Deux jours après que tout le monde fut rentré de chasse et de pêche, la population de Garabinzam se mit à gonfler telle une rivière en crue comme si tous les villages s’étaient d’un même mouvement vidés de leurs habitants. Parmi les arrivants, Mobilamis reconnut Baakel, chef de Dumla seul village resté hors-piste malgré exhortations et menaces de l’administration. Il y avait aussi Agoombeng de Pumba-Ekom. On avait construit à la hâte quelques huttes pour accueillir tous ces invités. Tous les baaz avaient été agrandis.Le repas fut excellent et très copieux : quelqu’un, bientôt imité par d’autres, éructa afin de marquer sa satisfaction ; puis tout se calma. Silence lourd d’une menace imprécise. Pâles trouées dans la nuit noire, des feux éclairaient çà et là. Echappé de la forêt toute proche, un inquiétant boum !... boum !... boum !...du tam-tam major s’épandit sur le Grand-baaz , puis sur les autres, gagna la place Laadum, et in fine conquit tout Garabinzam ; ce fut alors que porté par cette triste musique, d’un chœur d’hommes armés de bâtons et furetant dans l’obscurité, s’éleva une crainte que nia tout net le groupe de chanteuses :
- Èlieeb, Èlieeb, Èlieeb est parmi nous !
- Quel Èlieeb ?... Point d’Èlieeb dans la noue !
- Èlieeb, Èlieeb, Èlieeb est parmi nous !
- Quel Èlieeb ?... Point d’Èlieeb ni dans le dur ni dans le mou !
- Èlieeb, Èlieeb, Èlieeb est dans le village !
- Èlieeb vit en forêt après le virage !
- Èlieeb est ici sans rite de purification !
- Èlieeb ne saurait être ici sans justification !
- Èlieeb est ici depuis fort longtemps !
- Qui nous dira pourquoi, depuis combien de temps ?
L’air enjoué de la harpe relaya le tam-tam major pendant quelques minutes, puis s’évapora dans la nuit ; alors le narrateur Eka-nele prit la parole :
« Ce soir encore, ce sera par ma bouche que vous parlera le Grand Goagoa. Pendant la très longue errance relatée par le mythe de kel elong avec sa kyrielle de déroutes militaires inattendues succédant aux morts absurdes, il fallait aux peuples de la Bokaku des explications mystiques comme salvanos : Èlieeb la sorcellerie dont l’une des faces est le diable incarné, en tint lieu pour l’immense majorité des gens. De part toutes les régions de la Bokaku, nombre de personnes pensent qu’il existe blotti dans l’estomac de certains hommes et l’utérus de quelques femmes un organe particulier doté de pouvoirs souvent maléfiques, parfois bénéfiques ou plus généralement de potentialité ambivalente : Èlieeb ici, likundu ailleurs. Comment ce bissêtre s’est-il abattu sur notre humanité ? Débouchez vos oreilles, ouvrez grand vos yeux ; vous le saurez bientôt. Alors que sévissait depuis quelques années dans notre pays une de ces récurrentes disettes carnées que nous appelons zeng, inlassable Lomiaka le chasseur allait tendant des pièges, guettant le gibier ; mais chaque soir il revenait bredouille au grand dam de sa famille. Un jour, peu avant le crépuscule du soir, ô miracle ! Trois antilopes fraîches au pied d’un Pycnanthus d’où béait un creux. »
À ce point de son récit, notre homme s’arrêta relayé par pendant une dizaine de minutes par un arc-en-bouche éclairant le tam-tam major ; puis il continua :
« Il y a de cela très longtemps, une longue zeng régnait en nos contées ; enfants, femmes et hommes ne mangeaient plus que feuilles et racines ; le rhinocéros orycte nasicornis, le termite, la chenille, la sauterelle et le criquet même, furent élevés au rang de plat royal. Tout avait disparu aussi les chasseurs les plus adroits se découragèrent-ils tous, sauf l’obstiné Lomiaka. Avait-il raison ?... Avait-il tort ?... Vous le saurez d'ici peu.
– Juste Ciel !... s’écria notre chasseur. Qui a bien pu porter tant de viande ici ?
- C’est mon œuvre, répondit une voix de ventriloque émanant d’un trou aux bords ourlés telles des lèvres charnues.
– Mais qui êtes-vous donc, Seigneur ?
- Je suis Èlieeb, maître incontesté de la cynégétique ; Èlieeb, à la fois mazzeru salvadore sauveur des âmes ou pour le moins des corps, mais aussi mazzeru acciacatori le tueur.
–D’où me parlez-vous?...
– Du creux du Pycnanthus.
-Qu'y faites-vous Seigneur?
- Hématophage lucifuge, ici est ma demeure d’où je ne sors que la nuit tombée.Sers-toi ad libitum, et reviens à volonté.
–Comment vous remercier, Seigneur ?
