
J’ai, à l’invitation de l’Institut français, participé à un Atelier sur le thème des espaces publics à Cali.
Troisième métropole de Colombie avec 3,5 millions d’habitants, elle fut, comme Medellin, un repère pour les narco-traficants et, comme elle, eut à subir de grandes violences. A présent à peu près pacifiée, Cali est à la recherche, comme Bogota ou d’autres cités d’Amérique latine, de qualité de vie ou au moins d’urbanité et d’attractivité.
La réflexion s’appliquait sur deux grands sites: la carrera 8 et le pôle d’échange de l’Avenuda Ciudad de Cali. La municipalité a décidé du premier qu’il devait devenir un lien vert entre l’Ouest et les quartiers pauvres et le centre. Le deuxième est un centre d’échange de bus fermé par de hauts murs et des grilles. La demande concerne les conditions de son ouverture pour apporter activités et urbanité aux quartiers qui l’entourent.
Quelques réflexions, inspirées des discussions avec les professionnels présents sur place.
Il semble qu’il y ait une certaine peur vis à vis des quartiers informels et des usages de l’espace public. On la comprend née d’un passé violent encore récent. Or pendant des années, j’ai travaillé dans des quartiers sensibles en France et ailleurs. Cela m’a convaincu de dépasser craintes et préjugés et de considérer ces territoires et leurs habitants, certes comme des sujets normaux et respectables, mais surtout comme ayant les mêmes besoins de qualité urbaine qu’ailleurs. Des arbres, des bancs, des abribus, des espaces publics et des rues confortables, des équipements de proximité, une école accueillante, des transports efficaces…Avec cette nuance qu’apporter des réponses demande plus encore de sérieux, de professionnalisme car l’on n’a pas le droit à l’erreur. Or, si les attentes sont les mêmes, ce qui permet d’y répondre (assises, luminaires…) est souvent bien plus sollicité du fait des incivilités, ou en raison de la sur-utilisation de ce qui est public. Un banc, des jeux pour enfants devront être solides, les arbres seront protégés pour avoir le temps de pousser, les abribus seront élégants mais robustes…L’enjeu est celui de l’appartenance visible du quartier au territoire de la ville. Tout l’art est alors de montrer le souci de qualité que l’on a ici comme ailleurs, d’ouvrir à des usages intenses tout en effaçant l’aspect défensif : l’intensité d’usage ne doit pas signifier enlaidissement.
Il ne faut donc pas être naïf et considérer qu’il suffit de mettre du beau. Il faut aussi du costaud, faute de quoi toute détérioration stigmatise encore plus le lieu et les gens. « Vous voyez bien ce qu’ils font de ce qu’on leur donne ! ». Les bonnes intentions non plus ne suffisent pas. Confrontées à l’intensité, parfois la dureté de la réalité, le résultat peut se révéler opposé au désir aimable initial, élargissant encore le fossé existant entre habitants et quartiers d’une même ville. Ces propos ne sont pas secondaires car bien des initiatives généreuses buttent sur le manque de savoir pour répondre à la réalité de situations complexes, notamment dans les espaces urbains, conduisant à des dépenses inutiles et à la désillusion. Des bancs réalisés avec des enfants se retrouvent en bien piteux état, le jardin partagé par les habitants devient une aire pelée pour les chiens…
La demande de Cali devrait en quelque sorte s’appuyer sur un changement de regard vis à vis des quartiers, des espaces publics, des gens. Sans candeur il faut peut-être, à présent que le temps a passé, agir avec une vision confiante et réaliste des communautés et des lieux. Apporter avec soin, intelligence et en les adaptant, des qualités comme on le ferait en d’autres sites. S’agit-il d’ailleurs d’en créer ou de reconnaître les qualités existantes ? Les communautés, les groupes sociaux ont construit des lieux, des pratiques qui, au-delà de celles qui sont délictueuses, représentent des usages urbains, des valeurs. La collectivité a tout intérêt à partir d’elles pour développer le dialogue avec les populations. C’est une façon de concevoir l’amélioration du quartier sur la reconnaissance de l’existant et un moyen d’apporter de la pertinence aux projets à venir en les nourrissant du réel et du vécu. La démocratie peut s’en trouver localement renforcée de rapports devenant confiants entre habitants et collectivités, chemin précieux pour que peu à peu s’instaure le droit.
On est loin d’une réflexion qui ne s’appuierait que sur des paradigmes internationaux et n’appliquerait que des concepts (des recettes ?) venus d’ailleurs. A quoi fait-on référence alors lorsque l’on parle de quartiers informels? Dans la plupart des cas et en particulier à Cali, ils possèdent une structure de rues, souvent à angles droits, un parcellaire comportant des lots plus ou moins grands mais dans lesquels on trouve l’habitation, la cour ou un jardinet. Des architectes présents lors de l’Atelier ont analysé la manière dont les maisons étaient construites. Ils ont constaté qu’elles témoignaient de beaucoup de subtilité, d’une vraie appréciation du bien-être, de capacités d’évolution lors de changements familiaux, par adjonction d’une pièce ou d’un étage. Ces quartiers ne sont pas ou plus forcément isolés. Ils ont des systèmes de transport plus ou moins efficaces, ont été avec le temps alimentés en eau et en électricité. Ils ont généré des modes de vie, des activités, des commerces capables d’évoluer et de s’améliorer mais qui, en tout cas, sont la réponse d’une population à son désir de vie (parfois de survie) et d’intégration à la ville…
Les quartiers informels sont en fait très urbains et en aucun cas des accidents de l’urbanité, des épisodes provisoires de l’histoire des cités, amenés à disparaître au profit d’une organisation rationnelle telle qu’on la voit en Europe ou en Amérique du Nord. Le changement de regard porte aussi sur ce point et ne concerne pas que les calinais. Ces territoires sont une ressource pour la ville présente et future pour peu qu’ils soient considérés, accompagnés et non contredits, pour peu qu’ils deviennent territoires de projet au même titre que les développements urbains traditionnels. Ils sont l’émanation de groupes sociaux constitués, par obligation parfois, en groupes urbains et décrivent une autre manière de faire où les habitants ont une part centrale. Ils interrogent les leçons que nous avons données à l’Amérique latine comme le culte de la planification ou des grands projets et fournissent en retour des pistes sur la manière dont nous pourrions faire évoluer nos propres pratiques.
http://jpcharbonneau-urbaniste.com
Texte à paraître dans le N°9 de la revue Tous Urbains