Un chef de chasse. Les chasseurs débattent sur le nom de celui qui sera choisi. Pourquoi pas « X », dit Malaurie, « Puisque tout le monde dit que c’est le meilleur chasseur ? ». On lui répond : « Pas X, il rit trop fort ».
J’interprète cette étonnante réplique comme ceci : le groupe des chasseurs a besoin d’un chef pour agir de manière aussi coordonnée que possible. Le chef va constituer le groupe comme une unité opérante. Mais les sujets, au sein de ce groupe, restent jaloux de leur individualité, il ne permettent pas qu’un autre, fut-il chef, s’autorise, en riant plus fort qu’il ne convient, à humilier ses pareils. Une petite tape sur le nez…de l’Ego du chef (si je puis dire !).
Je ne me raconte pas que c’est du fait d’une sagesse ancestrale que les peuples premiers savent régler convenablement la question de l’usage, limité et momentané de l’autorité. C’est tout simplement parce que le groupe est numériquement petit.
Selon Leroi-Gourhan et les meilleurs ethnologues, on peut faire l’hypothèse très générale que nos ancêtres au paléolithique, les chasseurs cueilleurs, vivaient dans des groupes familiaux comportant moins de vingt cinq membres reliés à moyenne distance à d’autres groupes de taille comparable par des liens d’échanges de biens et des mariages. Nous n’avons naturellement guère de moyens de savoir quel était le rôle du chef et celui de l’autorité il y a trente ou cinquante mille ans. Nous pouvons seulement observer l’état de ces questions chez nos contemporains dont le mode de vie semble voisin, chez les autochtones australiens, en Amazonie, en Nouvelle-Guinée et chez les nombreux peuples qui vivaient sur les deux continents américains avant l’arrivée de européens. Ces derniers, d’ailleurs, n’étaient pas tous, loin de là, des chasseurs cueilleurs, on y trouve aussi bien des sociétés plutôt féodales et de grandes civilisations. Pour ce qui concerne les premiers, la question des « chefs » ne se posait pas nécessairement, même en cas de conflit de petite importance. Les grands chefs Cheyenne ou Sioux sont apparus … quand il s’est agit de résister à l’homme blanc. Auparavant, il pouvait exister un genre de conseil, auquel participaient les hommes adultes et les femmes ménopausées[1] et où la parole de chacun était respectée. Mais là encore, cette solution équitable n’est possible qu’avec des groupes comportant moins d’une vingtaine de « guerriers » (donc moins de cent êtres, avec les femmes, les jeunes et les enfants).
Au-delà on entre dans le registre de la soumission au « grand chef », ou au roi.
Avant d’aller plus loin, considérons rapidement le cas d’autres sociétés animales. Elles peuvent être plus ou moins hiérarchisées. Depuis la meute des loups, absolument dominée par un couple (le numéro un peut être le mâle ou la femelle) qui interdit les autres mâles de copulation, jusqu’à la structure bien plus souple de la troupe de chimpanzés ou de bonobos, où règne une hiérarchie moins absolue et plus complexe, avec des alliances, des renversements d’alliance et l’équivalent de véritables manœuvres politiques, avec une bonne dose de promiscuité sexuelle, quoiqu’on y distingue le privilège du numéro un : c’est lui copule le plus souvent avec les femelles au moment où elles sont plus fécondes. Notons en passant que dans le règne animal, la hiérarchie est fixée par des critères physiques : force, vigueur (astuce, parfois, mais à la marge). C’est différents chez les parlêtres où d’emblée, ni la force ni l’intelligence ne sont déterminantes, mais tout simplement l’art de briguer le pouvoir, rarement, comme on le sait, associé à celui de l’exercer.
Il semble que, dès qu’il y a de l’humanité (on remonte, par hypothèse, quarante mille ans en arrière, mais peut-être beaucoup plus loin), il y a des règles de parenté et donc de mariage parfois fort complexes[2], bien au-delà d’une simple interdiction (ou sacralisation) de l’inceste. Mais cette supposition n’est basée que sur des faits sociaux contemporains, concernant des peuples qui, pour être « premiers », n’en ont pas moins évolué eux aussi.
En tous cas, ces règles manifestent une autorité terrible, exercée par le groupe et totalement dépendante du langage. Roman Malinovski rapporte, à propos des indigènes des îles Trobriand dont il étudie les moeurs, le cas d’un jeune homme qui couche avec sa sœur. Toute la tribu le sait, mais nul ne le dit. Or, un jour, la fiancée légitime de cet homme dénonce le fait sur la place publique. Aussitôt, la sœur grimpe en haut d’un arbre, se jette et se tue (on ne sait ce qu’il advient du jeune homme !).
Cette autorité n’est pas incarnée. Elle va s’incarner quand les groupes vont devenir beaucoup plus vastes, conséquence de la révolution néolithique.
On rencontre alors graduellement, au fil des millénaires mais en accéléré, des rois, des porte-parole, des princes, des cours, des ministres, des fonctionnaires, des villes, des statistiques, des armées et des impôts, c'est-à-dire toute une marée montante d’autorité, d’autorités et de délégations d’autorité. Remémorons-nous la scène (souvent montrée dans des films qui se passent en Afrique) où, en présence du roi, un homme s’adresse au porte parole : « Dis au roi que… » tandis que ce dernier prononce : « Le roi dit que ». La bouche du roi reste fermée. C’est sa parole qui détient le pouvoir, et elle n’émane de son corps que mystérieusement.
On a là un pouvoir permanent qui n’est plus lié à aucune crise ni guerre. Il n’est contestable que par le meurtre. Aussi sa base peut-elle être dite aussi bien religieuse. Le roi (pensons aux Incas, aux Aztèques) est aussi le grand prêtre (ou bien il lui est étroitement lié), et il garantit l’ordre du monde : que le soleil se lève et que la pluie tombe.
