Les espaces publics des villes sont par nature utilisés différemment selon les personnes et même les heures, les jours de la semaine et les saisons.
Prenons une rue centrale de ville. Le matin elle accueille les éboueurs, puis les livraisons des commerces, puis les employés qui se rendent à leur bureau. A midi, l’on y rencontre des gens venus y déjeuner tandis que d’autres profitent d’une interruption pour faire des courses, réaliser une démarche administrative ou flâner. En continuant cette description, on constate qu’en semaine l’animation est plus calme et les livraisons possibles la journée. Elles sont difficiles le samedi après-midi. On voit que les personnes âgées parcourent la rue plutôt aux heures creuses, à des moments plus paisibles. Les jeunes adolescents au contraire, bruyants et actifs, y sont aux moments où il y a le plus de monde, où leur présence est la plus visible. Quant aux petits enfants, ils n’ont guère leur place car ce sont des rues de ville, pas vraiment de quartier. Ou alors ils sont accompagnés.
En fin de journée, la rue porte les résidus de son activité. Les corbeilles de propreté publiques sont pleines, les poubelles privées sont sorties et les gens qui rentrent du travail parcourent une rue bien peu accueillante. Ne devrait-on ramasser les ordures le lendemain matin ? Il faut cependant compter l’été avec les désagréments que cela entraîne…
En fait la rue continue sa vie. Le soir elle est active, bruyante parfois, au grand dam des résidents. Mais à l’inverse, si les cafés sont fermés, elle est morte, insécure. La ville est triste, elle ne vit pas la nuit et chacun reste chez soi.
La vie d’une rue ou d’un espace public est un ballet quotidien, plus ou moins vif car il faut ajouter les évènements temporaires ou les mille petites scènes qui s’y jouent, plus ou moins agité, car les conflits, les contradictions y sont courantes et normales dans ce théâtre de la société urbaine.
Participer à améliorer, transformer parfois un espace public consiste déjà à en connaître les usages dans le temps, selon les lieux et en fonction des populations : celles qui l’utilisent comme les commerçants, le parcourent comme les visiteurs, ou y vivent à certaines heures comme les résidents. On voit alors que personne n’est propriétaire d’un lieu, ne possède la légitimité pour décider seul de son usage en fonction de son propre intérêt. Ou plutôt si, il existe une légitimité, celle du politique qui doit arbitrer au service de l’intérêt général. Mais en quoi consiste t’il quand une telle complexité est en jeu?
Une première approche précieuse est de connaître le fonctionnement des lieux. Des observations, des enquêtes, des séances de concertation sont parmi les moyens permettant de l’approcher. L’on est alors en présence d’un tissu de contradictions qui est aussi une richesse et que l’on peut appeler en un sens l’urbanité. Il convient ensuite de mieux organiser les différentes logiques à l’œuvre, de les faire coexister voir de les combiner. Il faut alors faire projet et pour cela mobiliser un professionnel qui prendra connaissance des usages et imaginera des propositions permettant à un maximum d’entre eux de s’exercer dans des conditions correctes. Ces hypothèses devront être partagées, amendées jusqu’à un certain point. Après, se fonde la légitimité du politique qui doit arbitrer en fonction d’un intérêt général dont les termes sont en partie issus des débats qui auront eu lieu.
Dans l’exemple d’une rue centrale, on restera souvent sur un aménagement simple, pouvant accueillir la multiplicité des fonctions. Les matériaux seront robustes afin d’accepter des sollicitations fortes, camions de livraison ou foules nombreuses. On plantera des arbres sans empêcher les flux de piétons. On mettra des poubelles que le service Propreté devra vider plusieurs fois par jour. On posera des bancs pour que les personnes âgées puissent se reposer la journée. Mais on ne les mettra pas sous les fenêtres d’habitations afin d’éviter de générer des conflits entre résidents et occupants nocturnes de l’espace public…
L’objectif de réaliser des espaces qui soient partagés conduit parfois à les transformer complètement. Mais il peut être tout à fait pertinent, dans certains cas, de seulement les améliorer sans travaux lourds, de mieux les faire fonctionner grâce à des actions légères allant d’une simple gestion renforcée jusqu’à des changements modestes. Le sujet est en effet d’obtenir une meilleure qualité d’usages dans des villes en constante évolution, il est d’apporter des solutions à des problèmes du présent avec des réponses adaptées. Il n’est pas de systématiser des approches toute faites, radicales et coûteuses.
En ce sens, de multiples initiatives peuvent être imaginées qui permettent d’explorer les possibles, d’expérimenter les changements, de mobiliser au service de la transformation. On peut ainsi préfigurer durant une période plus ou moins longue la manière dont un lieu fonctionnera dans le futur. Chacun aura alors l’occasion de prendre ses marques, la collectivité se donnant par là même les moyens d’observer les éventuels problèmes à régler. On peut aussi anticiper des usages à venir par des actions légères qui assurent un service pour un temps et disparaîtront dés lors que le projet définitif sera réalisé. Là encore, il s’agit d’un excellent observatoire de ce qu’il conviendra de faire ou d’éviter. On peut également organiser des évènements sur un site, le faire vivre différemment et en montrer ainsi, sans aménagement, l’importance urbaine. L’on construit en quelque sorte un levier du changement, un outil pour convaincre de la nécessité de l’évolution.
En fait, il existe de multiples possibilités, autant qu’il y a de contextes singuliers, de questions auxquelles il faut apporter des réponses adaptées, d’acteurs désireux de s’investir avec d’autres et d’inventer. Cette approche témoigne, non pas d’une suspicion à l’égard des usages et de la société urbaine, mais de la volonté d’y voir une richesse et de la conviction que la responsabilité publique doit s’y exercer pleinement.
Texte à paraître dans l’ouvrage intitulé « Urgences temporelles, urgences des régulations publiques », sous la direction de Patrick Vassallo et Dominique Royoux.