Les occidentaux doivent-ils agir sur le sujet de l’urbain dans les pays du Sud ou toute tentative est-elle un contresens aux relents coloniaux?
On trouve trois attitudes chez ceux qui interviennent. La première consiste à appliquer sa propre technicité, à faire ce que l’on a l’habitude de faire. La conséquence d’une telle approche est visible dans plusieurs grandes villes indiennes où il se construit actuellement des lignes de métro. Elles seront probablement efficientes pour transporter des voyageurs mais elles ne tiennent pas compte des sites traversés. Des piliers gigantesques atterrissent sur l’espace public, les stations sont monumentales et surdimensionnées, le support des lignes est un énorme serpent en béton qui ne fait aucun cas des quartiers qu’il surplombe. Il y a comme une certaine violence dans cette attitude. Imagine t’on un instant que l’on ferait la même chose dans une ville française ? La création de lignes de métro est essentielle pour les déplacements des habitants. Mais faut-il que l’on prenne si peu de soin pour les intégrer dans la cité que, formant des coupures, elles induisent des pathologies urbaines qui seront difficiles à soigner? On a perdu l’occasion de faire de ce nouveau service et des investissements qu’il a fallu réaliser non seulement un apport pour les déplacements mais aussi un levier pour qualifier les villes et les quartiers.
La deuxième posture est exactement inverse. Elle consiste à dire : « de toute façon on ne peut rien faire, on ne peut pas comprendre et toute proposition aura un effet négatif…». Une sorte de défaitisme à priori. On pourrait le justifier au regard de certaines expériences passées, qui ont vu appliquer sans les adapter des recettes éprouvées dans les pays occidentaux. Un exemple est donné par l’apposition de mobilier urbain sans que la maintenance ne soit prévue non plus que les pièces de rechange. Il ne faut guère attendre avant de le voir se dégrader. Mais peut-être cette attitude trouve t’elle aussi sa source dans l’histoire : ne resterait-il pas une certaine culpabilité d’anciens colons ? Nos pays ne furent guère respectables dans ces moments affichés civilisateurs, nous serions encore redevables des pêchés du passé. Des voyages dans des pays jadis colonisés montrent d’ailleurs qu’il existe encore des scories de ce temps peu glorieux.
Disons plutôt que changer de pays c’est changer de contexte, de mode de vie, d’organisation sociale et politique, d’économie… On ne peut seulement appliquer des pratiques mises en oeuvre avec succès ailleurs. Les déplacements s’opèrent autrement : des vélos à Copenhague, des rickshaws à Pondicherry. La manière de ramasser les déchets est autre : des bennes à ordure à Paris, des personnes avec des charrettes dans certaines villes du Sud. Les méthodes de constructions sont différentes : une forte mécanisation en Europe, un appel massif à la main d’œuvre en Inde…
Pourtant, il existe des sujets récurrents d’un territoire à un autre : l’importance de l’eau, le sujet de l’habiter, comment les gens vivent plus ou moins la rue, le rôle et le fonctionnement des marchés, la façon dont les étudiants s’inscrivent dans la cité… Il serait d’ailleurs intéressant d’en approfondir le contenu, de vérifier lesquels des thèmes sont invariants.
Dés lors que l’on est dans un pays différent et c’est la troisième position, l’on doit mesurer en quoi notre savoir peut s’adapter à son contexte, comment il peut servir les acteurs locaux. Il faut pour cela aborder la connaissance du territoire dans toutes ses dimensions, non pas avec la prétention de tout savoir mais en l’instrumentalisant. Un chemin fait avec les acteurs locaux permet, à partir de la compréhension partagée d’une situation, de nourrir des réponses, de les tester, de les adapter. En quoi est-ce différent de la pratique à opérer lorsque l’on change de ville en France ? Les propositions doivent dans ce cas aussi se nourrir de la géographie, de l’histoire, de la gouvernance, des modes de vie, des savoirs et dynamiques locales…De quoi l’on émet des propositions qui s’ancrent dans le contexte tout en s’appuyant sur des compétences et ne sont alors ni parachutées ni étrangères aux lieux.
A l’invitation de l’Institut français, j’ai participé à Pondicherry à un travail sur le devenir de la partie centrale de la ville. Nous avons travaillé ainsi : visitant, écoutant, analysant, échangeant, construisant une approche commune des enjeux avec les acteurs locaux, élus, fonctionnaires et personnes de la société civile. De cette analyse des problèmes ne sont pas nées des réponses toutes faites. Parler des transports ne veut pas dire faire des lignes de tram, améliorer les espaces publics ne signifie ni rendre les rues piétonnes ni les aménager en marbre, rénover l’habitat patrimonial n’est pas synonyme de muséification. Une stratégie globale donnant sa cohérence à 25 propositions a été élaborée, parmi lesquelles des rickshaws collectifs, l’apaisement des rues sans aménagements conséquents, la reconstitution de la plage disparue grâce à un système naturel... Des projets construits sur les compétences en place, leur permettant de s’exercer au mieux et complétant de ce qui manque.
Doit-on considérer que l’on n’a rien à partager, tout à apprendre ? A Pondicherry, il y eut la production d’hypothèses mêlant écoute, participation active des locaux et travail expert. Or c’est la base du métier d’urbaniste que de comprendre un contexte et, avec ses acteurs, de tenter de l’améliorer. On est loin de certaines des images véhiculées par le programme « Smartcities », conduit par l’Etat et qui vise à aider les grandes villes indiennes dans leur développement urbain. Elles montrent une modernité de tours et d’échangeurs routiers, un modèle formel calqué sur Manhattan ou Dubaï, oubliant qu’une ville est en partie existante et que la modernité est justement d’en célébrer déjà les valeurs.