
Agrandissement : Illustration 1

« Les géants du pétrole face à des dettes abyssales ».*
A première vue, la compassion est de rigueur. Difficultés d’approvisionnement en produits pétroliers, chômage des salariés dans les raffineries, renchérissement de l’essence. On sera moins ému devant la diminution des dividendes versés aux actionnaires.
Et si l’on prenait un autre point de vue : les conséquences sur la planète de la baisse de la consommation de pétrole ? N’y a-t-il pas matière à se réjouir ? Le réchauffement nous touche tous. Il faudrait des mesures drastiques tout de suite que nous ne parvenons pas à mettre en place. Or le Covid 19 a, sans qu’il n’y ait quelque volonté que ce soit, bloqué la folle machinerie imaginée par l’homme. La conséquence indirecte : faire en partie à court terme ce qui sera nécessaire à plus grande échelle encore et sur une durée bien plus longue. Vu sous cet angle, les difficultés des géants du pétrole peinent à nous tirer des larmes, à nous, aux mangroves ou aux abeilles. Il existe certes des effets négatifs pour l’économie. Mais ils sont à relativiser car elle ne prend pas en compte les dégradations qu’elle crée à l’environnement. Certes des effets dramatiques sont attendus pour certains et la société entière s’en trouve déstabilisée. Mais n’y a t-il pas, dans une société sophistiquée comme la nôtre, une manière de lutter contre et d’accompagner les laissés pour compte ? Les plans de relance et les mesures sociales annoncés sauront-ils y répondre, sans rajouter aux problèmes écologiques ? Est souvent évoquée une période de transition, faisant fi de la nécessité de l’urgence. N’est-ce pas plutôt une révolution qui est en cours, sans petit livre rouge mais avec, à la clé, une guillotine si l’on ne réussit pas ? Les conséquences de la crise peuvent, sous certaines conditions, se révéler positives pour la planète et pour nos milieux. Est-ce faire preuve d’un optimisme coupable que de penser que cette perspective pourrait être passionnante pour la société et pour nos villes?
Moins de pétrole c’est notamment moins d’automobiles, moins de pollution et des améliorations tout de suite qui avaient, hier, peine à se concrétiser. Donner plus de place aux piétons, aux vélos, aux bus procédait « avant » d’un choix politique courageux. La sainte auto occupait encore le terrain. Vint le coronavirus, les transports publics mis au ban tandis que le véhicule particulier restait au garage. Il fallut retrouver de la place pour vélos et piétons et respecter entre eux la distance sanitaire. Comment faire ? L’espace fut pris là où il y existait : à la place des voitures circulant ou à l’arrêt. Du coup, en quelques semaines, l’utilisation des rues fut transformée. Le nombre de cyclistes, dans les grandes villes, explosa. Des voies, auparavant parfaitement calculées pour faire (sans succès) circuler sans problème des autos, récupérées sans discussion. Il fallait répondre à une situation inédite. Le résultat ? Une évolution que les villes escomptaient atteindre en plus d’une décennie s’est en partie réalisée en quelques mois.
« - J’ai mis deux ans à élaborer mon Plan Climat. Il est ambitieux : 20% de trafic automobile en moins en 15 ans.
- Les scientifiques parlent de dix ans pour réaliser les changements. De plus, vous construisez à tour de bras...Avec vos objectifs et vos projets, on en sera dans 15 ans au même point qu’aujourd’hui. En pire car votre territoire et la planète se seront encore dégradés ! »
Les stratégies et les projets qu’avaient les villes « avant » (quand elles en avaient) ont souvent perdu leur sens. On parlait mobilité à long terme, tout a été chamboulé en quelques mois. On parlait attractivité, revendiquait d’être au cœur de l’Europe. On se demande comment mettre en place une production alimentaire locale. On construisait à tout va, utilisait à l’envie les terrains naturels. On réfléchit à protéger ce qui en reste. On parlait smartcity et l’on a été en panne de masques. Des bâtiments d’exception hier, des familles travaillant à quatre autour de la même table dans des espaces réduits pendant le confinement. Les grenouilles devaient être à l’avenir aussi grosses que le bœuf. A présent les villes petites et moyennes reprennent du galon. On disait de la technique qu’elle avait réponse à tout. Nous allons en mesurer de nouveau les limites, l’hypothèse de nouvelles crises n’étant pas exclue…
Nous étions dans un monde dans lequel les territoires, les sociétés locales avaient des objectifs, des priorités. Ce qui s’est passé a tout fait voler en éclat : les milieux, les projets, les attentes, les enjeux. L’attention à la santé durant le confinement ? Depuis, l’importance du logement, de la nourriture, de la nature, d’une vie sociale plus apaisée, de l’approvisionnement… Chacun a un avis, un ressenti à partir de ce qu’il a vécu. Revient souvent l’idée de prendre soin d’une société bousculée, mortifiée, de porter attention aussi à son territoire et à la planète. Et c’est ce but que les collectivités devraient localement rechercher. C’est à son service qu’elles devraient faire les choix, orienter les moyens, décider des actions et non reproduire ce qu’elles faisaient avant, avec les projets et les méthodes d’avant, juste parce qu’elles savent le faire.
