
Les mouvements progressiste, conservateur et réactionnaire coexistent dans l’évolution des sociétés
À la chute de l’empire romain au IVe siècle, l’avènement des sociétés occidentales a provoqué un changement majeur : au lieu que le présent soit justifié par l’origine et donc par le passé, il s’oriente désormais de plus en plus vers le futur. Je parle ici des sociétés, du peuple ; la noblesse, elle, a continué à se justifier par son origine et son ancienneté tant qu’elle a duré. La société occidentale s’est constituée sous l’action délibérée de l’Église catholique qui avait un objectif précis, remplacer la filiation charnelle par une filiation spirituelle, selon la lecture qu’elle faisait des Saintes Écritures. Son action obstinée, pendant des siècles, a produit un résultat tangible : dans toutes les sociétés archaïques, la valeur des individus était déterminée par leur position au sein de l'ensemble des rapports de parenté. En Occident, au Moyen-Âge, un long processus d'évolution relativise ces rapports de parenté qui ne seront plus primo-structurants.
La « déparentalisation » du social
La déparentalisation est la disqualification de la parenté charnelle, remplacée par la parenté spirituelle
L'Église a mis cette déparentalisation en œuvre au niveau de son recrutement : « l'Église latine se constitue précisément au Moyen-Âge en une institution explicitement fondée sur la marginalisation des rapports de parenté charnelle, célibat et chasteté excluant par principe toute filiation interne au clergé, l'Église prend le contrôle de l'alliance matrimoniale, impose le nom de baptême, aucune généalogie en dehors du cercle royal, le culte des ancêtres est supprimé et remplacé par le culte des saints et en faveur des morts en général, c’est un recul de la pertinence sociale de la filiation. C'est le prêtre qui au moment du baptême fait de l'enfant une personne, au lieu du père charnel dans l’antiquité.
L'Église s'est donc appropriée les fonctions de socialisation dévolues antérieurement aux rapports de parenté. En disqualifiant la parentèle, elle a valorisé le noyau familial, elle a donc institué la famille nucléaire. La société médiévale occidentale devient une société sans ancêtres, les morts ne sont donc plus des morts des familles mais des communautés d'habitants. C'est le mariage chrétien qui a structuré la société médiévale sur une base non parentale. Et l'appartenance parentale n'est plus le fondement de l'appartenance sociale ».(https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00290183/document ) Joseph Morsel 2007.
Le spatial se substitue au parental et fonde l'enracinement du social
Pour situer une personne, on la localise de plus en plus : elle est de tel endroit, plutôt que de telle famille. Les bourgeois du Roi deviennent les bourgeois de Paris. L’utilisation de la particule « de » dite nobiliaire est le résultat de cette spatialisation du social.
Habiter devient le rapport social de base
Alors qu'auparavant on appartenait à une famille ou à un maître, habiter signifie être de quelque part, avoir des voisins, produire quelque part. C'est parce les habitants avaient désormais le sentiment d'avoir en commun un certain espace qu'une nouvelle cohésion sociale a pu émerger à mesure que s'affaiblissait celle fondée sur les rapports de parenté.
La spatialisation est ce qui distingue radicalement le principe communautaire occidental. De même, la déparentalisation signe la spécificité occidentale. L'organisation productive agricole ou artisanale a deux niveaux : 1- La famille, le feu, la maison où le chef de feu organise l'usage de la force de travail (épouse, enfants, domestiques) et en assure la répartition du fruit. 2- La communauté d’habitants, dispersion des parcelles, vaine pâture. Les enfants sont soumis aux exigences de reproduction de l'unité d'exploitation qui engendre célibat, âge au mariage tardif, émigration des cadets. Ce système se généralisant, le jeune dispose de façon autonome de sa force de travail, chacun des membres du foyer peut avoir un patron particulier.
