
Le général De Gaulle avait voulu que le chef de l’État soit issu de la rencontre d’un homme et du peuple. Cette proposition est-elle politiquement adéquate ? Il se faisait une représentation du monde et de son pays qu’il exprimait avec certains termes et à l’exclusion d’autres.
D’abord la France, dont il se faisait une certaine idée ; puis l’État, qui devait être fort ; et le Peuple, qui devait élire le chef de l’État. C’est une représentation de la réalité qui correspond à la vision de De Gaulle. Il y manque un terme, essentiel, qui n’entre pas dans la vision gaullienne : la société. Entre les termes de peuple et de société il y a une antinomie opératoire : quand on dit société, on parle de relations sociales, de rapports sociaux ; quand on dit peuple, on parle d’une entité en soi, sans relation sociale, le peuple est en quelque sorte « fusionné », et c’est de cette fusion qu’est issu la France et son État selon De Gaulle. Sa Ve République est tout à fait cohérente avec cette représentation.
Or, plus il est complexe, tout organisme vivant existe par ses échanges, c’est-à-dire par ses relations, par ses rapports : un pays existe par ses rapports sociaux qu’il faut arriver à maîtriser sans les annihiler ni les handicaper. À partir de ces échanges, les rapports sociaux et la société évoluent constamment, c’est cette évolution sociale qui faut arriver à prendre en compte pour maîtriser la situation. La Ve république donne à son Président l’illusion qu’il peut et doit décider de tout, ce qui transforme les citoyens en « sujets obéissants », en contradiction avec la souveraineté du peuple : le peuple souverain n’obéit pas, il décide.
L’antinomie réside entre la fusion et la relation. La vie nécessite la relation, qu’elle soit personnelle, sociale, familiale ou nationale : la vie suppose la relation, reste à savoir laquelle dans chacune des entités. Et la vie évolue sans cesse, elle ne peut être figée. Lorsqu’une entité est figée, elle est morte.
La fusion exprime une représentation figée parce que fantasmée, irréductible, sans moteur dynamique, en soi, dans laquelle l’entité « est », sans avoir besoin de vivre par des relations. C’est un fantasme.
La représentation par la fusion est très dangereuse parce qu’elle ne prévoit pas la vie réelle, et si on ignore la vie réelle on peut se permettre n’importe quoi, d’autant plus que l’identification à une entité fusionnée (peuple, État, famille, république) permet de ne pas avoir à assumer de responsabilités personnellement. Et l'on revient sur terre après la catastrophe quand c’est trop tard.
C’est la démocratie qui rend compte de la complexité des rapports sociaux évolutifs. Un système politique efficient doit être en mesure de les respecter en les conduisant.
C’est l’évolution de la société qui est le moteur dynamique d’un pays, c’est elle qui oblige à changer le régime politique : ce n’est tout de même pas Louis XIV, Louis XV ou Louis XVI qui ont voulu la république ! C’est l’évolution de la société qui a nécessité le changement de régime politique, elle le subvertit pour qu’il lui corresponde. Si la société n’avait pas évolué, le changement de régime politique n’aurait pas été nécessaire. En s’imaginant que l’État mène le jeu, les politiques empêchent la bonne organisation sociale au lieu de la favoriser. La démocratie est d’abord sociale avant d’être politique ou étatique. En faisant de l’État le décideur omnipotent, la Ve république renverse l’initiative de la société à l’État et au politique, et légitime l’arbitraire du politique sur la société.
Le système électoral présidentiel à deux tours permet l’élection d’un candidat recueillant moins de 20% des voix au premier tour, c’est-à-dire très minoritaire mais qui va pouvoir imposer ses décisions pourvu qu’il obtienne la majorité au moins relative aux législatives. Comme la présidence est leader, l’élection d’un candidat entraîne le plus souvent celle de la majorité des députés qui le soutiennent. Ce système électoral, tout à fait conforme à la vision gaulliste, subordonne le législatif à l’exécutif, c’est-à-dire que la pluralité des opinions devient secondaire face à l’arbitraire du président.
L’ensemble de l’économie des institutions de la Ve république privilégie l’arbitraire du président élu à la démocratie de la prise en compte de la complexité des rapports sociaux. Dans ces conditions, il favorise la vision fusionnée-fantasmée de la nation contre celle de la société relationnelle.
La Ve république est idéale pour permettre l’arrivée au pouvoir de forces politiques et de personnalités antidémocratiques qui se couleront dans les institutions telles qu’elles sont, mais pour y mener des politiques et des pratiques contraires à nos valeurs démocratiques.
Cette dérive qui paraît inéluctable est bien contraire au désir originel du général De Gaulle, mais sa vision et sa conception des institutions y mènent pourtant.
Jean-Pierre Bernajuzan