Comment les espaces urbains peuvent être un levier pour faire vivre ensemble les multiples individualités

Il y eut, dans les villes européennes, la prise de conscience de la nécessité de préserver le capital que forment les centres historiques. Et l’on y aménagea les espaces publics. Il y eut, avant la dernière guerre, la volonté de créer des parcs, des lieux de détente, des espaces où le citadin trouverait les conditions d’une hygiène de vie. Jadis, les places du marché portaient en partie la vie collective, tandis que les places de l’église ou de la mairie, les places royales célébraient les symboles ou le pouvoir. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Les décennies d’après guerre n’ont pas été fécondes en ce domaine. Elles furent plutôt celles de la démolition. L’on a hérité de sites conçus ou défaits par des visions fonctionnelles, abîmés, délaissés, envahis par les automobiles ou simplement inexistants comme dans les grands ensembles. C’est sur les espaces qui en sont issus que les villes européennes travaillent à présent. Il s’agit de réparer, de prendre soin, de ménager (Thierry Paquot). Ne sont pas seulement concernés les espaces publics conventionnels, les places et les squares, mais tous les lieux : les rues et les carrefours, les infrastructures et les anciennes rives de fleuves, les grands ensembles des années 60 et les quartiers populaires du 19ème siècle, les lieux de transport, les secteurs commerciaux…Nous sommes passés de la création de lieux de détente à la réparation, la régénération des milieux traumatisés ou obsolètes (Chris Younes). Pourquoi améliorer la qualité des lieux de la vie urbaine ? Parce que l’on n’est plus dans une époque de diabolisation des villes et qu’il y a une vraie demande d’une part et une nécessité de l’autre. En effet les villes sont à la fois territoire de vie ou de production et lieu d’expression des tensions de la société urbaine, où l’état de certains quartiers montre de manière crue les relégations et les inégalités entre individus. En témoignent les émeutes, les voitures brûlées qui ne sont pas un hasard mais qui, soupapes de décompression, sont peut-être consubstantiels à l’urbanité. Et les espaces urbains sont au cœur de ces enjeux (Michel Lussault : de la lutte des classes à la lutte des places).
Mais ils sont aussi nécessaires au fonctionnement même des villes et renferment les réseaux, accueillent les lignes de transports, permettent les livraisons, la mobilité…Ils traduisent aussi dans les faits les politiques publiques comme le handicap, la nature en ville, la lumière, les temporalités. Tout à la fois espaces fonctionnels et espaces sociaux, ils portent les contradictions de la vie sociale, ses difficultés mais aussi ses richesses. Alors, les améliorer ne consiste pas seulement en des considérations esthétiques mais c’est bien s’attaquer à des milieux complexes, changeant, singuliers, contemporains et donc porteurs certes d’un passif mais aussi d’un actif fait de leurs qualités propres. Et plutôt que de parler de mutation, il s’agit d’en assurer la métamorphose car de ce qui est là doit naître quelque chose de transfiguré (Chris Younes), qui suppose s’ancrer dans le contexte et s’en nourrir.
Comment faire alors ? Il n’existe pas de méthode rigoureuse et scientifique mais il est essentiel de partir des modes de production de l’urbain et de faire du bricolage savant (Yannis Tsiomis).
Nous abordons un milieu pétri de contradictions : entre les piétons et les cyclistes, les jeunes et les vieux, les commerçants et les résidents, les voitures et les bus…Plutôt que de les éluder, de faire comme si elles n’existaient pas, il faut au contraire aller les chercher, les faire émerger et les « mettre sur la table », montrer ainsi la complexité du sujet aux acteurs, utilisateurs ou producteurs de l’urbain, afin que chacun en prenne conscience. Pour cela, on doit les impliquer, aller les chercher, mobiliser les dynamiques du territoire. Se dessinent alors les contours de la réalité, du contexte, faits des points de vue cumulés d’analyses objectives et de logiques particulières. On doit les partager au cours de rencontres qui restituent le sujet en s’attachant à ce que le langage, les documents utilisés soient compréhensibles par tous. L’on doit admettre d’avancer sans certitudes, d’accepter l’aléatoire, d’être à l’écoute, de faciliter l’appropriation des problèmes plutôt que de les dissimuler. L’étalage du réel d’un lieu, qui exprime ses qualités et ses défauts et les multiples attentes, permet alors, pour peu que l’on en tire quelques hypothèses d’évolution possible, que le choix politique s’exerce à ce stade car tout n’est pas possible. L’on rend en fait possible ainsi l’expression des conflits sur un lieu et leur régulation au service de sa métamorphose, de son évolution vertueuse.
L’on obtient alors un programme, qui intègre également les données des politiques publiques sectorielles et qu’un professionnel concepteur doit alors traduire en projet, lequel est alors la proposition d’un lieu transfiguré pour être sinon intégrateur, au moins permettant la coexistence.
Le processus de mobilisation et de recherche des expressions de points de vue doit continuer ensuite à chaque étape de l’étude du projet et être entretenu, scandé chaque fois par les choix politiques. Le résultat de la métamorphose est alors au croisement de la fécondation des qualités du contexte, de la mobilisation des acteurs et utilisateurs, des orientations politiques et de la compétence du maître d’œuvre.
On est loin de l’idée qu’il faudrait imaginer, inventer un nouveau modèle de ville. Il s’agit de faire évoluer celle qui existe avec ses multiples identités, ses modes de fonctionnement nouveaux et ses éléments martyrs (Chris Younes). L’enjeu est de réussir à faire du processus un levier pour faire vivre ensembles les multiples individualités, pour les faire cohabiter.