abolissant l’égalité, les nazis refusent la réciprocité. Or c’est la réciprocité dans la relation qui permet l’échange et la vie. En refusant la réciprocité on exclut l’autre, mais on s’exclut aussi soi-même de l’autre.
Les nazis ont essayé d’abolir « l’autre ». Ça a l’air d’une folie, mais pourtant elle est au fondement de la philosophie grecque : les Grecs ont inventé la philosophie de l’Un, du Même. Pour les Grecs, depuis les présocratiques, en passant par Platon, Aristote... et jusqu’à Heidegger, l’Un, le Même est le bien, tandis que l’Autre est le mal. La philosophie occidentale en tire une partie importante de sa pensée...(1)
Le génocide arménien
Le génocide arménien est advenu sur le fond de nationalisme exacerbé, qui a recherché une pureté en épurant, en chassant, en tuant « l’autre en soi », pour se retrouver entre-soi. Historiquement, c’est la dynamique nationaliste qui est à l’œuvre dans le génocide arménien : cette épuration-extermination, on la retrouvera à d’autres époques ; à la chute de l’URSS, dans tous les pays de l’Union, les différentes nationalités se sont entretuées alors qu’elles cohabitaient pacifiquement jusque-là. Dans l’éclatement de la Yougoslavie, on retrouvera les mêmes phénomènes, les mêmes comportements, mais 50 ans après la défaite du nazisme et du fascisme.
Le génocide cambodgien
Ici, c’est l’idéologie marxiste révolutionnaire qui est à l’œuvre, qui n’existait pas dans la tradition extrême-orientale. Elle a été importée d’Occident, de France particulièrement : les dirigeants Khmers-Rouges ont étudié en France, où ils ont appris cette idéologie révolutionnaire qu’ils ont appliquée au Cambodge, dans une culture et une tradition totalement étrangère à cette idéologie, et donc sans défense.
L’idéologie révolutionnaire marxiste est née en Occident, après la révolution bourgeoise. Elle en est une des expressions en même temps qu’une réaction à la révolution individualiste.
Le génocide rwandais
La colonisation du Rwanda a structuré son histoire récente.
Je reprends mon analyse du début :
2 En externe, l’Occident a développé l’inégalité par la colonisation, alors que l’égalité progressait en interne. Dans la lutte contre l’inégalité interne fasciste et nazie, les puissances coloniales occidentales ont appelé les colonisés à la rescousse, pour défendre la « liberté » ; ce que les colonisés ont fait.
- À mon avis, il y a là une erreur fondamentale : on a cru que l'on défendait en premier la liberté contre les nazis. Or c’est l’égalité que l’on défendait en premier : si l’on est libres, mais pas égaux, certains peuvent disposer des autres, de quelle liberté disposons-nous alors ? Si l’on est égaux, on ne peut pas disposer des autres, alors la liberté est possible, pour tous. Être libre consiste à ne pas être soumis à la disposition des autres, c’est l’égalité qui l’empêche. C’est l’égalité qui est le fondement de la liberté, et depuis le début.
2 Les colonisés ont participé à la défaite de l’inégalité fasciste et nazie : le 8 mai 1945, jour de l’armistice, donc jour de la défaite nazie, la France réprime une manifestation des Algériens à Sétif, qui fait des milliers de morts. Ce fait qui concerne la France en premier, mais représente l’ensemble des attitudes des pays coloniaux à l’égard des colonisés, marque le passage de la lutte interne contre l’inégalité (gagnée) à la lutte externe contre l’inégalité. Et là, ce sont les vainqueurs contre l’inégalité interne qui sont les oppresseurs. 17 ans plus tard, l’inégalité externe sera vaincue à son tour. Il faut remarquer ici que les Résistants contre la Gestapo nazie ont adopté les mêmes méthodes de répression et de torture qu’elle contre les colonisés qui réclamaient leur indépendance. L’explication en est que leur mentalité demeurait coloniale, et qu’à ce titre elle était empreinte de l’inégalité externe. Ils n’ont finalement renoncé à cette inégalité que contraints et forcés, par la défaite. Au contraire, la génération suivante qui était trop jeune pour participer à la Résistance contre les nazis, a été anti-colonialiste, ce qui est un prolongement de l’esprit de la Résistance, sans doute parce qu’elle était trop jeune aussi pour adhérer à la mentalité colonialiste, l’égalité avait pris le dessus.
2 Au Rwanda, le colonisateur belge s’est appuyé sur la minorité Tutsi pour asseoir sa domination sur l’ensemble du peuple rwandais.
Dès le milieu du XIXe siècle, les Tutsi avaient été considérés comme des pseudo-blancs par les Européens ; les colonisateurs les ont pris comme « collaborateurs », en les assimilant (un petit peu) à eux-mêmes. Il s’agissait de leur attribuer un statut proche du leur pour justifier leur position de pouvoir sur leurs compatriotes : le colonisateur les considéraient d’une race et d’une classe supérieure, au contraire des Hutus présumés vulgaires. Ceci bien-sûr leur servait à justifier leur domination sur les Rwandais tout en s’assurant du soutien actif d’une partie de la population, minoritaire, et en la divisant. Il s’est donc agi pour les colonisateurs de structurer l’inégalité au Rwanda pour établir la hiérarchie par laquelle ils pouvaient le dominer. On imagine facilement la haine que ce dispositif a suscité chez les Hutus à l’égard des Tutsi. Parce qu’à l’origine, il n’y a pas de différence, ni ethnique, ni religieuse, ni même sociale, ni professionnelle, entre les Hutus, Tutsi et Twa... Selon la région où ils vivaient ils se déterminaient de manière différente, ils avaient tous la même langue et la même religion. La mention « race » sur les livrets d’identité n’apparaît que dans les années 1930. On le voit, cette différenciation raciale et sociale a été construite par le colonisateur.