Nous ne sommes plus dans le même monde. De nouvelles stratégies sont à imaginer, des projets de développement local revisités en quelque sorte. Avant d’agir, les villes doivent donc remettre de l’intelligence et de la politique pour déterminer leurs objectifs puis les actes qui les traduiront. En ont-elles les compétences, c’est une vraie question. Les petites et moyennes cités se sont en effet souvent concentrées sur des approches technicistes. De la voirie et non des rues, des règlements de construction et non de la qualité d’habiter, des électeurs clients et non le soin à l’environnement…Or une ingénierie sérieuse et adaptée, capable de s’attaquer à la complexité de l’urbain est nécessaire, même dans les petites villes. Prenons l’exemple de la mobilité. Engager une telle initiative a de multiples conséquences qui peuvent, à condition d’une approche pas seulement fonctionnelle, s’avérer positives. On agira sur les espaces publics, se préoccupera des bus mais aussi des piétons, des usages dans leur contradiction, de la culture locale, de la plantation d’arbres…On pourra « recoudre » les quartiers, créer un parc simple dans un champ ou une friche, améliorer la qualité de l’air, faciliter l’implication des publics…Des savoirs sont nécessaires pour mener de telles démarches qui nécessitent de la réflexion, l’élaboration de plans d’actions cohérents puis la capacité à conduire les projets. Quand elles n’en disposent pas, c’est-à-dire souvent, les collectivités doivent les construire dès à présent.
Où trouver l’argent ? C’est simple : il suffit d’annuler les infrastructures et autres rondpoints prévus dans les cartons et pour lesquels on a toujours trouvé les sous, même s’ils ne servent à rien, du moins dans le monde tel qu’il est à présent (n’en déplaise aux gilets jaunes !).
Des méthodes à revoir ? Des règles qui s’appliqueraient partout font plus partie du problème que de la solution. Elles nient la nécessité de comprendre les contextes, d’en sortir des solutions fiables, d’avancer pas à pas, d’impliquer les acteurs. Permettre l’expression des aspirations issues du confinement est un enjeu de vie démocratique locale, de crédibilité aussi des politiques publiques. Cette période a montré l’importance de la traduction dans les faits des attentes nouvelles, des choix et des actes, celle des calendriers pour les mettre en œuvre. Rien ne se fera tout seul, coronavirus ou pas. Or l’urbain est compliqué puisqu’il touche à la technique autant qu’à la vie, à l’aléatoire. Quand on sait l’organisation de beaucoup de petites et moyennes collectivités, les thèmes sur lesquels elles portent un intérêt, elles vont devoir se dégager des habitudes, des automatismes, des facilités. L’enjeu est de taille. Qu’elles maîtrisent leur destin dans une évolution vertueuse et participent au combat à mener pour la planète. Il ne suffira pas de le crier sur les toits et si personne ne peut être contre à priori, la question est de savoir comment passer à l’acte, quels choix, quels arbitrages faire.
Dans un ouvrage récent, je dis que « les leçons du coronavirus, les obligations écologiques et la situation politique locale nouvelle, au moins en France, pourraient donner les conditions pour que des changements positifs adviennent ? »**
Est-ce là faire preuve d’un bel optimisme ?
Bien entendu il y a des conditions pour cela. Revoir leur projet de développement, redéfinir les enjeux réels et donc les nouveaux objectifs, se donner les compétences qui manquent… Cela fait beaucoup et j’en oublie car le but n’est pas d’écrire cette histoire à l’avance. Il me semble pourtant que cela est possible. Mon optimisme s’appuie sur l’analyse des progrès faits, depuis 30 ans, en terme d’évolution urbaine en France et dans le monde. Les moyens ? N’oublions pas ce que nous avons appris de techniques, d’expériences, de rapport aux territoires, de management. Mais orientons le vers d’autres buts. Quant à la fin, elle doit être un engagement pour une urbanité réconciliée avec les gens, les milieux et la planète.
*Le Monde, Edition du mercredi 12 août 2020
**« L’Alignement des planètes » ouvrage écrit par Jean-Pierre Charbonneau, juin 2020