Parlons mots, justement. Dictature. C’est, dans la république romaine, un état légal (une charge, comme la magistrature) où le pouvoir est confié à une personne dans une situation de crise, pour une durée limitée. La grande différence avec le sens actuel, c’est que pour nous, la dictature est théoriquement un état illégal. Toutefois, dans la constitution gaulliste, l’article 16 équivaut à une dictature légale. Le Président dispose de tous les pouvoirs. A Rome, la dictature ne pouvait durer plus de six mois. Dans la constitution gaulliste, elle peut être contestée devant le conseil constitutionnel au bout de trente jours. Le Président peut passer outre. Elle peut à nouveau être contestée trente jours plus tard, mais en réalité, et pour peu que le Conseil Constitutionnel suive le Président, la dictature légale peut se poursuivre aussi longtemps que …nécessaire. L’Assemblée Nationale peut siéger, mais toutes les instances légales ordinaires deviennent simplement consultatives.
Pour Karl Marx et les socialistes, ou communistes, de cette tradition, la dictature est celle de la classe dominante, simplement en ce sens qu’elle est dominante : elle domine et les décisions prises sont les décisions qui lui conviennent. Bien sûr, en apparence, c’est plus compliqué : la classe dominante (comme tout dictateur) peut traverser des périodes contrariantes, dans lesquelles elle doit « lâcher du lest ». Ce ne sont que des entractes. On peut donc parler d’une dictature du capital.
Le cas du mot démocratie est différent. Par son étymologie il signifie « pouvoir du peuple » (en grec, alors que dictatura est latin), ce qui est d’emblée très ambigu. Il masque en effet deux interrogations difficiles : 1) qui est « le peuple » ? et 2) comment exerce-t-il son « pouvoir » ?
À notre époque, le capitalisme est devenu foncièrement parasitaire (indicativement, je propose : depuis un siècle, depuis la première grande boucherie européenne). Les grands patrons, les gros actionnaires, rentiers, les très riches, sont, socialement, des parasites. Ils gouvernent, ils sont les oligarques. La question « qui est le peuple ? » n’a pas de réponse scolaire. Si on parle des ouvriers, des paysans, des artisans, des enseignants, des professions libérales, des couches privilégiées, des entrepreneurs, des riches, des actionnaires, on ne parle pas du « peuple », catégorie qui n’a de réalité ni sociologique, ni politique.
Dans l’usage contemporain du mot « démocratie », le « peuple » ce sont les citoyens inscrits sur les listes électorales ! Et cette « démocratie » est dite « représentative » en ce sens que « le peuple » exerce son « pouvoir » en votant à intervalles réguliers.
Notons en passant que la « démocratie » que nous connaissons cohabite parfaitement bien avec la « dictature » du capital. Il suffit de constater la stabilité et la permanence de leur coexistence depuis plus de deux siècles. Le peuple vote et le parasitisme prospère.
Du point de vue scolaire (et universitaire) un système démocratique comporte également d’autres principes : la séparation des pouvoir législatif et exécutif, la liberté des personnes, la liberté de la presse. La séparation des pouvoirs n’est, dans les grandes occasions (comme l’état d’urgence) que formelle, la liberté des vingt millions de gens qui sont sous, ou au bord du seuil de pauvreté est un mot creux, et la liberté de la presse est celle des faiseurs et manipulateurs d’opinions au service du capital.
On pourrait supposer qu’à défaut d’exercer le pouvoir, « le peuple » participerait tant soit peu aux prises de décisions les plus importantes ? Thèse difficile à défendre et à illustrer. Des millions de gens, en Europe et aux USA, ont manifesté contre l’intervention des alliés en Irak, dont nous subissons encore les conséquences. L’Irak a été ravagé, puis la Lybie…
Une large majorité de citoyens s’est explicitement opposée à la loi El Kohmri, sans résultats.