Le « système paysan » devient la structure fondatrice de la modernité occidentale
Ces nouvelles structures sociales-économiques concernent l’essentiel de la population de l’époque, les paysans. À la différence des esclaves et des serfs, les paysans sont autonomes grâce à la socialisation spatiale que la déparentalisation a introduite. Cette socialisation spatiale, exigeant la constitution puis la préservation et la transmission d’un patrimoine, a forcé au départ des enfants qui sont devenus salariés ailleurs. Ce faisant, ils s’émancipent de la cellule familiale originelle, ils se socialisent en dehors d’elle. Cette émancipation sociale à l’égard de leur famille les fait échapper à la hiérarchie grégaire familiale, ce qui les individualise. Et cette individualisation devient progressivement la socialisation dominante.
La société devient individualiste, c’est-à-dire qu’au contraire de la société de parenté où les individus tenaient leur légitimité de leur appartenance familiale, ils deviennent légitimes par eux-mêmes, sans appartenance. Les différentes philosophies viendront ensuite confirmer cette légitimité, l’humanisme d’abord puis les Lumières qui en formuleront les attendus ; l’humanisme devient un droit, qui est un droit individualiste qui exprime la légitimité des individus sans qu’ils aient besoin d’une appartenance. La société se structure progressivement sur cette base individualiste et aboutira après des siècles d’évolution constante à la société démocratique. Dans cette perspective, c’est bien l’évolution sociale qui a suscité l’évolution et la mutation politique et non l’inverse comme on le pense souvent. Il fallait que les individus soient libres et égaux en droits. Cette égalité a été produite par l’émancipation des individus à l’égard des groupes familiaux hiérarchiques, donc inégaux. C’est donc l’égalité individualiste qui constitue la base de la démocratie.
L'avènement du salariat
Dominant à partir du XVIIIe siècle, il présuppose la propriété de soi, à savoir la liberté de sa force de travail. Le salariat ne peut se développer que dans une population dont les membres sont libres de disposer de leur force de travail, ce qui exclut les systèmes serviles et les systèmes de parenté. Mais la liberté de la force de travail ne peut aboutir au salariat que si elle est libre de ses mouvements. L'enracinement qu'a constitué la spatialisation n'a pas signifié l'immobilisation, mais l'encadrement de la circulation de la population. Ce qui fait dire à Joseph Morsel : « La société médiévale, quoique radicalement distincte, n'est pas l'inverse de la société contemporaine, mais bien plutôt sa matrice. »
La société individualiste occidentale égalitaire
On conçoit d’habitude l’avènement de la liberté et de l’égalité en Occident sous l’angle philosophique, comme si ces concepts philosophiques avaient déterminé le développement de la société et des institutions occidentales. C’est au contraire la transformation de la structuration sociale qui a suscité l’avènement d’idées et de concepts capables d’en rendre compte. Ce qui a été déterminant, c’est le changement des rapports sociaux causés par l’émancipation des individus à l’égard de leurs familles : émancipés, autonomes, ils sont de moins en moins déterminés par les familles et leurs valeurs, puisqu’ils se socialisent et trouvent leurs ressources en dehors d’elles. Au fur et à mesure qu’ils deviennent de plus en plus nombreux, ces individus hors-hiérarchie-familiale, font société par leur salariat jusqu’à devenir dominants au XVIIIe siècle.
L’égalité est une structuration sociale
L’égalité se construit socialement par le fait qu’un nombre croissant d’individus échappant à l’ordre hiérarchique familial, font société en tant qu’égaux, ils structurent la société en devenir d’une façon égalitaire, non parce qu’ils auraient eu des sentiments ou des idées égalitaires, mais parce qu’ils sont égaux, qu’ils deviennent majoritaires en tant qu’égaux et que cette égalité est liée à leur individualité et non plus à leur appartenance qui perd sa prééminence avec la légitimité qu’elle recélait.
On passe ainsi d’une légitimité d’appartenance à un groupe à une légitimité individuelle qui constitue la base de la liberté. La liberté est une notion relative à l’individualité. La liberté d’un peuple, d’une nation est suspendue à la liberté des individus en leur sein. La notion de liberté exprime la légitimité en-soi des individus. C’est un progrès fondamental que l’on verra remis en question à chaque tentative de retour en arrière où les individus seront renvoyés et réduits à leur appartenance grégaire.
