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Billet de blog 27 mars 2019

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La révolution, le sacrifice et le système démocratique

Dans l’évolution des sociétés, la démocratie advient souvent par des révolutions qui ensuite ont du mal à rester… démocratiques. Quel est la nature et la « logique dynamique » des révolutions ? Et quel rapport ont-elles avec la démocratie ? Ou avec des structures sociales beaucoup plus archaïques ?

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LA DYNAMIQUE DÉMOCRATIQUE

Dans l’évolution des sociétés, la démocratie advient souvent par des révolutions qui ensuite ont du mal à rester… démocratiques. Quel est la nature et la « logique dynamique » des révolutions ? Et quel rapport ont-elles avec la démocratie ? Ou avec des structures sociales beaucoup plus archaïques ?

La révolution, le sacrifice et le système démocratique

La social-démocratie se caractérise par une efficacité à la fois économico-sociale et politique, qu’elle obtient par la coopération entre les syndicats de salariés et le patronat. La négociation entre les partenaires sociaux diffuse une société apaisée, au lieu de l’affrontement conflictuel de la lutte des classes par exemple.

  • C’est cette pratique de négociation et de compromis qui est plus efficace et qui apporte de meilleurs résultats sociaux et politiques. La social-démocratie est efficace modestement, elle est non révolutionnaire, sans envolée lyrique ni idéologique. Sans emphase et sans prétention, elle travaille à la mise en place de rapports sociaux et de production qui constituent le plus haut des progrès sociaux.
  • Les projets gauchiste et communiste sont au contraire idéalistes et révolutionnaires. Idéalistes, l’emphase idéologique les caractérise et ils ne se soucient que de très loin de l’efficacité concrète de leurs propositions.

Effectivement, toutes les expériences réelles gauchistes et communistes ont été des catastrophes, sur tous les plans, mais cela ne les empêche pas de continuer à accuser la social-démocratie de traîtrise et de la combattre par tous les moyens : l’épreuve du réel ne compte pas.
Pour les citoyens et les électeurs cette épreuve du réel compte absolument, ils demandent des résultats concrets. Mais depuis la fin des 30 Glorieuses, la social-démocratie peine à trouver des réponses adéquates aux mutations qui se traduisent par la globalisation et la mondialisation ; elle s’affaiblit donc. Plus que les communistes qui ont un passif insurmontable, les gauchistes reprennent du poil de la bête et prétendent imposer leur projet, alors que toutes leurs expériences réelles ont été négatives partout et toujours.

Révolution sacrificielle

  • Derrière les projets révolutionnaires qui se revendiquent tels, il y a toujours un bouc émissaire à sacrifier, certes aujourd’hui symbolique, tandis que leurs projets concrets positifs restent flous et secondaires.

Des révolutions ont été efficaces pour renverser des régimes dictatoriaux ou totalitaires qui, en l’occurrence, n’étaient pas seulement des boucs émissaires mais bien des forces maléfiques qu’il fallait abattre. Le changement dit révolutionnaire n’est pas évident, on le voit actuellement avec les révolutions arabes : elles ont abattu certains tyrans mais la suite est difficile. Les révolutions réelles qui n’ont pas été sacrificielles ont été révolutionnaires sans le savoir, parce que le résultat obtenu n’était pas celui qui était visé, il n’était qu’un effet pervers ou un dommage collatéral, mais pourtant transformant radicalement la société. L’exemple qui nous touche au plus près est celui de la société occidentale, qui n’a jamais été voulue telle qu’elle est devenue, et qui pourtant a été déterminée par une action délibérée et obstinée dont le résultat est évident et concerne désormais l’humanité toute entière. Je ne m’étends pas, il y faudrait un livre entier.
Le communisme éliminé par l’abomination de son expérience réelle, le projet gauchiste reste aujourd’hui seul en lice. Il veut éliminer le système, les élites, le néolibéralisme… Étant d’origine marxiste, il veut éliminer le capitalisme et le patronat, ou du moins les soumettre, quoique toutes les tentatives menées jusqu’ici aient abouti à une faillite économique et sociale.

  • À la différence du projet social-démocrate qui cherche à obtenir une coopération efficace entre le patronat et le salariat avec l’État qui favorise et garantit cette coopération, le projet gauchiste prétend soumettre le patronat et lui imposer la volonté du peuple (salarial ?) par l’intermédiaire de l’État : l’État n’est plus ici un facilitateur entre deux entités, mais le représentant de l’une d’entre elles qui contraint l’autre.

Le projet gauchiste n’est plus la coopération mais l’élimination et la soumission de l’un à l’autre. Les seules solutions pratiques des gauchistes et communistes ne consistent finalement qu’en une extension des recettes de la social-démocratie en distribuant davantage, mais au-delà des capacités de la production, et sans lien avec elle ; alors que la social-démocratie articulait au plus juste la production et la distribution-redistribution. Mais justement, la social-démocratie est en panne parce que ses recettes habituelles ne suffisent plus.

