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Billet de blog 15 décembre 2022

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Réfléchir en commun

J’appelle ici à un travail collectif de réflexion sur la signification de qui s’est passé le 10 décembre 2022 au cours de la réunion dite «Assemblée Représentative» de la France Insoumise.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les observateurs, journalistes où politologues, ont mis au premier plan ce qui leur est apparu comme la mise à l’écart de plusieurs figures du mouvement : François Ruffin, Clémentine Autain, Raquel Garrido, Alexis Corbières, Eric Coquerel. 

Beaucoup ont compris que ce qui apparaît, toutes proportions perdues, comme un petit “coup d’état ”, était déjà en germe dans l’entretien saisissant que Jean-Luc Mélenchon avait donné à l’hebdomadaire Le UN en Octobre 2017.  Dès ce moment il a prévenu que la France Insoumise n’avait pas vocation à être démocratique, mais collective. Cela suffit, je crois, à déduire les autres assertions étonnantes comme : « On me demande où est la direction ? Il n’y en a pas ! » (Sic!).

Je livre ici quelques interrogations et des ébauches de réponses partielles et provisoires sur lesquelles je sollicite critiques et développements de la part de ceux qui seront attirés par l’importance des enjeux tant idéologiques (théoriques?) que politiques.

Jean-Luc Mélenchon a rompu fin 2008 avec le Parti Socialiste qui, lui-même, s’était grandement éloigné de la social-démocratie au sens où celle-ci, sans remettre en cause le système capitaliste, s’efforçait tout de même jadis d’arracher aux classes dominantes quelques avantages pour les classes laborieuses.

Il s’est lancé dans un travail d’innovation théorique en lui-même très louable, travail qui abouti, en 2014 à un livre :L’Ère du Peuple dans lequel il met au premier plan les notions de révolution citoyenne et d’intérêt général. 
Je note simplement que ces deux concepts contournent la division de la société en classes antagonistes et même, s’y opposent. L’actionnaire, le rentier, l’exploiteur, ne sont pas moins citoyen que le technicien de surface et classiquement la classe dominante présente son intérêt propre comme l’intérêt général.

Dans le même temps, Mélenchon déclarait s’inspirer des travaux de Chantal Mouffe, elle-même compagne et disciple du péroniste de gauche Ernesto Laclau. C’est la période « Populiste de gauche ». Dans le péronisme, ou le populisme, nous retrouvons l’idée que la division en classes est secondaire et qu’il y a, au delà des classes une entité “Peuple” sur laquelle baser une politique qui s'incarnera dans la personne d'un Chef. 

Laclau et Mouffe ne prétendent pas que la société tout entière soit une, dans la visée populiste. Ils professent que la politique se doit d’y construire des antagonismes, mais qui s’attachent à ne pas recouper les antagonismes de classes. Le politique populiste, pour Mouffe, prend d’abord parti dans toutes sortes d’oppressions : celle des femmes victimes des hommes, celle des LGTB victimes des hétérosexuels, des immigrés victimes des nationaux, par exemple. Combats évidemment justes et qui présentent l’avantage de ne pas être socialement clivants : le camp politique dominant (macronien lorsque j’écris) se déclare totalement engagé dans les mêmes combats, ce qui conduit l’opposition populiste non à s’opposer mais à rivaliser : nous sommes plus humains que vous sur la question de immigration, plus mobilisés que vous pour les droits des LGTB, plus vigilants que vous en matière de violences faites aux femmes… ce qui peut conduire à des difficultés comme on l’a vu dans l’affaire Quattenens.

Plus ou moins conscient des difficultés que manifeste, sur le plan théorique et pratique (politique) le populisme de gauche, et du fait d’un certain attachement à la lutte des classes, Mélenchon s’en est éloigné, sans renoncer à « la révolution citoyenne » et à la défense de « l’intérêt général ». Mais ces deux concepts, eux aussi, restent sur le terrain de l’élu des banques, Macron : nous sommes plus citoyens que vous, c’est nous qui défendons l’intérêt général, pas vous.