Jacques Rancière appelle « démocratie » tout autre chose qu’un régime politique. Il s’agit encore de « pouvoir du peuple », mais non tant de pouvoir (étatique) que de puissance : puissance de dérangement. Rancière explique que tout gouvernement, par la force des choses, est oligarchique (il est exercé par « oligo = peu » de gens). Ces personnes ont un droit à exercer le pouvoir, parce qu’ils sont de bonne naissance (aristocratie), riches (ploutocratie), experts (technocratie), âgés (gérontocratie)… Il y a démocratie lorsque un groupe de personnes n’ayant nul titre à gouverner vient au devant de la scène s’occuper de ses propres affaires et bouscule la gouvernance attitrée, et que ce remue-ménage a des effets, ou même s'il n'en a pas dans l'immédiat. Exemple, la grève de 1936.
Rancière a également des choses intéressantes à dire sur la démocratie « représentative » et sur ce qui pourrait la rendre moins factice. Je renvoie à son petit livre si éclairant : « La Haine de la Démocratie », aux éditions « La Fabrique ».
Si je devais, à ce stade, glisser une proposition, je dirais simplement : « Cessons de balbutier « démocratie » comme s’il s’agissait de la porte du Paradis (ou de ses fondations). Défendons nos droits, exprimons-nous, participons aux élections, jouons ce jeu, c’est mieux que rien, mais n’en faisons pas un totem. » La démocratie telle que nous la connaissons depuis deux siècles n’est que la forme la plus habile et la plus souple sous laquelle s’exerce la dictature du capital. L’émancipation du travail requiert un type de gouvernement qui reste largement à inventer, et dans cette tâche, nous aurons une aide précieuse : la nécessité.
Je passe au mot « populisme ». Reconnaissons-le : personne, il y a dix ans, n’aurais ressenti le besoin de défendre ou de critiquer ce concept bâtard : il s’agit d’une nouveauté. Ernesto Laclau l’a promue dans un livre « La Raison populiste » (publié au Seuil en 2008). L’auteur a voulu décrire un phénomène politique indépendant du clivage droite/gauche, c'est-à-dire pouvant exister de manière consistante dans une version droite et dans une version gauche. Une réalité politiquement chirale, en somme ! L’intérêt de Laclau pour ce thème découle certainement de son expérience, puisque il a été, dans sa jeunesse, actif dans l’aile gauche du péronisme. Il n’y a pas là, en soi, motif de scandale. Le choix politique à gauche en 1945 n'était pas grand ! Le péronisme constitue sans doute le phénomène politique le plus difficilement analysable parmi tout ce qui se présente dans le monde entre 1940 et 1970.
Nourri de la doctrine sociale de l’Eglise, Peron est corporatiste, de l'alliance capital-travail, comme Franco, comme Salazar (et dans une certaine mesure, le de Gaulle du RPF et du référendum de 69), c'est-à-dire qu’il prône l’intérêt commun des ouvriers et des patrons, cet intérêt étant celui de « l’entreprise ». Mais quand il est emprisonné, en 1945, ce sont les manifestations de la CGT argentine qui obtiennent sa libération ! Et ce soutien du mouvement ouvrier indépendant ne lui fera pas défaut, entre 1945 et 1955. Le « péronisme » défend une troisième voie entre capitalisme et socialisme, et Peron, militaire artisan d’un pouvoir autoritaire, améliore réellement la condition ouvrière, tandis qu'il maintient l’existence de plusieurs partis, une certaine indépendance vis-à-vis des USA et de l’empire britannique, et tente de moderniser le pays. Cette politique de prospérité du capital et de progrès social conjoint se révèle utopique, l’économie périclite. Juan Peron est renversé et se réfugie en Espagne sous la protection de Franco.
Intellectualisée, sublimée, théorisée, le populisme de Laclau s’inspire de l’expérience péroniste. Mais voyons comment sa compagne, Chantal Mouffe, parle du populisme aujourd’hui.
En un mot : c’est le dépassement (encore !) de la lutte des classes :
Contrairement aux luttes caractéristiques de l’ère du capitalisme fordiste, quand il y avait une classe ouvrière défendant ses intérêts spécifiques, dans le capitalisme post-fordiste, la résistance s’est développée hors du processus productif sur de nombreux points. Ces demandes ne correspondent plus aux secteurs sociaux définis en termes sociologiques et par leur position dans la structure sociale. Beaucoup sont des revendications qui concernent des questions liées à la qualité de la vie et qui ont un caractère transversal. Les demandes liées aux luttes contre le sexisme, le racisme et aux autres formes de domination sont devenues de plus en plus centrales.
