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Le niveau des élèves baisse et il est de plus en plus inégalitaire, toutes les réformes ou pseudo-réformes sont inefficaces, les professionnels de l’éducation sont épuisés, aucune solution viable ne se présente jusqu’ici, les politiques aggravent la situation plutôt qu’ils ne l’améliorent ; malgré toutes les analyses, l’avenir de l’école paraît sans issue. Ce qui est particulièrement problématique, c’est que la situation s’aggrave sans qu’on sache vraiment pourquoi, et par conséquent sans qu’on sache y répondre.
Bien-sûr, les enseignants sont moins rémunérés, moins estimés, moins reconnus que leurs collègues européens, leur formation continue est plus réduite ; mais on est loin d’être sûr qu’une meilleure formation et une meilleure rémunération apporterait une solution réelle à cette débâcle.
Il y a la controverse des tenants de la pédagogie (moderne) et celle des tenants de l’autorité : il n’est pas certain du tout que quelque pédagogie que ce soit puisse résoudre le problème, et il est déjà certain que l’autorité (autoritaire) a montré son impuissance et même sa nocivité.
« Elle », l’AMP (aide-médico-psychologique)
Pour proposer une autre voie je vais extrapoler une expérience réalisée dans un autre domaine que l’enseignement : une AMP (aide-médico-psychologique) qui travaille avec des handicapés que je dénommerais « Elle ». Dans son domaine, Elle est géniale, elle travaille trois fois plus vite que les autres AMP, et les handicapés sont ravis, à l’unanimité, et elle a beaucoup d’autorité ; alors que les autres AMP sont plus ou moins souvent détestés par ces mêmes handicapés, qui ne sont pas ravis du tout par leurs prestations. Comment Elle fait-elle pour travailler si vite tout en ravissant les handicapés ?
« Elle » est hypersensible, elle perçoit spontanément les états psychologiques des personnes dont elle s’occupe, avec sa capacité de « communication-non-verbale » elle sait entrer en relation immédiate avec n’importe quel handicapé quel que soit le type de son handicap. Elle a un véritable don pour ce faire.
Mais « entrer en relation » ne signifie pas forcément plaire ou satisfaire, quelle est donc la cause du ravissement des handicapés de toutes natures : moteurs-cérébraux, troubles psychiatriques, etc ?
D’autre part, Elle est elle-même handicapée, elle a beaucoup de mal à s’intégrer dans l’ordre hiérarchique des établissements de soins, a facilement de mauvaises relations avec ses collègues et ses supérieurs. Mais dans son travail et ses relations avec les handicapés elle a toujours raison, contre n’importe qui, mais ce n’est pas elle qui commande. Ceux qui commandent ne savent pas faire le travail comme elle sait le faire, elle.
En plus de divers troubles psychologiques et autres, Elle a « peur », simplement peur du réel de sa vie, mais une peur irrépressible qui peut l’empêcher de travailler, de vivre. Face à cette peur, elle fuit, et c’est en fuyant qu’elle ne peut plus vivre, qu’elle ne peut plus travailler, qu’elle se désocialise. Pour fuir, elle se drogue. Mais la drogue n’est pas le problème, car si elle en est sevrée elle continuera à avoir peur et aura toujours besoin de fuir, par quel autre moyen ?
Elle a essayé de surmonter sa peur, elle a échoué à sortir de chez elle, elle a fait de son appartement un refuge, difficulté supplémentaire pour en sortir. Son psychiatre lui a dit explicitement qu’il n’existait pas de traitement psychiatrique contre la peur, la peur peut se résoudre dans l’expérience de la vie sociale : si ça marche tant mieux pour elle, si ça ne marche pas tant pis pour elle !
« Elle » est géniale, mais elle est fragile. Il faudrait qu’elle ne vive pas seule, car seule dans sa peur elle est totalement irresponsable vis-à-vis d’elle-même, alors que lorsqu’elle est en charge d’autres personnes elle est très responsable, habiter dans un appartement thérapeutique où elle serait en charge de patients serait parfait. Il faudrait qu’un établissement la prenne en charge pour mettre en œuvre sa façon de travailler puisqu’elle extraordinairement meilleure que les autres (n’oublions pas qu’en travaillant 3 fois plus vite elle ferait faire de grandes économies à la Sécurité Sociale).
