Lundi matin : victoire épuisante, récupération difficile ; point d’amateur éclairé ni de professeur de copoeira mais une semaine à traverser ... fondu dans la nature vivante, ou spectateur d’une nature morte ? L’art est archéologie s’il n’est vivant, a-t-on affirmé ; et le musée alors ?... conservatoire ?... mortuaire ? Dans notre ville il n’est ouvert en semaine que les mardi et jeudi de dix à douze : visite à La Ballastière, zone de quiétude. Sur les bas-côtés de la route s’écoulant vers l’étang clairière dans le bois, des becs noirs : corneilles ; des becs gris à base blanchâtre : corbeaux freux ; tous ripaillent et raffûtent. À l’orée du bois un geai des chênes collecte des glands qu’il enterre. Tête noire parée d’une tache blanche, ventre blanc balafré d’un sillon noir, perché sur un rameau la mésange charbonnière guette sa pitance ; un peu plus loin une huppe fasciée ailes et queue brunes et pie prend son envol tenant dans son bec courbe une proie pour ses petits. Quelques jaseurs des pays du nord-est gorge noire, poitrail gris souris, yeux maquillés couleur de feu, ailes noires maculées de blanc et de jaune picorent des baies rouges : l’hiver s’annonce très froid. Bientôt mésanges nonnettes ou bleues, et sittelles torchepots viendront grossir la volée.
Avant le tournant, un bruit de ruissellement ; le virage passé, des arbres portant d’innombrables fruits étranges bariolés de roux, blanc et noir qui piaillent à tue-tête : invasion de pinsons du nord en haut, de zizis accrochés aux branches à ras de terre. Que ne suis-je étourneau ou sansonnet pour entrer dans la sarabande dansant au-dessus des champs ? Bavardes mais élégantes, des grues cendrées glissent sur coussin d’air vers le sud comme bruns ou pie, parfois marron clair et blancs les eiders sur l’étang ; plongées intermittentes, poisson au bec. Dos roux, tête grise et moustaches noires, des panures se dissimulent dans la roselière. Des connaisseurs viennent dénicher en des lieux secrets trompettes de la mort, girolles, morilles grises ou coulemelles, voire bolets bais à ne pas confonde avec le bolet Satan : le pharmacien s’avère toujours d’un bon conseil. Ici au clair de lune le cerf brame, biches et faons formant harpails broutent paisiblement. Temps héreux, temps du sanglier ; jour clair, fond de l’air très frais ; malgré mon tricot de marchand d’ail, j’ai froid. J’ai oublié ma bouteille Thermos de café : je dois renter. Sur le chemin de retour, je repense à ma dernière conversation avec le maître des échecs :
-En entrant ici monsieur Brice Provak, je m’attendais à passer en revue une galerie de portraits de champions légendaires ; or je ne vois rien de tel.
-Ce qui me semble sortir de l’ordinaire est plutôt que vous n’ayez pas remarqué le lien entre chaque tableau ici présenté avec le noble jeu. Commençons par La Figue. Ne vous évoque-t-elle pas les pays du levant où les échecs sont très populaires ? Considérons à présent la passiflore dite fleur de la Passion ; pour d’aucuns, elle témoignerait aussi de la passion à et de ce jeu avec ses aiguilles, ses chiffres, son cadran. Fleur grimpante et vrillée aux allures étranges, elle exalte l’imagination ; qualité qui pour le pire et le meilleur n’a jamais manqué aux prosélytes de la religion catholique apostolique et romaine. Les trois styles aux stigmates épais leur firent penser aux trois clous de la crucifixion : un à chaque paume, le dernier pour les deux pieds ; quant aux cinq étamines, les voici figuration des cinq blessures du Christ : deux aux mains, autant aux pieds, une sur le flanc ; la colonne du pistil leur fut partie verticale du crucifix, et les vrilles les fouets ayant accompagné leur Seigneur sur son chemin de croix ; les cinq pétales et les cinq sépales représenteraient les dix apôtres restés fidèles à Jésus : exit le renégat Pierre, et le traître Judas. Parachevant le tableau, la couronne de cils leur rappelait celle d’épines. Pour les premiers Jésuites évangélisant l’Amérique du sud pas l’ombre d’un doute, cette fleur symbolise la Passion du Christ. L’inspiration en terre échiquiéenne n’est nullement moins fertile qu’en territoire chrétien : la passion est image fugitive de l’amour, seul amour ne souffrant aucune condition ; passion d’une heure ou celle d’une vie de pécheur jamais repenti tel est le malheur ou le bonheur c’est selon, du joueur d’échecs. Les passiflorales présentent une parentèle fort déconcertante allant du papayer au cornichon en passant par la calebasse entre autres plantes, c’est de notoriété publique. Si la papaïne qui attendrit la viande invite le joueur à modérer ses transports, la calebasse à la dure écale lui rappelle qu’il s’agit d’un passe-temps ardu où les erreurs les plus minimes sont souvent très cher payées, faisant à l’occasion passer les esprits les plus brillants pour des cornichons. La corolle de Passiflora coerulea forme le cadran d’un chronomètre futuriste à cinq chiffres où le redoutable zeitnot n’est jamais bien loin : douze secondes pour la trotteuse, douze minutes assignées à la grande aiguille, quatre heures quarante-huit laissées au troisième style des stigmates pour passer d’un chiffre à l’autre. Sur l’avant-dernière toile, un cercueil ouvert ; que peut-on dire d’autre que : « shâh mat : le roi est mort ? » Fait d’angles plus ou moins aigus portés par deux lignes brisées en miroir de part et d’autre d’une plage sinusoïdale, le motif pictural surplombant mon bureau me semble bien mériter son nom : L’Auberge espagnole. Chacun n’y trouve-t-il pas ce qu’il y apporte ? Pour ce qui me concerne il signifie profondeur de la réflexion stratégique nourrissant la hauteur de l’imagination tactique par une bonne connaissance de l’histoire des échecs. « Profondeur de la réflexion stratégique nourrissant la hauteur de l’imagination tactique par une bonne connaissance de l’histoire des échecs » : voici l’apophtegme qui m’a rempli matines et complies jusque hier.
(la suite, demain)