On retrouve tout ces éléments dans les civilisations occidentales, avec toutefois des différences plus que remarquables entre, disons, l’Egypte ancienne, la Grèce antique, l’empire Romain et notre moyen âge. En très gros : le pharaon est tout puissant et participe de la divinité, « parce que » l’empire est vaste et dure quatre millénaires. La Grèce nous donne la première image de ce qui s’appellera la « démocratie », mais ce n’est pas la Grèce, c’est Athènes, une ville, et cette civilisation qui nous a tant donné n’a duré que cinq siècles.
Rome commence avec des rois, continue avec une République qui est une ploutocratie, les sénateurs exerçant le pouvoir et captant les richesses, mais avec une vie politique intense et de nombreux conflits –sans compter les guerres-- et finit par l’Empire, qui recouvre presque la totalité du monde connu, où l’on retrouve un dirigeant autocrate incarnant le divin par-dessus le marché.
Et certes, l’histoire de la période impériale romaine offre plus d’un exemple d’Empereur, de César, de Tribun que le pouvoir a rendu fou.
Notre moyen âge revient loin en arrière avec la contraction des échanges, la primauté du local, de l’ignorance, de la sauvagerie, et une lente montée vers l’ordre féodal puis des royautés tendant vers l’absolutisme.
Bien avant les nations nous avions en Europe la Chrétienté et cette structure de pouvoir extraordinairement stable qu’a constitué la Papauté. George Orwel fait observer, dans « 1984 », que la Papauté, se perpétuant par cooptation, s’est montré incomparablement plus stable que les pouvoirs royaux reposant sur la filiation.
Ce balayage simplifié jusqu’à la caricature veut simplement évoquer le jeu de l’autorité, du pouvoir, de la représentation et de la délégation tout à fait hors de la portée des caractères, des volontés individuelles, ou comme on le dit (à mon avis stupidement) du fameux et funeste Ego surdimensionné. Toute ces problématiques se jouent dans le cadre de l’antinomie entre collectif et sujet qui constitue le fond de la condition humaine.
Puis, ce qui est en cause, c’est la crise (une chasse), le conflit (une guerre), le fantasme d’un ordre du monde (la religion).
Dans tous les cas et quel que soit l’objet sur lequel il porte, un empire, une armée, une administration, un parti, mais même bien moins que cela : un laboratoire ! le pouvoir rend fou.
Mais pas tout de suite. Pas dans le moment précis en vue duquel il a été constitué.
Bonaparte n’est pas fou à Austerlitz. César n’est pas fou quand il franchit le Rubicon. Mélenchon n’est pas fou quand il fait campagne pour être président de la République.
Dans l’opération qui constitue un pouvoir, de nombreux sujets délèguent une partie de leur volonté à une personne, en vue d’un but, d’une épreuve. Par ce moyen, ils constituent transitoirement un être qui n’est plus ni un humain, ni bien sûr l’humanité. Un être de nature instable qu’on peut nommer un « collectif ». Du chef on dit qu’il a été investi. Je peux me représenter sa subjectivité envahie, alourdie, distendue par les milliers de subjectivités qui ont en effet investi la sienne propre.
Comme la grenouille de la fable, il est en danger d’éclater. Tant que l’action collective urgente lui permet de dériver cette tension, la situation est supportable.
Ensuite il faut, dans l’intérêt du groupe et même dans l’intérêt du chef, qu’il soit débarqué. Comparons les destins de ceux qui ont été écartés du pouvoir et les autres.
Georges Clemenceau, qui, selon la légende, fut le « Père la Victoire » durant la boucherie européenne de 14-18, a été évincé en 1920. Churchill, âme de la résistance anglaise lors de la seconde guerre mondiale, est battu aux élections en 1945. De Gaulle, chef de la France Libre, doit partir en 1946. Plus tard artisan d’une politique indépendante de la France, il est battu en 1969.
Au contraire, Bonaparte, qui porte d’abord en Europe les valeurs de la Révolution Française se fait couronner Empereur et promène sa folie en Espagne et en Russie, saignant la jeunesse française et européenne. Hitler, Mussolini, Staline conquièrent des pouvoirs dictatoriaux sans précédent et sans limites et laissent derrière eux des montagnes de cadavres, au point d’emporter la raison de toute une civilisation.
Tout ceci nous éloigne en apparence du cas particulier de l’organisation politique, mais une partie des enseignements que nous pouvons tirer de l’évocation des questions de pouvoir se conserve.
La grande question qui surgit maintenant, c’est celle de la crise. Le mot grec krisis suggère un moment particulier, une situation urgente qui appelle un jugement et un choix. Une chasse, une guerre, une grève, un épisode de résistance, une manifestation, exigent un certain type d’organisation de crise.
L’organisation politique, elle, se situe nécessairement dans une longue durée. Elle vise un travail « en profondeur », ou comme le dit Gramsci, une bataille culturelle étalée sur toute une période historique. Elle se fait en vue d’une crise, la prise du pouvoir (qui peut n’être d’ailleurs qu’électorale, au moins pour un temps), et dans une certaine mesure elle se fait au travers d’une crise (par exemple la crise du capitalisme), mais la ramener exclusivement à sa dimension d’urgence, c’est minimiser quelque chose qui doit nous intéresser fondamentalement : les dimensions de discussion et d’éducation.
[1] Sur ce point on peut consulter le travail de Marie-Christine Laznik : « L’impensable désir ».
[2] Pour l’étude d’un fameux exemple concernant des indigènes australiens on peut consulter mon « Homo Mathematicus », Vuibert, 2001.