Il y a un domaine où Elle n’a pas mis en œuvre son savoir-faire, c’est de lutter contre la peur des handicapés, car je subodore qu’une grande partie des handicaps sont causés par la peur, mais comme sa défense contre sa propre peur consiste d’abord à l’ignorer, à la refouler, elle n’allait pas la rechercher chez eux non plus (n’oublions pas encore que les psychiatres ne soignent pas la peur).
La qualité du travail d’AMP peut être bon ou mauvais, voire très mauvais. En général les encadrants ne savent pas faire le travail d’AMP, ils organisent, font les plannings, maîtrisent les finances, mais sur le travail lui-même ils ne connaissent à peu près rien. Ils ne savent pas faire la différence entre une bonne AMP et une mauvaise, ils embauchent donc n’importe qui sensés faire le même travail : ce sont les handicapés qui en pâtissent et qui, eux, savent qui est bon ou mauvais.
La profession d’AMP n’est pas valorisée, ceux qui l’exercent le font souvent parce qu’ils n’ont rien trouvé de mieux, elle se situe en bas de la hiérarchie sociale ; il arrive souvent qu’ils l’exercent pour se valoriser aux dépens des handicapés moins considérés : c’est évidemment catastrophique pour les handicapés.
« Elle » se positionne toujours auprès des handicapés - en tant qu’égale
La raison pour laquelle les handicapés plébiscitent « Elle », c’est parce qu’elle se positionne toujours par rapport à eux - en tant qu’égale -, elle n’y a aucun mérite, elle ne peut pas faire autrement. Ce faisant, ils se sentent « reconnus » : c’est là la différence essentielle entre Elle et les autres AMP.
En fait, Elle se positionne toujours en tant qu’égale, avec qui que ce soit. Si les handicapés l’acclament, il en va tout autrement de ses collègues et de l’encadrement. Face à la hiérarchie elle s’effondre, elle sait que sa « spontanéité égalitaire » ne peut pas renverser la hiérarchie, alors elle s’énerve et se démolit d’elle-même.
On s’aperçoit donc que l’égalité est efficace, tandis que la hiérarchie est inefficace, pourquoi ?
En se positionnant en tant qu’égale, les handicapés la reçoivent comme l’une des leurs, ils partagent une même identité : conséquence, ils acceptent ses propositions, leurs relations sont ainsi plus fluides, les différents soins se passent mieux et plus rapidement. Pour comparer, quand les autres AMP veulent imposer leurs soins, les handicapés résistent, les AMP négocient, et finalement les contraignent à les accepter parce qu’ils ne peuvent attendre plus longtemps, à la limite de la maltraitance.
La relation qu’établit Elle avec eux les met en position d’acceptation, ils ont envie de lui faire plaisir parce qu’ils ont du plaisir à participer avec Elle, ils ne lui sont pas hostiles.
« Elle » a beaucoup d’autorité
L’autorité est une notion souvent mal comprise : l’autorité existe lorsqu’on n’utilise ni la force ni la contrainte ni la séduction pour être obéi. L’autorité repose sur la légitimité que l’on reconnait à la personne qui l’exerce. Ainsi donc, l’autorité est « accordée » par ceux qui la subissent à celui qui l’exerce. D’habitude on imagine l’autorité venant d’en haut, alors qu’en fait, elle vient d’en bas. Quand elle vient d’en haut, c’est de l’autoritarisme, complètement inefficace. Ainsi, si les salariés accordent son autorité à leur patron, il a de l’autorité, s’ils ne la lui reconnaissent pas, il n’en a pas ; si les enfants accordent de l’autorité à leurs parents, ils ont de l’autorité, s’ils ne la leur accordent pas, ils n’en ont pas.
Aussi, lorsque les politiques et autres prétendent « rétablir » l’autorité par la force, ils renoncent au contraire à cette autorité, la contrainte et la force empêchent l’autorité. Or, c’est d’autorité que l’on a absolument besoin, et non de force ni de contrainte, car l’autorité est très efficiente, tandis que la contrainte et la force sont inefficientes et même contreproductives. Si les handicapés accordent l’autorité à Elle, mais c’est parce qu’elle leur fait du bien, qu’elle les respecte, parce qu’elle les reconnait.