Je me suis exprimé à grands traits sur les éléments théoriques qui, selon moi, basent l’idée que Mélenchon se fait des changements qu’il porte et veut mettre en œuvre, en accédant aux affaires, comme président ou (on l’a vu) comme premier ministre. Pourtant je propose une réflexion sur ce qui s’est passé le 10 décembre, et qui n’a concerné que la «réorganisation» du mouvement.

C’est que, comme l’a justement noté l’un des cadres de la France Insoumise laissé de côté par Manuel Bompard (il s’agit de Heindrick Davi, député de Marseille), c’est la vision politique qui domine la conception de l’organisation du mouvement.

On le sait, et nul ne l’a mieux exprimé que Frédéric Lordon : si Mélenchon accède aux affaires1 la contre attaque des forces de la Banque sera telle qu’il lui faudra prendre des mesures plus radicalement anticapitalistes que prévues, ou bien, comme Tsipras en Grèce, reculer et s’aplatir.
Quelles forces détermineront le choix d’une des branches de cette alternative, ou de l’autre ? 

Éventuellement, les forces sociales : ouvriers, employés, artisans, paysans…
Mais en 1982 a eu lieu, sous Mitterrand (pour qui Mélenchon professe une admiration filiale),  le grand virage libéral qui a fait entrer le personnel politique français dans la révolution reaganienne et thatcherienne. Aucune force politique n’a proposé de prendre appui, ni n’a fourni d’appui à aucune force sociale. La contre-révolution libérale est passée « comme une lettre à la poste »,

Mais la FI est, potentiellement, autre chose que ne l’étaient le PCF et le PS. Dans un contexte général de déclin des organisations politiques et syndicales de gauche, la FI a surgi, fin 2016, début 2017 comme une adhésion populaire aux mots et au programme (élaboré, audacieux et réaliste) du candidat Mélenchon, qui, sans doute, n’en espérait pas tant. 

Et voilà la thèse que je propose à la réflexion : qu’une force politique se constitue qui soit capable de mobiliser les classes populaires pour refuser la capitulation, Jean-Luc Mélenchon ne le veut pas.

Je ne dis pas qu’il veut, le moment venu, capituler comme l’a fait Pierre Mauroy en 1982. Ce qu’il veut c’est éviter le surgissement des masses dans l’arène où ces choses se décident, garder seul le contrôle. 
Ce n’est pas pour des raisons morales que cette stratégie est condamnable, c’est pour une raison pratique : contre les banques, seul le peuple mobilisé par un puissant parti démocratique peut protéger l’action d’un gouvernement de gauche.

J’en viens enfin à parler du 10 décembre ! Dans la conception que l’on pourrait dire «mélenchono-bompardienne» de l’organisation, il s’agit de disposer d’un volant de militants, si possible assez large, politiquement muet, passif. L’expérience montre que cet outil vaut quelque chose durant les campagnes présidentielles : cela suffit.

Parmi les critiques du dispositif annoncé, Clémentine Autain a dit l’essentiel : «Les militants devraient être au cœur du dispositif, et ils n’y sont pas».

Mais comment fait-on pour traiter les militants comme des enfants, ou des colonisés, incapables d’avoir leurs propres opinions politiques, sans qu’ils se rebellent ?

C’est ce qu’il faut évoquer maintenant. 
La FI est construite, ou pour mieux dire, déconstruite, de manière à empêcher toute manifestation contestataire. C’est pourquoi, sans doute, la crise actuelle ne débouchera sur aucun recul de la direction. Tout au plus, encore une fois, de nombreux militants vont rentrer chez eux.

Pour commencer, on n’y adhère pas. Qui en est membre ? Il y a une plateforme sur laquelle des gens se sont inscrits. On peut se désinscrire. De temps à autre la direction propose que cette plateforme soit utilisée pour approuver telle ou telle décision, par un clic. Mais la plupart des gens inscrits à un moment donné ne militent pas sur le terrain, et inversement, moi qui me suis désinscrit en 2018, comme beaucoup d'autres, je suis actif sur le terrain dans mon Groupe d’Action.