Le système politique hérite de l’évolution sociale
Le système politique a évolué d'Empire romain à royauté, de royauté féodale à royauté absolue, jusqu'à la République d’aujourd'hui. On aborde le plus souvent l’histoire par la politique et ses institutions. On met en parallèle les évolutions sociales, en retrait, comme si elles étaient secondaires ou dépendantes de l’évolution politique. Mais si l’on observe en premier les transformations sociales, on s’aperçoit qu’elles influencent le système politique, d’abord dans le contenu puis dans ses institutions. Si l’on observe l’ensemble de l’évolution de l’Occident à partir du point de vue social, on s’aperçoit que ce social évolue comme un contenu au sein d’un contenant que seraient les institutions politiques qui exercent la domination. Autrement dit, ces institutions ont fourni le cadre du développement de la société occidentale beaucoup plus qu’elles ne l’ont conduit ou initié.
L’égalité a eu deux développements, interne et externe, et contradictoires
On observe que l’avènement de cette socialité individualiste et égalitaire suscite un traumatisme profond et violent provoquant une réaction viscérale, avec deux mouvements simultanés, et doubles :
1 - En interne, les progrès de l’égalité sont constants, par l’Humanisme, les Lumières, les Droits de l’Homme, la République, la démocratie. Tous les individus issus de populations ségréguées dans l’ordre grégaire deviennent des citoyens à part entière par la socialisation individualiste, c’est ainsi que les Juifs ont acquis une citoyenneté égale à tous les autres citoyens.
2 - En externe, l’inégalité s’y développe comme une échappatoire à l’égalité interne dans les colonies, avec le rétablissement de l’esclavage que l’Église catholique avait fini par éradiquer sur son aire d’influence, elle le re-justifie dans les colonies pour les Noirs africains, en contradiction avec toute son œuvre antérieure.
Les États-Unis sont un cas particulier parce qu’ils ont d’abord été une colonie, donc externe, et en tant qu’externe ont connu l’esclavage. Puis la colonie a gagné son indépendance, et s’est intégrée à l’Occident jusqu’à en prendre la tête. L’esclavage est donc fondateur des États-Unis, à la différence de tous les pays européens occidentaux qui n’ont pas connu l’esclavage en interne.
Les nazis auraient rétabli l’esclavage en Europe s’ils avaient gagné la guerre, ils voulaient rétablir la hiérarchie inégalitaire à tous les niveaux, les individus n’étaient pour eux légitimes que selon leurs appartenances : la nazisme représente le plus fort mouvement réactionnaire - en interne.
La responsabilité de l’Occident dans les totalitarismes et génocides…
À la lecture de ce qui précède on pourrait conclure que l’Occident est responsable de tous les maux de la terre : ce n’est pas mon propos, c’est même tout le contraire. L’Occident a inventé les trois totalitarismes, communisme, fascisme et nazisme, il est responsable du génocide de la Shoah, indirectement par la colonisation de celui du Rwanda. Il est également responsable des génocides arménien et cambodgien par des idéologies nées en Occident. Il est également responsable des génocides arménien et cambodgien par des idéologies nées en Occident. Dans les colonies, ce sont les réactionnaires inégalitaires qui exerçaient le pouvoir. Le pouvoir colonial était exercé par ceux qui s'opposaient au progrès de l'égalité en interne en Occident : Ce n’est pas l’invention égalitaire fondamentale de l’Occident qui a produit ces effets, c’est la « réaction de refus » à cette invention qui l’a fait.
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Pendant que le progressisme mène la dynamique du mouvement, les autres mouvements conservateur et réactionnaire restent latents. Ils peuvent être subjugués par la force progressiste et peut-être en profiter, mais puisqu’ils n’y adhèrent pas dans la mesure où ils demeurent conservateurs ou réactionnaires, dès qu’une crise apparaît le fond de leur mentalité reprend le dessus, ils expriment alors la nostalgie du temps passé.