« Elle » est marginale, elle n’est pas normale. Et la normalité est une hiérarchie sociale
Dès qu’elle entrée à l’école maternelle, elle a su qu’elle n’était pas comme les autres, qu’elle était différente. Son hypersensibilité, sa capacité à percevoir les motivations cachées et profondes, hypocrisies, mensonges, vérité, etc, ainsi que son impérieuse éthique d’égalité, lui donnent une « personnalité » particulière, extrêmement exigeante, et partant, extrêmement efficace. Dans sa personnalité, la hiérarchie n’existe pas, ne compte pas ; elle est, elle vit et elle travaille hors hiérarchie, la hiérarchie n’est pour elle qu’un obstacle, un défaut, une tare, un empêchement. « Elle » se revendique marginale, car tout ce qu’elle est, vit et fait est hors normalité : devenir normale lui ferait à perdre tout ce qui la constitue, ce serait un reniement suicidaire.
On voit là l’exigence absolue sur laquelle elle vit. Lorsqu’elle travaille elle se donne toute entière, elle ne se contente pas de faire juste son travail ; c’est bien ainsi que les handicapés la perçoivent.
Dans sa marginalité, « Elle » révèle des potentialités non apparentes dans la normalité
Avec sa personnalité de marginale elle passe outre les a priori de la normalité, elle apporte des réponses que la normalité n’imagine pas. La normalité étant hiérarchique, elle ne peut imaginer que les soignants se posent à égalité avec les handicapés qu’elle perçoit, a priori, comme inférieurs. Il faut l’admettre, l’extraordinaire capacité de Elle tient à sa marginalité : les AMP normaux doivent lutter contre leur identité pour accomplir la même qualité de travail, alors que Elle s’y réalise sans effort.
Et si « Elle » est capable de ce travail, d’autres personnes plus ou moins comme elle doivent bien exister !
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Et dans le système éducatif ?
« Elle » n’a jamais appris car elle a toujours su faire. Pré-ado, elle s’occupait des petits, qui l’adoraient, et elle avait déjà beaucoup d’autorité. Quand elle est devenue AMP elle a professionnalisé son don, mais elle peut s’adresser à n’importe qui, pas seulement aux handicapés.
À l’école, les élèves peuvent avoir beaucoup de blocages psychologiques qui les empêchent d’apprendre comme ils le pourraient sans eux. Ces blocages ne sont pas des manques d’intelligence, mais ils empêchent les enfants d’être disponibles à l’apprentissage scolaire. L’intervention des AMP ne serait pas un enseignement, mais un accompagnement psychologique personnalisé s’adressant à chaque enfant de manière spécifique.
Cet accompagnement, tel que Elle le pratique, se réaliserait dans la salle de classe comme un soutien à l’enseignement du professeur à la fois individuel et collectif, ce qui ferait partager ces accompagnements par tous les élèves. Ceci se différencierait du travail des psychologues scolaires qui s’occupent des enfants en difficulté en dehors de la classe, les isolant de leurs camarades au risque de les stigmatiser. Au lieu d’individualiser le problème au risque de faire peser sur l’enfant une déconsidération, on fait participer toute la classe à cet accompagnement qui devient ainsi mutuel et collectif.
Au lieu de rajouter une charge de travail aux enseignants qui n’en peuvent plus, il s’agirait de leur apporter une aide extérieure à leur mission d’enseignement qui améliorerait la disponibilité des élèves.
La société évolue sans cesse, l’attitude des enfants-élèves aussi
En évoluant la société s’individualise de plus en plus. Certains confondent individualisme et égoïsme, c’est totalement faux : les gens grégaires (non individualistes) ne sont pas moins égoïstes, l’individualisme n’y change rien.
La société s’individualisant de plus en plus, les enfants qui naissent et vivent dans cette société acquièrent de plus en plus tôt et profondément les caractéristiques de l’individualisme : le sentiment de leur légitimité, de leur égalité et de leur liberté. Ce qui fait évoluer continûment leur rapport aux adultes et à l’autorité.