(souligné par moi JPB)
La lutte des classes, c’était avant. Nous avons là des affirmations qui rappellent le mot de Sarkozy « Aujourd’hui, en France, quand il y a une grève, personne ne s’en aperçoit » ! Naïf cri de triomphe. Mais non ! Quelques mois plus tard, contre la loi El Khomry, la grève générale « bloquait le pays » comme disent les médias. Et pourquoi les travailleurs bloquent-ils le pays ? Parce qu’ils le font tourner. S’ils s’arrêtent, tout s’arrête. Voilà ce que les penseurs du « post-fordisme » négligent…
On voit bien le danger mortel que ferait courir à la FI l’adoption d’une telle « théorie ». Les revendications contre le sexisme, le racisme et pour une meilleure qualité de la vie « devenues de plus en plus centrales », c’est une escroquerie ! Pourquoi ne pas y ajouter, d’ailleurs : « contre la destruction catastrophique de l’environnement » ? Toutes ces causes sont légitimes, pour les premières, depuis des décades voire des siècles et pour la dernière, avec une urgence évidente. Mais elles sont défendues aussi bien par des partisans de la dictature du capital que par des partisans de l’émancipation ouvrière. Là, il y a un choix, une opinion : c’est la dictature de l’argent, des super-riches, des actionnaires, qui détruit, ravage l’environnement et facilite toutes les oppressions. Confier au capital le soin de sauver l'environnement (c'est le choix de Nicolas Hulot) c'est au mieux s'égarer...
Il n’y a pas d’intérêt commun aux parasites et à l’organisme parasité. Oui ! Si le capital détruit l’environnement qui permet la vie, il se tue lui-même. Mais non ! Cette considération ne prévaudra jamais contre sa voracité, qui n’est que la conséquence de ses lois : propriété privée, concurrence.
Mais, me dira-t-on, il y aurait un populisme de gauche, soit, et le populisme de droite ? Voici ce qu’en dit Chantal Mouffe : elle ne tarit pas d’éloges :
C’est précisément l’oligarchisation des sociétés européennes qui est à l’origine du succès des partis populistes de droite. En réalité, ils sont souvent les seuls à dénoncer cette situation, à promettre de rendre au peuple le pouvoir qui a été confisqué par les élites, et à le défendre contre la globalisation. En traduisant les problèmes sociaux dans un code ethnique, dans beaucoup de pays ils ont réussi à exprimer dans un vocabulaire xénophobe les demandes des couches populaires qui étaient ignorées par les partis du centre, parce qu’elles étaient incompatibles avec le projet néolibéral. Les partis sociaux-démocrates, prisonniers de leurs dogmes post-politiques et réticents à admettre leurs erreurs, refusent de reconnaître que la plupart de ces demandes sont des revendications démocratiques légitimes, auxquelles une réponse progressiste doit être donnée.
ils sont souvent les seuls (sic !) Chantal Mouffe a écrit ce texte le 30 mai 2017 (texte paru dans la revue "Les Possibles", n°13) !
On croit entendre Fabius : Le Pen pose les bonnes questions, mais donne de mauvaises réponses !
Je ne suis pas de l’avis de Chantal Mouffe. La pauvre démagogie du Front National, toute entière due à l’habileté de Florient Philippot, n’exprime pas les demandes des couches populaires. Le succès (fragile) de l’actuel Front National (qui est déjà en train de marginaliser Philippot) s’appuie sur la partie la plus réactionnaire de l’électorat, très logiquement. Son argument essentiel est : tout est de la faute des étrangers, qui nous mangent la laine sur le dos. Les politiciens sont pourris. Mélenchon est un partageux.
Il n’y a pas d’avenir pour le populisme, ni à gauche, ni à droite. L’avenir verra se heurter plus durement le capital et le travail. Le socialisme et le fascisme.
Si la FI court après le mirage populiste… elle se dissipera avec lui.