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Billet de blog 26 février 2018

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Un urbaniste à l'école du 93

Pour un urbaniste, travailler dans le 93 change t'il la manière d'agir par rapport au 92, au 68…? Il y a des similitudes certes, mais aussi des différences et peut-être cette conséquence que s'il demande beaucoup, en retour, il donne.

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Illustration 1
L'autoroute à la Porte de Paris, Saint-Denis © jean-pierre charbonneau

Durant ma vie professionnelle, j’ai travaillé pour l’Etablissement public Plaine de France quand il s’interrogeait sur son projet et sa stratégie, la Ville de Saint-Denis en tant qu’urbaniste du centre-ville, Plaine Commune concernant l’aménagement du secteur Gare puis le volet paysages et espaces urbains du SCOT, la Ville de Montreuil afin d’engager l’amélioration de ses espaces du quotidien.  

Sans prétendre à l’exhaustivité, des similitudes d’abord. Rappelons que chaque contexte est différent et qu’il s’agit d’en chercher les spécificités, les ressources pour en tirer des stratégies adaptées et qui s’en nourrissent. Faire de l’urbanisme dans le 93 est comme ailleurs aborder un milieu complexe, où l’urbain se conçoit en lien avec le culturel et le social. Et ce que l’on produit, les projets et donc les lieux, peut rassembler ou exclure, si une certaine population est « empêchée », les jeunes ou « les autres » par exemple. Il peut être ferment de la créativité quand il mobilise les forces vives ou d’une neutralité banalisante dès lors qu’il est parachuté. Il peut répondre à la diversité des usages et des manières de vivre un quartier ou bien leur être étranger, si l’on applique simplement des recettes.

Là comme ailleurs, répondre à la complexité signifie que les espaces publics doivent être améliorés en même temps que le commerce, les déplacements ou l’habitat. Car agir sur un seul de ces facteurs n’est pas un levier suffisant pour une transformation durable. L’urbaniste doit donc réfléchir, travailler, se coordonner avec d’autres : la société des transports, les associations de commerçants, les organismes du logement.

Là comme ailleurs, on ne peut se contenter d’études de planification expliquant comment le futur sera beau. On doit agir maintenant et s’attaquer aux problèmes réels, concrets qui touchent la vie des gens et le fonctionnement du territoire, faute de quoi ils ne feront qu’empirer, à l’image de la ségrégation. Le rôle joué par le politique est primordial mais il faut aussi décloisonner les pratiques. Car faire de la voirie, développer une zone d’activités, améliorer les écoles, planter des arbres, assurer la propreté, aménager des espaces publics, aucune de ces actions n’est neutre et toutes doivent être orientées pour lutter contre la dégradation du territoire au service de son urbanité, entendue comme la manière de vivre en collectivité(s). Rappelons que les difficultés urbaines sont souvent la conséquence d’approches seulement fonctionnelles : une voie rapide qui sépare, un quartier d’habitat monolithique, l’automobile omniprésente, des zones d’activités extraterritoriales...

Les sujets à aborder sont d’importance et on peut ajouter au chapitre des similitudes l’importance du temps. En effet, toute initiative qui n’est pas réalisée dans un délai raisonnable n’aura que peu d’impact face à des problèmes qui eux-mêmes auront évolué, voire se seront aggravés car non seulement on n’est que de passage dans la vie d’un site mais de surcroit il n’arrête pas d’évoluer, pas forcément pour le meilleur.

Quelles pourraient être les différences les plus criantes entre le 93 et les autres ? Ici plus qu’ailleurs il est nécessaire d’éviter la dispersion des moyens humains ou financiers, de concentrer les efforts sur ce qui est essentiel, de choisir, de mobiliser, de coordonner et donc de faire de la politique. Car les problèmes et les enjeux y sont d’une telle échelle que le laisser-faire ne saura en aucun cas les résoudre. Le 93 est balafré par de grandes infrastructures : multiples autoroutes, vastes faisceaux ferrés. Il se glisse dans les espaces laissés par d’énormes équipements d’agglomération permettant à Paris de fonctionner (chaufferies urbaines, usines de traitement des eaux…). Il renferme les quartiers de grands ensembles les plus importants d’Ile de France. Agir sur lui demande donc une double approche, celle, lourde, de la résorption ou de l’atténuation des coupures et celle de l’amélioration d’un territoire fragmenté mais habité.

