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Billet de blog 2 décembre 2017

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KONGO BOLOLO : L'AMER PATRIE (22)

Le fait qu'une femme vous ait mis au monde, ne la désigne pas nécessairement comme votre mère; il en est de même pour le père.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Peu après la chute du reliquat de cordon ombilical, Kiizok le père organisa la cérémonie des relevailles qui ici est destinée au nouveau-né puisque cela se nomme Èwel  è moan c’est-à-dire  « Lever d’enfant ». Il s’agissait en fait de la présentation du nourrisson au monde, donc de sa nomination publique. Nu, le bébé fut allongé sur un lit de feuilles  appropriées mélangées à de la terre humide le tout étalé sur une natte à la porte de la maison affectée à ses parents ; avec cette mixture il fut massé par  Goagoa  débitant des souhaits de bienvenue sur terre et des conseils afin qu’il devienne digne d’être appelé homme.  Entre ce Vieux  qui savait tout, et le nouveau-né ignorant tout car non encore lié par la hiérarchie des initiations sur la transmission du modèle social d’origine, s’établissait une relation d’homothétie qui durera tant que cet enfant n’aura pas quitté le giron de sa mère. Le vieux Goagoa  sortit d’un lange bleu une statuette aux proportions d’une harmonie bien plus imaginaire  que réelle comme si la sculpture était frappée de progéria : une tête démesurée symbolisant les Anciens, relais entre tête et membres  un buste charpenté et musclé représentant le corps social productif, des membres menus signant la fragilité du monde des enfants. Ancêtre par sa tête, par son thorax adulte, enfant par ses membres,  elle symbolisait comme par oxymore, toute la vitalité du clan. Cette figurine de la vie était un enfant doté de la maturité physique de l’adulte et de la sagesse des Anciens. Goagoa  fit boire au nouveau-né une potion de sa composition tout en formulant les vœux de la communauté clanique : «  Sois brave, travailleur, bon père, bon mari et ami loyal mon garçon, notre parcelle d’immortalité » ; puis il déposa le bébé dans les bras maternels qui le remirent  à Kiizok le père. Celui-ci lui passa sur le corps  la statuette reliquaire en bois d’ébène royal.  Le père   bénit l’enfant  en lui crachant du poivre de Guinée sur le vertex, et lui attacha des talismans  de coquillages aux poignets et à la ceinture afin de le protéger contre les mauvais esprits puis le portant à bout de bras, s’exclama : «  Bienvenue à Mbuora !... » et chacun d’applaudir.  Après un bref conciliabule tout le monde s’était accordé sur le nom Mbuora qui signifie Attendu, Désiré. Non seulement sa mère l’avait eu à vingt-cinq ans c’est-à-dire tard, mais aussi parce que c’était le nom de son grand-père paternel grand défenseur des Indigènes devant l’administration coloniale. L’enfant passa de mains en mains par toutes les femmes et tous les hommes du clan puis du village : chacun le bénit  et lui souhaita la bienvenue.  Tous furent invités  au repas de mouton offert par Biaka le grand-père maternel. On chanta et dansa jusque tard dans la nuit. Ce rituel était théâtralisation ayant pour but de faire correspondre le rêve à la réalité : « La femme qui procrée est celle choisie par l’ancêtre pour  revenir vers nous, d’où le grand prestige dont elle jouit » ; le lendemain madame Véronique Apendi  réfléchissait à cette phrase de sa mère venue l’assister quand  femme, elle devint mère. Elle croisa assise sur un banc devant le  gynécée une dame qui, comme perdue dans ses souvenirs écoutait les mots, scrutait les choses en portant au loin son regard  vers sa fille revenant du champ ; la dame réalisait que subrepticement sans crier gare, elle était passée du statut où l’on fait la Chose sans le dire, à celui où on la dit sans plus jamais la faire : elle avait vieilli c’est-à-dire accédé à l’humanité plénière  à la fois féminine et masculine. La journaliste  pressa le pas car elle avait rendez-vous avec le Vieux ; non pas Guudom l’homme le plus âgé du village, mais Goagoa. À  la maison commune, elle les trouva de part et d’autre d’un feu mal entretenu. Après les avoir salués, elle leur offrit des friandises de sa fabrication.  