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Pourquoi ces couleurs ? Parce que la communication imaginée par chaque opérateur veut qu’on les reconnaisse aisément dans la rue, ce qui implique une couleur voyante. Pourquoi au rebut ? Parce que certaines municipalités chinoises ont considéré que l’explosion du nombre des opérateurs (et des vélos allant avec) n’était plus supportable. Elles ont donc décidé de diminuer au moins le nombre des cycles. La situation chinoise ferait-elle des petits ? Dans le monde entier de tels parachutages se développent, conduits par des sociétés financées par des capitaux chinois qui s’appuient sur des start-up. Sous le prétexte de favoriser les modes doux, des vagues de deux-roues colorés apparaissent, notamment en France, à Reims, Toulouse, Lille… Sous les auspices politiquement corrects de l’usage des cycles (que je pratique), on inonde les villes, les espaces publics de vélos flottants. S’agit-il vraiment d’un levier pour en augmenter la pratique ou seulement d’un coup médiatico-industriel ? L’examen de la réalité sur le terrain laisse perplexe. Il interroge même sur le caractère contreproductif d’une telle initiative.
On savait déjà déficitaires les vélos en libre-service rattachés à des stations (Vélov à Lyon, Vélib à Paris…). La compétition semble s’accélérer, d’autant que Vélib rencontre quelques difficultés de redémarrage. Déjà, certaines des sociétés de « free floating » ont fait faillite ou sont sur le point de le faire. Diverses raisons à cela et notamment un modèle économique inexistant. Il n’a cependant pas empêché des investisseurs de succomber aux sirènes de la modernité présumée. On imagine les trésors d’arguments qu’il a fallu développer pour convaincre du caractère génial des projets et faire que les portefeuilles s’ouvrent.
Sur le plan du service vendu, des voix s’élèvent contre les abus : médiocre qualité, dysfonctionnements récurrents, matériel peu robuste, coûts élevés pour les collectivités et donc pour les contribuables, sans compter l’envahissement de l’espace public alors que l’on cherche plutôt à le libérer (on imagine la situation d’une personne non voyante, les vélos en question étant laissés souvent au milieu du trottoir, là où l’utilisateur s’est arrêté). Cela signifierait-il qu’hors de l’intérêt propre à leur produit, les fabricants n’auraient jamais pensé à son rôle dans la ville et à la nécessaire politesse à avoir avec d’autres pratiques urbaines ? La société technologique est en marche et cela mérite bien quelques accrocs ! Une question : à quoi tout cela sert-il ? Quel est le gain par rapport aux vélos en libre-service, au fait que l’on peut, si on le souhaite, posséder son propre deux-roues ? Mais peut-être le cycliste n’est-il pas la cible principale, le but étant probablement qu’avec cette « invention », on espère bien toucher le pactole. Alors « c’est pas gagné ! ».
En effet, une autre raison pourrait bien contribuer à la fermeture d’entreprises : les destructions, les vols, les incivilités dont les opérateurs sembleraient découvrir l’importance. Pour l’habitué du travail sur l’espace public que je suis, cela marque une certaine naïveté (très coûteuse au demeurant). Il est certes un lieu de vie et d’une cohabitation pas toujours aisée mais il est aussi un lieu de confrontation, d’expression des tensions de la société. Pour caricaturer : si je ne m’y sens pas à l’aise, ou respecté, si je ne trouve pas ma place ou suis en colère, je casse les signes de ce qui me paraît me rejeter. L’espace public n’est pas un vide dans lequel on peut faire n’importe quoi ou laisser n’importe quoi. Tous ceux dont le quotidien est de l’entretenir, de lui garder une certaine propreté, un certain niveau de sécurité vous le diront. Est-ce à dire qu’il ne faut rien faire et désespérer de la gent humaine et urbaine. Bien sûr que non. Mais au lieu d’implanter des éléments fragiles dont la détérioration montre du doigt les difficultés socio-urbaines, il faut mettre du beau et du solide, et se donner les moyens financiers et humains d’une gestion impeccable. Est-on bien sûr que les sociétés de free floating aient assimilé cela ?
Ajoutons que toutes les villes ne sont pas logées à la même enseigne. Lille n’est pas Reims, Saint-Denis n’est pas Neuilly et Naples n’est pas Copenhague. Il existe une réalité de la vie dans l’espace urbain différente selon que l’on est dans un territoire largement accueillant ou dans un lieu de l’entre soi, selon que l’intérêt public est considéré comme positif ou comme une atteinte à l’intérêt privé. On casse peu à Copenhague, plus à Naples…
Alors, au moins un conseil aux nombreux pourvoyeurs de vélos flottants : prenez le pouls de la singularité des lieux avant que d’implanter un système puis adaptez-le en conséquence. Imaginez qu’implanter de tel produits c’est rentrer dans un milieu déjà existant, déjà vivant, avec ses pratiques et ses règles, ses nécessités et ses difficultés. Pour ce qui me concerne, je vais prendre mon vélo car j’ai une course à faire.