- En gardant le secret de notre rencontre.
Nuitamment chargé de gibier, Lomiaka rentra chez lui à pas feutrés. Semaine après semaine, il rapporta assez de viande pour copieusement nourrir sa famille, son clan, tout le village ; aussi la nouvelle de ses compétences cynégétiques se répandit-elle de Mesinegala à Pikonda, de la Karagua à la Ndoki en passant par la Kudu, la Ngoko et la Sangha. »
La dernière syllabe prononcée par le conteur fut couvert par le sinistre boum!... boum!... boum !... du tam-tam major qui s’apaisant fut écrêté par le dialogue des chœurs d’hommes et de femmes.
-Èlieeb, Èlieeb, Èlieeb est parmi nous !
- Quel Èlieeb ?... Point d’Èlieeb dans la noue !
« Avant l’arrivée des Blancs, reprit le narrateur, avant même que mon trisaïeul ne vît le jour - - je le tiens de Goagoa le Grand- -, une terrible zeng tenaillait nos ascendants : enfants, femmes, hommes dévoraient toutes sortes de feuilles et racines même les vénéneuses. La zeng, disette carnée mua à la longue en za : famine. Seul ne perdant pas espoir, Lomiaka continua de guetter le gibier.Une fin d’après-midi, Èlieeb lui offrit trois antilopes puis bien d’autres bêtes encore en lui faisant promettre de taire éternellement le secret de sa découverte.Tiendra-t-il sa langue ?... Si oui, combien de temps ?... Si non, pourquoi ? C’est ce que vous saurez d’ici peu en écoutant Eka-nele, homme en détente vigilante permanente, votre conteur formé par le Grand-Maître Goagoa. Venue de Ueso-Mokè, tomba une nouvelle alarmante : gravement malade, un de ses neveux appelait Lomiaka à son chevet ; aussi, toute affaire cessante, dût-il remplir son devoir avunculaire ; mais inquiet, il se demanda toute la nuit précédant son départ, de quoi vivraient Paadom son épouse bien-aimée et leurs douze enfants. Malgré qu’il en eût, au quatrième chant du coq, il s’entr’ouvrit à sa femme qui le lendemain après avoir traversé une anguisse alors que le soleil achevait sa course, découvrit quatre gazelles près d’un arbre aux feuilles rutilantes dans un océan de vert.
– Que de viande mon Dieu !...Que de viande! s’exclama Paadom.
– C’est mon œuvre ! répondit Èlieeb.
– Je vous connais, et vous suis reconnaissante de tous vos bienfaits ; mais pourquoi ne viendriez-vous pas habiter au village ? -Pas question !...
– Comment pourrais-je moi faible femme sans homme, charger sur mon frêle dos pareille cargaison ?
- La compassion doit-elle mener au suicide ? Je suis hématophage nocturne exclusif.
–Qu’importe ! Ne sortant que la nuit, vous rentreriez avant l’aube...
– Et comment ferez-vous pour me porter d’ici à votre village ?
- Je vous cacherai enveloppé dans une épaisse étoffe de raphia au fond de ma hotte.
– La lumière mortifère traverserait le tissu, et de surcroît le poids du gibier m’écraserait. »
Boum !... boum !... boum !... Eka-nele s’était arrêté devant l’irruption du tam-tam major : chacun retint son souffle. Boum !... boum !... boum !... La grosse caisse se tut, et le conteur enchaîna :
« Il y a longtemps, quand les plantes, les animaux et les humains devisaient ensemble, -- était-ce conséquence de la querelle de l’araignée et de l’écureuil, adversaires qui prirent l’être humain pour juge ? Effet collatéral de la dispute du Dieu d’amont et celui d’aval ? Expiation de la transgression d’un interdit majeur ?- - notre pays était écrasé par une zeng qui se transforma en za désespérant les chasseurs les meilleurs ; seul contre tous, Lomiaka persévéra ; son opiniâtreté fut récompensée plus que nécessaire par Èlieeb sous la condition expresse de garder absolument secret son entrevue avec l’hématophage nocturne exclusif et maître suprême de la cynégétique ; mais Lomiaka ne tint pas parole : il se confia à Paadom sa femme chérie. Etait-ce bien ?... Etait-ce mal ?... Nul ne peut encore le dire, mais vous auditeurs d’Eka-nele le saurez ce soir.
– Que faire ? demanda la femme.
-J’ai une meilleure idée répondit Èlieb : allongez-vous en décubitus jambes ouvertes et fermez les yeux. En moins de temps qu’il m’a fallu pour le dire, Èlieeb se tapit dans l’utérus de Paadom; ainsi fut-il clandestinement introduit dans le village. La nuit suivante l’épouse de Lomiaka fut réveillée par un remue-ménage dans son ventre : -Femme ! Femme ! Femme ! J’ai grand faim !...beugla Èlieeb.