Après la guerre en 1945 et la défaite de l’inégalité interne, la lutte des colonisés contre la colonisation, contre l’inégalité externe donc, s’est développée au Rwanda aussi. Et ce sont les Tutsis qui exerçaient le pouvoir sous la domination des Belges, qui ont revendiqué l’indépendance ; le colonisateur belge a répliqué en exigeant la démocratisation du pays : manœuvre très habile et de mauvaise foi, la démocratisation signifiant majorité électorale, les Tutsi ne représentant que 15% de la population, ils perdraient le pouvoir.
En Occident, en interne, la recherche de l’inégalité a été abandonnée avec la défaite du nazisme. Les colonisateurs sont rentrés chez eux, mais la mèche est restée allumée au Rwanda, la majorité Hutu au pouvoir prenant sa revanche, la dynamique du rejet de l’autre a continué son cours, commençant par des massacres et exils dès 1959, et tout au long des décennies suivantes, jusqu’au génocide de 1994.
La responsabilité de l’Occident dans les totalitarismes et génocides…
À la lecture de ce qui précède on pourrait conclure que l’Occident est responsable de tous les maux de la terre : ce n’est pas mon propos, c’est même tout le contraire.
Effectivement, c’est l’Occident qui a inventé les 3 totalitarismes, communisme, fascisme et nazisme, il est responsable directement du génocide de la Shoah, indirectement par la colonisation de celui du Rwanda, pour les génocides arménien et cambodgien, ce sont des idéologies nées en Occident qui ont été mises en œuvre... Mais ce n’est pas directement l’invention fondamentale de l’égalité individualiste de l’Occident qui a produit ces effets, - c’est la réaction de refus à cette invention qui l’a fait.
L’un de ces effets est le nationalisme, qui est la cristallisation étatique de la socialisation individuelle, qui a causé d’extraordinaires violences. Le nationalisme est un moment dramatique de l’évolution individualiste qui a dû être surmonté et dépassé.
L’invention de l’Occident : l’individualisme - qui est une structuration sociale
L’individualisme n’est pas une idée ou un concept philosophique, il est une structuration sociale. Au lieu de se socialiser par une appartenance particulière, n’importe laquelle, avec la légitimité inhérente à cette appartenance, l’individu individualiste se socialise directement, sans intermédiaire, avec une légitimité propre qui ne doit rien à personne.
- Le passage de la socialisation grégaire à la socialisation individualiste, c’est à dire le passage d’une identité grégaire à une identité individualiste, est une mutation mentale radicale. L’individualisme est un progrès extraordinaire qui apporte l’humanisme, les Droits de l’Homme, la démocratie... mais ce progrès est traumatique ; ce traumatisme a causé toutes les violences, toutes les exactions que l’on connaît.
Aurait-on pu se passer de l’individualisme ? Je ne crois pas car il me semble que le développement de l’humanité nécessitait le développement de ses individus, par leur autonomisation, qui à son tour provoquait les troubles violents. Refuser l’individualisme n’aurait été que reculer pour mieux sauter, l’Occident l’a inventé à sa manière, mais il serait advenu de toute façon. À mon avis c’était inéluctable.
La révolution individualiste a fait sauter les interdits qui contenaient la violence jusque-là.
Et c’est encore cet individualisme qui est le moteur du progrès du monde, en nécessitant l’égalité entre les individus, sur tous les plans, égalité qui permet et nécessite la liberté.
Il faut voir ces violences, pogroms, crimes contre l’humanité, épuration ethnique, génocides... comme des moments de mutation douloureuse, avant de retrouver une convivialité apaisée sur une base modifiée.
La convivialité apaisée de la socialisation individualiste se réalise par la démocratie dans l’État de droit. C’est le système démocratique - au suffrage universel - qui permet l’expression politique des opinions et des identités individualisées dans un cadre commun pour une communauté de destin. La socialisation et l’identité individualistes ne peuvent pas être vécues sans la démocratie au suffrage universel. Et c’est par cette démocratie que les nouveaux interdits s’établissent.
La globalisation qui s’établit sur la socialisation individualiste subvertit les structures traditionnelles, provoquant déstabilisations et affrontements internes et externes
La situation contemporaine devient à nouveau dangereuse et critique par les bouleversements de toutes les structures sociales au sein de tous les pays, en même temps que les migrations et la communication mondialisée les rendent visibles par tous à la fois et partagés, alors qu’autrefois, les mondes et les cultures étaient séparés par la distance, l’endogamie et par l’absence de visibilité.
La déstabilisation de chaque société plus la rencontre des différents groupes culturels les poussent à se communautariser, ce qui produit des sociétés hétérogènes et les établit en rivaux. Il faut d’urgence inventer une manière de vivre en paix dans ces sociétés individualistes et hétérogènes. À cet effet, j’ai publié :
https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-bernajuzan/blog/200318/apprendre-vivre-en-paix-dans-des-societes-individualistes-et-heterogenes
(1) Penser entre les langues Heinz Wismann Albin Michel 2012
Jean-Pierre Bernajuzan