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Le corps absent - Abel Reis
La mort, ma mort m’a toujours fait rigoler, je ne sais pas vraiment pourquoi.
Je me vis toujours dans l’instant, tout en mettant en perspective cet instant, depuis ma naissance et tout au long de l’histoire de ma vie, mais aussi tout ce qui l’a précédé : mes parents, ma famille et son histoire, la société dans laquelle elle vivait ; puis l’histoire de cette société dans celle de sa civilisation... en remontant à l’origine de toutes sociétés humaines, jusqu’à l’origine de l’humanité.
Je vis dans l’instant, et dans l’éternité. Dans l’éternité parce que l’instant présent que je vis, suit et continue l’instant présent précédent, sans imaginer ni concevoir qu’il puisse s’arrêter au moment où je le vis. Je vis l’instant présent comme une continuité qui s’enracine dans les instants présents précédents. Cette continuité constitue mon histoire.
Mon histoire est la somme des instants successifs que j’ai vécus : je peux dire que je « suis » mon histoire. Si l’on veut me connaître, il suffit d’apprendre mon histoire, mais avec le sens que je lui ai donnée au fur et à mesure que l’ai vécue.
Cette façon d’être, tout à fait spontanée, me dispense de me charger ou de me soucier de mon futur. Bien-sûr, je le prévois, je le projette, mais ensuite je le vis dans l’instant, je crois que j’ai sur ce plan, une forme de fatalisme : j’accepte le réel tel qu’il est, tel qu’il s’impose à moi. Ensuite j’essaie de le ré-orienter à ma convenance... Je n’ai jamais eu de plan de carrière, ma vie n’a jamais été sur des rails que je n’aurais jamais dû quitter : ma crainte était au contraire de voir ma capacité de choix oblitérée, d’être obligé de subir sans possibilité de choix. Cela peut paraître contradictoire : j’accepte que le réel s’impose à moi, et que je doive le subir, quitte à en disposer à ma guise, mais je n’admets pas que quiconque m’impose son arbitraire.
Ce que j’accepte, c’est la logique de la force du réel, mais je refuse celle d’une volonté arbitraire extérieure susceptible de choix. Dans ma vie, le choix m’appartient en propre.
Me vivant consciemment dans l’instant présent, le sentiment de mon immortalité réside dans la permanence continue de cet instant présent... Imaginer ma mort supposerait que je me dédouble pour « me vivre » en deux temps différents simultanés, schizophrènes en quelque sorte.
L’instant présent a l’avantage d’être le moment où j’ai le pouvoir « d’agir ma vie », il est le moment du réel.
- Ma mort ne me concerne pas : je « suis » tant que je suis vivant ; mort, je ne serai plus.
Lorsque je ne serai plus, je ne serai plus en mesure d’apprécier ma mort.
Ma mort concerne les autres, et d’abord mes proches : eux, oui, apprécieront ma mort.
La mort est aussi un droit à l’oubli, le droit de cesser de répondre de ses actes.
Mais alors pourquoi a-t-on peur de la mort ?
On peut dire que vivre est un désir, la mort représente la fin du désir de vie : la peur de la mort serait-elle l’appréhension de la fin de ce désir de vie ?
Dans ce cas, la peur de la mort serait assimilable à une addiction, c’est à dire à un désir incontrôlé, immaîtrisé... et le bonheur consisterait à vivre ce désir de vie qui s’assouvit dans l’instant présent, et se renouvelle dans l’instant d’après.
Avoir peur de la mort consisterait alors à anticiper l’instant de la fin du désir, au lieu de l’assouvir dans l’instant présent.
La nouvelle tombe : j’ai un cancer !
Je vais enfin être confronté à ma finitude. L’instant présent que voici sera consacré à m’installer, à me projeter dans ma fin prochaine.
À peine ai-je commencé que mon généraliste me détrompe : Mais non. Vous ne risquez rien, c’est un petit cancer de rien du tout !
Allons bon, c’est raté : même le cancer ne tue pas ! Je n’ai donc pas encore intégré ma mort. Je ne peux pas m’exercer à vide... faire semblant de mourir serait malhonnête.
Mourir, c’est encore vivre.
C’est un moment unique dans ma vie, comme ma naissance ; mais je n’ai pas été conscient de ma naissance. Je compte bien jouir de mon agonie, de cet instant présent-là. Il me désagréerait fort de mourir par inadvertance. Sauf si je souffrais... trop.
Il y a quelque temps j’ai fait un infarctus. Ah voilà ! Je suis confronté à ma mort : j’ai été ému ; je me suis approché, un petit peu, de ma mort éventuelle. Le problème a été résolu en 24 heures. Je n’ai pas vraiment approché ma mort, j’en ai juste fait une approche d’une approche d’une approche… L’essentiel reste donc à faire. Je ferais mieux la prochaine fois.
Je suis immortel parce que ma mort se situe en dehors de ma vie, de mon désir de vie : en conséquence, elle ne me concerne pas.
Toutefois il est un cas où ma mort pourrait me concerner : si je souffrais trop, et que je voudrais mettre fin à cette souffrance. Là oui, ma mort me deviendrait un projet de vie, un désir de ma vie.
Dans l’instant présent, la question ne se pose pas.
Jean-Pierre Bernajuzan