Le conservatisme et la réaction ont des objectifs différents
Dans le temps long il y a une différence radicale entre les conservateurs et les réactionnaires : les conservateurs résistent d’abord au progrès, puis ils assimilent les changements intervenus et finissent par les conserver. Au contraire, les réactionnaires veulent détruire les changements que le progressisme a apporté, et ceci est très violent et douloureux, car on s’y est habitué, on profite de ces changements qui apportent égalité, liberté, aisance, etc : ce retour à l’ordre ancien est forcément violent car il doit surmonter et détruire les habitudes prises au cours de ces changements, ce qui est traumatisant. Le mouvement réactionnaire prétend retourner à l’ordre ancien : pourtant par exemple, la nation, le nationalisme n’ont pas toujours existé, le progrès les a créés, ils ont été refusés par les réactionnaires de l’époque, mais après quelques siècles les réactionnaires les reprennent à leur compte comme comme s’ils étaient l’origine pure du pays, comme si le pays ne s’était pas construit par apports et rencontres successifs de différents peuples à l’origine ennemis. En fait, les réactionnaires sont mus par l’origine fantasmée et non par l’évolution.
L’avènement de la socialisation individualiste change la manière de faire société
Dans l’Ancien-Régime la société fonctionnait sur la base d’ordres sociaux inégaux, chacun essayait d’accéder à l’ordre supérieur. Mais comment faire société en étant individuellement égaux ? Évidemment, les ordres anciens ne disparaissent pas du jour au lendemain. Avec la république l’égalité prime, officiellement. En réalité il demeure de fortes inégalités, en particulier de fortune, de savoir, de culture ; en légalisant le droit de propriété, elles sont assurées de perdurer. Il faudra beaucoup de temps pour créer une égalité plus fondamentale. Auparavant, la société était construite sur des ordres sociaux différentiés inégaux, ceux-ci étant supprimés, un vide organisationnel et représentatif succède : les Révolutionnaires ont voulu une nation « une » pour affirmer l’unité de la nation française, ce qui a eu pour effet de nier et refuser toute organisation interne qui ne soit générale. Il a fallu un siècle pour que la république accepte les syndicats.
La fusion, fantasme de l’unité
Une première réaction à l’avènement de la socialisation individualiste est de « fusionner », c’est-à-dire de ne faire qu’un sans critique ni opposition. L’ennui c’est que de cette manière on ne peut pas vivre, car la vie s’exerce par des relations avec d’autres personnes, et dans la fusion les relations sont impossibles. Cette fusion n’est pas spécifique aux humains, les animaux sociaux la pratique aussi.
La fusion en général est provoquée par la peur, elle permet de ne pas assumer la menace individuellement, elle est une échappatoire, chez les petits enfants en particulier le traumatisme pourrait être trop grave.
Le plus grave est que la fusion empêche les relations qui sont indispensables à la vie de la société.
Faire société « individualistement »
Faire société d’une manière individualiste est une gageure parce qu’on ne l’a fait auparavant qu’en passant par les différents ordres inégaux ou classes d’appartenance, cette fois-ci il faut faire société en tant qu’individu sans relais d’aucune sorte. Il s’agit de passer directement de la famille nucléaire à la société : on sait bien que les familles ne sont pas égales entre elles, il faut donc aider les familles les plus faibles pour construire l’égalité collective.
Le réflexe grégaire revient chaque fois que la socialisation individualiste est fragilisée
La socialisation individualiste est une construction sociale de différents stades ou phases, l’adolescence en est un : on voit par exemple des « bandes de jeunes » se constituer, avec des comportements grégaires dominateurs qui affrontent violemment d’autres bandes d’autres cités ; le grégaire étant inégal donc hiérarchique, c’est l’appartenance au groupe qui redevient légitime et l’individu qui ne l’est plus.
À chaque crise le grégaire revient comme s’il était la nature originelle des humains : il est possible que ce grégaire vienne de notre origine d’animaux sociaux, de meutes, de hordes. La socialisation individualiste serait ainsi, en quelque sorte, une « civilisation » que l’on pourrait perdre si on ne l’entretient pas.
Jean-Pierre Bernajuzan