Gauchisme idéaliste révolutionnaire

On le constate, le gauchisme n’a pas pour but la satisfaction concrète des besoins sociaux avec les moyens adéquats qui la permette.

  • L’idéalisme est une attitude mentale positiviste qui prétend soumettre le réel à l’idée, avec une détermination morale préconçue ; le bien et le mal manichéens sont préjugés, leurs représentants aussi. Il en résulte une opposition radicale entre les deux, où le bien impose sa loi au mal : la coopération entre le bien et le mal est inconcevable. La motivation idéaliste révolutionnaire du projet est fondamentalement l’élimination, le sacrifice de ceux qu’il désigne comme le mal.

Évidemment, lorsque ce projet est confronté au réel, il ne fonctionne pas, il n’obtient pas de résultats probants, la population n’est pas satisfaite. Si les gauchistes persistent, s’ils veulent garder le pouvoir, ils doivent contraindre la population (qui n’est plus le peuple sacré) à adhérer à leur idéologie, le régime devient policier, totalitaire. Les résultats économiques et sociaux n’étant pas au rendez-vous, une propagande mensongère alliée à la censure empêche toute critique et autre analyse et les réprime, le pays se fige et s’enfonce dans la misère et la peur…

  • Ce qui est un aboutissement logique : dès lors que l’on ne conçoit pas la coopération des différents agents sociaux, l’élimination ou la soumission des dirigeants économiques conduit nécessairement à la ruine.

L’illusion centrale du projet est que l’État peut remplacer ces agents sociaux. Cette illusion est constituée de la conception fusionnelle du peuple et de la nation : l’État pouvant alors remplacer avantageusement les agents considérés maléfiques.

  • Or, l’État démocratique repose sur la légitimité des individus libres et de leurs rapports entre eux, libres aussi, il ne peut décider à leur place. Ces rapports sociaux libres s’opposent à la fusion. La fusion exclut la démocratie et ses rapports sociaux libres qui sont la base de la productivité moderne. C’est la liberté des rapports sociaux qui est féconde ; l’incapacité du projet gauchiste à intégrer la liberté dans son fonctionnement le rend irrémédiablement inefficient.

Du système sacrificiel au système démocratique

Il faut situer la démocratie dans le processus de l’évolution des sociétés humaines, elle n’est pas une invention extraordinaire, elle est au contraire un développement qui prolonge les précédents…
Le système sacrificiel est le premier système structurant des sociétés humaines au sortir de l’animalité. Avant d’être humains nous étions animaux. Animaux, notre comportement était déterminé par notre « programmation génétique » auquel nous ne pouvions échapper, comme les animaux actuels. Comme le dit René Girard, « C’est par le désir mimétique que nous sommes sortis de l’animalité ». C’est donc par ce désir mimétique que nous sommes humains, que nous ne sommes plus déterminés génétiquement. Nous nous déterminons nous-mêmes. Le plus grand défi a été celui de maîtriser notre violence collective, sans quoi nous nous exterminions. La maîtrise de notre violence a été un préalable sans lequel toute la suite était impossible.

L’extériorité sacrificielle

En l’absence de toute autre possibilité, c’est la violence collective elle-même qui a produit ce système, d’auto-défense en quelque sorte. Il faut imaginer les premières sociétés humaines quand la violence collective s'empare d’elles. La violence mimétique de - tous contre tous - se focalise sur - un - et le tue. Ce meurtre de - l'un par tous - choque la communauté, épuise sa violence, et ramène la paix. C'est logique : la maîtrise ne pouvait venir que de la violence elle-même, puisque aucune autre structure sociale n'existait encore. Ce meurtre donne à penser aux meurtriers, à l'ensemble de la communauté donc, que la victime était coupable puisqu'en la tuant, la paix revient. Et elle est divinisée parce qu'en mourant, la paix revient : la communauté extériorisant la responsabilité de sa violence sur elle.

  • C’est l’extériorisation de la violence humaine qui produit la divinité ; c’est une mise à distance de la violence qui a permis de la contenir et ainsi de survivre, le sacrifié est divinisé. Le sacrifice de l’un, qui est une persécution, a donc permis aux premières communautés humaines de survivre. La ritualisation du sacrifice est la première structure de maîtrise de la violence.