Consciemment ou non, les enfants se savent légitimes et égaux, on peut de moins en moins leur imposer n’importe quel ordre ou comportement. Pour obtenir ce que l’on veut et qu’on estime bon pour eux, il faut d’abord obtenir leur adhésion, l’imposition arbitraire et générale ne fonctionne plus. C’est un progrès, mais qui peut se révéler catastrophique si on n’adopte pas une autre façon de faire, de transmettre et d’ordonner. Cette nouvelle façon d’être se retrouve aussi dans les entreprises, il n’y a pas que l’école qui doit changer.
La socialisation individualiste-égalitaire devient prépondérante, mais l’enseignement reste hiérarchique
La société d’antan était grégaire et hiérarchique, les « inférieurs » dont les enfants, devaient obéir sans poser de question, l’enseignement était transmis de cette façon-là ; autrefois cela n’avait pas trop d’importance, l’école sélectionnait les meilleurs tandis que les autres trouvaient du travail et se socialisaient même illettrés ; aujourd’hui il en va tout autrement, les illettrés seront exclus.
Dans cette société grégaire on pouvait distribuer le savoir « à la volée » comme on semait le blé autrefois : ceux qui le pouvaient le ramassaient et les autres s’en passaient. Dans notre société individualiste et développée, personne ne peut plus se passer du savoir pour se socialiser, il est obligatoire pour chacun. La distribution du savoir doit obligatoirement se faire autrement.
Le frère de « Elle » est professeur dans un collège, il enseigne à tous les élèves, certains en profitent bien et d’autres non. Il n’y peut rien, c’est comme ça. Il n’a pas les moyens de résoudre ce problème, de formation, de capacité, ni institutionnel. Ça lui échappe complètement alors que c’est lui qui est à pied d’œuvre.
À mon avis, la dégradation générale du système éducatif est due au décalage entre les méthodes d’enseignement au sens large, et le niveau d’individualisme acquis par les élèves, conscient ou non, auquel elles sont inadaptées.
Les différentes pédagogies n’échappent pas au régime ancien, elles demeurent dans le style de l’enseignement hiérarchique, les élèves les plus favorisés en profitent bien, mais les autres de plus en plus mal. Ce qui fait baisser le niveau général. Et on s’en rend compte désormais, cette faiblesse commence dès le début du primaire. C’est tout le système éducatif qui fonctionne sur le mode hiérarchique, l’administration de l’Éducation Nationale tout particulièrement, en décalage de plus en plus flagrant avec la mentalité égalitaire montante des élèves.
La responsabilité du système éducatif devrait être assumé par des instances sociales, et non étatiques parce que l’État ne socialise pas car la socialisation se réalise par des relations sociales que l’État ne peut avoir - c’est la société qui socialise, et que l’éducation procède de la socialisation, elle devrait donc échapper à l’emprise des politiques qui ne savent que le saccager en y introduisant leur démagogie électorale.
Pratiquement, comment faire ?
Pour mettre en œuvre ma proposition, il faut commencer par sélectionner les personnalités répondant éventuellement au modèle psychologique type de « Elle », puis les évaluer et les former à leur tâche future ceux qui auront été estimés aptes ; ils ne devraient pas être très nombreux, ces personnalités sont relativement rares. On s’aperçoit que c’est une mauvaise prise en charge des élèves dès le début du primaire qui se répercute tout au long de la scolarité, c’est donc là qu’il faut investir pour l’avenir. Dans les classes suivantes, il s’agira de réparation pour essayer de rattraper le retard accumulé.
La marche d’un pays est déterminée par l’évolution de sa société qui finit par subvertir le système politique pour l’adapter à ses besoins, les politiques réagissent donc toujours avec retard et pas forcément à bon escient. C’est pourquoi il faudrait que ce soit des instances sociales, qui n’existent pas actuellement, qui en assurent la marche quotidienne parce qu’elles seraient a priori mieux insérées dans la société.
Le suprémacisme politique est une plaie. Les sociétés ont existé longtemps avant que n’adviennent les États, elles ont su se gérer elle-mêmes pendant longtemps, les sociétés doivent gérées par elles-mêmes, pas par l’État, pas par les politiques. Ce qui suppose une réorganisation et un réajustement très importants des institutions.
Jean-Pierre Bernajuzan