La première échelle est coûteuse. Elle dépasse souvent la responsabilité des acteurs locaux et mobilise plutôt au niveau de l’Etat. Elle demande beaucoup de temps et met en jeu des conséquences au-delà du 93 lui-même car par exemple fermer une autoroute a une influence sur les déplacements de tous les franciliens. Pour autant, il existe des opportunités, l’occasion de puissants leviers pour la prise de décision au niveau national. Ainsi l’accueil des Jeux Olympiques de 2028, offrant des perspectives qui dépassent le territoire, facilitera l’action localement. Ce fut le cas, lors du Mondial 98, quand l’autoroute A1 fut recouverte près du Stade de France et devint l’avenue Wilson. A proximité, Porte de Paris, le passage en souterrain du même A1 n’est toujours pas programmé quand pourtant cela effacerait une coupure urbaine très sévère. Dans ce même registre des grandes échelles, on peut se demander si certaines initiatives qui paraissent vertueuses ne consistent pas à considérer le 93 juste comme une opportunité foncière. Ainsi Europacity, impressionnante machine à générer des recettes, n’est-il pas un OVNI en contradiction avec l’histoire du site, sa singularité et même son dynamisme endogène. La question pourrait être posée ainsi : qu’est-ce que ce projet apporte au 93, à sa personnalité et à sa population bien spécifique ?

Car si le 93 est fragmenté, il est habité aussi et pendant des décennies, il fut un territoire populaire à la culture politique forte accueillant des populations ouvrières. Il a certes changé mais reste une terre d’accueil.
S’y côtoient d’anciens centres-villes souvent fragiles, des grands ensembles, des zones d’activités plus ou moins actives, des secteurs pavillonnaires et des quartiers nouveaux comme à la Plaine. S’y côtoient surtout des personnes avec des revenus faibles, des immigrés de plus ou moins longue date, de nouveaux arrivants, des employés, des créateurs, l’ensemble formant une population éclectique, avec ses ressources et ses difficultés, où coexistent des situations très dures et une énergie de vie impressionnante, à l’image du monde.

Pour un urbaniste, travailler à partir d’un tel terreau demande donc de savoir en approcher la singularité et de trouver des réponses qui lui soient adaptées. Ainsi, l’enjeu de faire société est primordial, les codes n’étant pas forcément les mêmes au sein des populations. Il est d’autant plus nécessaire de chercher à en faire des acteurs et, à titre d’exemple, les dizaines de projets concernant le centre-ville de Saint-Denis (parkings, transports, espaces publics, marché…) firent tous l’objet de nombreuses explications, échanges et adaptations. Ils conduisirent à avancer vers les solutions définitives pas à pas, en partageant et discutant des hypothèses, cherchant au fur et à mesure à impliquer les publics, futurs activateurs et utilisateurs. Le débat fut considéré non comme un pensum mais comme élément de construction de l’appartenance à un milieu, ce que peut être l’évolution urbaine si elle s’appuie sur une conviction : la confiance sans la naïveté.

Un autre thème crucial pour le 93 est celui de la qualité des productions. Celles-ci répondent à des demandes, à des problèmes qui souvent rendent la vie de chacun et la vie en commun difficiles. Face à cela, les acteurs de l’urbain comme les urbanistes n’ont pas vraiment le droit de se tromper. En effet cela conduirait à rendre plus pregnantes les difficultés, à dépenser l’argent pour rien et à renforcer la stigmatisation : « Regardez, ils ont encore tout cassé ! ». La qualité est déterminante, considérée comme la capacité à être durable face à la fréquente dureté de l’utilisation, à être juste dans la réponse aux attentes et dans les usages induits, à être adapté aux budgets alloués. Car l’argent n’est pas sans limite alors que les problèmes à régler sont légion. Il n’est donc pas acceptable de produire des projets inadaptés. Il suffit pour s’en convaincre de comparer certaines initiatives iniques rapidement démolies et certains espaces réaménagés dans des grands ensembles dans lesquels une riche vie sociale s’est développée.  

Derrière ces propos, se pose, pour le 93, la question de l’équilibre de l’action territoriale : jusqu’à quel point les grands projets profitent-ils au territoire et quand en contredisent-ils les valeurs ? A ce titre, une caricature est le projet des mille arbres conduit au-dessus du périphérique dans le cadre de l’opération « Réinventer la ville ». Censé être un trait d’union « ville/banlieue », on peut se demander sur ce thème le rapport entre son prix et son efficacité. On peut aussi imaginer ce qu’on aurait pu produire avec le même budget pour le territoire lui-même s’il avait vraiment fait partie de l’équation. On perçoit derrière que les institutions jouent un rôle primordial, quand le secteur privé ne peut assurer ce qui n’est pas de sa responsabilité : orienter des initiatives en direction d’un territoire.

Pour un urbaniste, le 93 est un défi car il oblige à réussir. Mais c’est un cadeau du fait de sa richesse humaine, sociale, culturelle ou urbaine. Après y avoir travaillé, on ne pense plus que l’urbanisme est une technique. Il est question d’engagement, de stratégie et…de politique.

Texte à paraître dans le numéro 22 de la revue Tous Urbains. 

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