A la base, il y a le Groupe d’Action. Au sommet, la direction, avec un dispositif compliqué : coordination des espaces politiques, porte-paroles etc. De nombreux espaces de blabla sans aucun effet sur l’orientation, solitairement définie par Mélenchon et son premier cercle.

Si un groupe d’action manifestait un désaccord : par exemple sur le fait que les députés de la FI n’aient pas soutenu la motion présentée par le P.C.F. pour condamner l’Apartheid en Israël, que se passerait-il ? Rien. Tout d’abord, ils éprouveraient de grandes difficultés à voter. Le vote, à la FI a mauvaise réputation : il doit y avoir consensus… Bon, s’il y a consensus, le GA enverra une lettre à la Direction. Rien ne contraint la direction à en tenir le moindre compte. Dans le meilleur des cas, ce sera le silence, ou une fin de non recevoir polie. Dans le pire des cas, le GA sera «décertifié » c’est à dire n’aura plus d’existence légale dans la FI.

Entre le GA et la Direction, il y a les Assemblées Représentatives qui sont composées pour partie de cadres cooptés et de responsables de GA tirés au sort.

Il faut s’arrêter un instant sur le tirage au sort. Ce procédé, également utilisé dans les Assemblées, Conseils, convoqués par Emmanuel Macron sur toutes sortes de sujets, a pour objectif d’empêcher qu’il y ait opinion, débat contradictoire et surtout représentation. Un délégué serait élu par sa base pour porter à l’échelon supérieur un certain nombre de positions politiques. Un tiré-au-sort ne représente que lui-même, il est ramené à son insignifiante singularité. Dans une telle assemblée, la tribune, elle, n’est pas tirée au sort. Elle incarne une autorité de fait.

Un autre dispositif vise au même but c’est l’exigence à tous les niveaux, de la parité homme-femme. Un GA ne peut être « certifié » c’est à dire comptabilisé par la direction que s’il est animé par une femme et un homme. De même, la direction ne donne le label FI, au moment des élections, qu’à des candidatures duos homme et femme. La parité obligatoire a été dénoncée, dès son apparition concernant l’Assemblée nationale par de nombreux intervenants, pas tous réactionnaires, et par des féministes engagées. Les objections, dans le cas général, sont évidentes. Qu’il s’agisse de députés, ou de responsables, c’est affaire de désir (d’égo comme on dit avec mépris -et hypocrisie- puisqu’il est bien clair que chacun dit « moi, je ») et de qualités, de compétences. Ce n’est pas affaire de genre. Un autre type d’objection concerne le fait qu’il existe d’autres discriminations : pourquoi si peu d’africains ? Si peu d’ouvriers ? 
Un parti existe pour donner corps à des idées politiques, dès lors, toute responsabilité dans un parti doit théoriquement être dévolue à qui a le meilleur talent et la meilleure compétence pour remplir cette tâche. Exiger (c’est le cas également au Parti de Gauche, premier parti créé par Mélenchon) que toutes les responsabilités soient assumées par un duo de genres, c’est, comme pour le tirage au sort, abaisser la politique, les idées, les opinions. 
Je ne sais pas, soit dit en passant, qui était la femme faisant équipe duelle avec Adrien Quatennens, ni celle qui accompagne Manuel Bompard…


Toutes ces dispositions, toutes ces particularités : pas d’adhérents, pas de statuts, refus du vote, du débat contradictoire, obligation de parité, tirage au sort des participants aux assemblées dites par antiphrase «représentatives», sont profondément anti démocratiques.

Quelques militants se rassurent en prétendant que l’on peut être contre la démocratie dans l’organisation, sans du tout cesser d’être un démocrate dans la cité. C’est ce que nie le bon sens… et François Ruffin quand il tire ce bilan du 10 décembre : «À quoi ressemblera notre 6ème République ?».

La profonde dégradation morale et politique que manifeste cet espèce de coup d’état melenchono-bompartien du 10 décembre ne concernerait que les militants engagés dans cette aventure s’il n’existait pas, dans le paysage politique français, un parti aux aguets prêt à profiter de cette vacance et à balayer les partis de gauche, les syndicats, et les mouvements gazeux.

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