Mais, les sociétés humaines continuant à se développer, cette persécution sacrificielle est devenue contreproductive, elle entrave ce développement des sociétés. La civilisation chrétienne est fondée sur la révélation et la dénonciation de ce sacrifice persécuteur. Alors que la persécution était positive dans le fonctionnement des sociétés, elle devient de plus en plus négative. Pour continuer à se développer, les sociétés doivent de plus en plus intégrer la totalité de leurs membres, l’extériorisation, l’exclusion de certains d’entre eux devient de plus en plus dangereuse car elle atteint la cohésion sociale, alors que jadis, c’est par cette exclusion que l’on assurait la cohésion.
Des religions sacrificielles originelles on est passé aux religions révélées, à prétention universelle, et beaucoup plus structurées. Elles conduisent à une pensée de plus en plus rationnelle. La pensée rationnelle progressant, la détermination divine a régressé, jusqu’à la démocratie.

  • La démocratie est advenue lorsque les humains se sont emparés de la responsabilité d’eux mêmes, la démocratie représente la fin de l’extériorisation : on est responsable de soi, de notre réalité et de notre destin. De notre destin collectif : l’objet et la difficulté de la démocratie est de nous assumer en tant que collectivité.

Car c’est collectivement que nous existons, que nous vivons, que nous avons des problèmes à résoudre. Il nous faut donc maîtriser nos rapports sociaux, nos relations entre individus : c’est là tout l’enjeu final, aussi bien du système sacrificiel que du système démocratique. Le sacrificiel masquait notre responsabilité par l’extériorisation divine, le démocratique reprend la responsabilité en interne.

  • Ces deux systèmes s’opposent par la fusion du premier et la relation du second. La fusion grégaire est nécessaire au premier pour masquer la responsabilité humaine dans la divinité, la relation individualiste est nécessaire au second pour maîtriser rationnellement les rapports sociaux.

L’humanité n’a pas d’extériorité

L’humanité n’a pas d’extériorité, elle doit s’assumer entière en interne. Cette tentation d’extériorité ne concerne pas seulement notre violence, elle concerne aussi par exemple nos déchets : on a cru longtemps que l’on pouvait se débarrasser de nos déchets « en dehors », en dehors de notre monde vécu, de notre environnement. La crise écologique nous fait enfin prendre conscience que lorsqu’on les jette, nos déchets nous retombent sur la figure, et ça devient le problème majeur du monde et de l’humanité.
Du fait de notre nature mimétique originelle, nous ne sommes pas « créés » de l’extérieur, par l’extérieur, nous nous créons nous-mêmes en nous imitant les uns les autres, dans tous les domaines et sur tous les plans. L’extériorité nous rassure en nous soulageant du poids de notre responsabilité, mais la réactivation du désir sacrificiel dans notre monde rationalisé et individualiste a provoqué de telles abominations et un tel chaos qu’on se rend compte qu’aujourd’hui, il nous détruit. Il ne nous apporte plus la paix, mais la violence et la mort, il ne maîtrise plus la violence, il la déchaîne. Du fait de notre nature mimétique originelle, le désir sacrificiel est sous-jacent, il est le soubassement de notre désir humain. Il est donc toujours prêt à resurgir chaque fois que nous sommes en crise. Il nous anime dès la naissance, il faudrait apprendre systématiquement aux enfants à s’en méfier maintenant qu’il est devenu contreproductif.
Le désir sacrificiel s’exprime aujourd’hui comme à l’origine, par la fusion. Et la fusion s’obtient par la focalisation contre un bouc émissaire. Cette focalisation fusionnelle est pratiquée par les mouvements dits populistes. Le concept de populiste ne me paraît pas clair, par contre j’y vois clairement à l’œuvre le désir sacrificiel. Pour refuser le sacrifice il faut refuser la fusion, au profit de la relation démocratique.

  • L’ordre sacrificiel est fusionnel tandis que l’ordre démocratique est relationnel.

Le système démocratique devrait en tenir compte : le système présidentiel, avec sa focalisation sur une personne, favorise la fusion et ensuite le clivage, il divise la société, il l’antagonise.
Le marxisme, d’où viennent le gauchisme et le communisme, a systématisé le bouc émissaire, qui est le capitalisme, la bourgeoisie… Ce faisant, il a institutionnalisé un régime sacrificiel, tout en prétendant à la « scientificité », alors qu’au contraire, penser scientifiquement consiste à chercher à comprendre sans chercher de coupable à sacrifier. Elle aussi issue du marxisme, la social-démocratie a cherché des solutions concrètes et pour ce faire a rompu avec le marxisme : on le voit encore là, le réalisme pratique et pragmatique s’oppose à l’idéalisme révolutionnaire, comme la fusion s’oppose à la relation, comme le sacrifice s’oppose à la démocratie.

  • Est-ce que les gauchistes et les communistes haïssent la social-démocratie parce qu’elle est efficace pratiquement ? Non. Non, mais parce que en étant efficace, la social-démocratie les frustre de leur désir de meurtre sacrificiel. La social-démocratie est traître parce qu’elle ne sacrifie pas !

Jean-Pierre Bernajuzan

à suivre...

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