– Allez donc chasser les potamochères qui détruisent mes plantations !
Aussitôt dit, aussitôt fait ; repu Èlieeb abandonna un suidé dans le champ puis revint se blottir dans son nid douillet. Ce scénario se répétant toutes les nuits, bientôt Èlieeb écuma tant et si bien les environs qu’il ne resta plus rien à chasser.
– Femme ! Femme ! Femme ! J’ai grand faim !
- Egorgez donc quelques chèvres du chef de village, le majoral n’y verra goutte.
Au bout de quelques semaines, plus un seul caprin cinq lieues à la ronde.
– Femme ! Femme ! Femme ! J’ai grand faim !
- Allez visiter le poulailler de ma coépouse, vous y trouverez certainement de quoi vous satisfaire.
En deux temps trois mouvements, plus de gallinacées dans les parages ; tout le village s’alarma de plus en plus du malheur qui le frappait : on consulta ici puis là, mais devins et autres vaticinateurs bien en cour se perdaient en conjectures.
– Femme ! Femme ! Femme ! J’ai grand faim ! Si tu ne me donnes rien, c’est ton sang que je boirai !
- Prenez plutôt ma cousine germaine, ses enfants sont grands à présent.
– Femme ! Femme ! Femme ! J’ai grand faim ! Si tu ne m’offres rien, c’est ton sang que je boirai !
- Voici mes deux nièces, elles sont stériles.
– Femme ! Femme ! Femme ! J’ai grand faim ! Si tu ne me procures rien, c’est ton sang que je boirai !
- Ne voudriez-vous pas de mes neveux ? Ils sont impuissants.
– Femme ! Femme ! Femme ! J’ai grand faim ! Si tu ne me fournis rien, c’est ton sang que je boirai !
-Puisqu’il n’y a plus personne autour de moi, le tour de mes enfants est arrivé.
Èlieeb avait vampirisé l’un après l’autre toute la descendance de Paadom quand de retour, Lomiaka trouva son épouse exsangue. Avant d’expirer, dans un discours qu’elle espérait piaculaire, elle lui conta son forfait : avoir apporté dans un milieu domestiqué sans rite de purification aucun, Èlieeb être qui par nature doit vivre exclusivement en forêt. C’est en le laissant s’introduire dans son sexe, que la Femme fit entrer Èlieeb le diable incarné dans le village sans rite propitiatoire ; ainsi ce sexe apparut alors comme la porte du diable aussi depuis, par la copulation l’homme initié tente-t-il en vain de l’en déloger ; c’est pour l’aider à persévérer dans ce qui aurait pu apparaître supplice de Sisyphe, que la nature a rendu cet acte agréable ; mais Èlieeb devenu quasi exclusivement mazzeru accicatori, est toujours là répétant inlassablement ‘’Femme ! Femme ! Femme ! J’ai grand faim! Si tu ne m’offres rien, c’est ton sang que je boirai ! ‘’Les menstruations servent à nourrir Èlieeb, et la grossesse à le faire patienter. Le village est un lieu socialisé où règnent loi et sécurité grâce à une organisation structurée soutenue par des rites, une mythologie et la préséance de primogéniture. La forêt au contraire représente une zone de tous les dangers, aire de désordre mais aussi interface entre deux mondes : le visible et l’invisible, le domestiqué et le sauvage. N’oublions jamais que des flux régulés par les rites circulent entre les quatre enveloppes qui nous protègent le corps physique pellicule l’esprit, et protège l’individu contre le corps des autres membres de la famille d’où la stricte codification des contacts corporels dans la parentèle. La carapace familiale des corps unis par le sang ou l’alliance assure et raffermit la sécurité psychique de chacun tout en étant un lieu de très grande vulnérabilité puisque toute trahison y est mortifère. Le village avec le baaz comme centre névralgique, lieu où se resserrent les liens et se dénouent les conflits est la troisième muraille de protection au bénéfice de toutes les familles humaines et animales qui y habitent, ceci contre tout ce qui par nature vit en forêt. La dernière enveloppe est la forêt, lieu de villégiature privilégié mais non exclusif des ancêtres, des dieux et autres Esprits bons ou mauvais, mais aussi d’animaux féroces ou comestibles ; c’est une source intarissable de nourriture pour le corps et l’esprit, un endroit qui soigne ou tue. C’est parce que chaque contenant recèle de menaces propres, qu’ont été institués des rites de passage d’un milieu à l’autre. La transgression de cet interdit sans rite propitiatoire ne peut qu’entraîner mort et désolation au village. »
Mobilamis avait attentivement écouté Eka-nele. Bien que certains points mis en évidence dans ce conte lui parussent quelque peu obscurs, il eut le sentiment ce mercredi 11 juillet 1956, que le conteur avait mis en évidence un grave problème : on ne sort jamais indemne de la transgression des interdits légués par les aïeux.
(La suite prochainement)