Guudom plongea sa main dans le récipient et se servit grassement après avoir hésité puis fait une moue faussement dédaigneuse. Le Patriarche ayant accumulé non pas des richesses matérielles mais des symboles dans un monde circulaire donc répétitif, était au seuil du bardo  aire transitionnelle entre vie et après-vie, mondes visible et invisible, mort et ressuscitation.   Sur ses rides se lisaient en filigrane tous les rites d’un passé aujourd’hui obsolète et qui, au lieu d’être élevé en fonction régénératrice, a été rabaissé au rang mortifère de ressassement. Devant cette vie qui fuit il avait abandonné le fugitif l’éphémère,  pour se concentrer sur l’essentiel : en chacun l’humanité qui décryptée, déploie son indicible beauté.Tel un moine, il ne visait plus  rien d’autre que de posséder sa vie.  Depuis quelques années déjà, sa canitie avait annoncé son entrée dans la saison des pertes avec  un surmoi devenant  de plus en plus culpabilisant, un surconscient imagination créatrice de moins en moins productif, un subconscient imagination affective de plus en plus aléatoire, et un conscient sens critique on ne peut plus fragile. Sa vue baissait régulièrement, son acuité auditive s’estompait telle la lumière  à la tombée du soir,  sa force s’était amoindrie  comme par affaissement, son agilité ne se conjuguait plus qu’aux temps passés, sa vigilance s’assoupissait, sa mémoire faisait de brusques bonds inopinés en arrière, sa vie s’en allait en lambeaux ; tout cela dans une certaine harmonie et sans drame aucun ni pour lui, ni pour le baaz, ni pour le village : Gama n’était pas le mont Akagi d’où sont précipités dans la mort les patriarches surannés ou improductifs. Ainsi que le présentait Goagoa, Guudom devenait ancêtre vivant c’est-à-dire  patriarche de retour en enfance  souvent parmi nous,  parfois en société avec  les aïeux ; il ne semblait plus alors comprendre  le langage ni la présence  des  autres à ses côtés. Dans ces incessantes allées et venues entre un passé qui avançait et un futur finissant, ses projets venaient buter contre la minute prochaine ; être sans mémoire, être plongé dans un gouffre sans lumière.  Comment  dans ce cas témoigner d’une mémoire sans souvenir sans trace concrète ? ... en faisant  jouer  celle du baaz interrogeant les uns et les autres dont les récits recoupés  indiquaient l’issue symbolique d’une image consciente ayant  du mal à être pour s’ériger en sujet : Guudom savait qu’une anamnèse collective le prémunissait contre une amnésie singulière  ainsi, esquif sur un océan d’oubli, se rassurait-il sur la pérennité de la culture kwil. N’ayant plus la force de les pratiquer, chants et danses initiatiques lui demeuraient souvent ancres, parfois amers, toujours sur ses blessures narcissiques baume parégorique qui ralentissait  le temps fuyard. Certains jours il racontait une histoire, récit d’une vie passée ou peut-être future on ne savait trop ; souvenir inventé, mythe personnel avec des lignées plus ou moins fantaisistes, des événements  au déroulement abracadabrantesque ; chacun  croyait ou le feignait, nul ne le contredisait jamais : il en était heureux. Veuf mais époux symbolique  de moult veuves, lui géniteur d’aucun enfant  était le père de tous ;  ce qui le réjouissait le plus  était qu’à sa mort, dans chaque famille un garçon portera son nom, lui ôtant ainsi envie et raison d’une réapparition lémurique : il mourrait sans anéantissement.

Lançant la conversation, la femme interrogea Goagoa le Vieux :

- Qu’avez-vous souhaité qui n’a été réalisé ?

- Voyager, visiter différents pays ; mais trop pauvre et ne connaissant personne, je n’ai pu  m’aventurer au-delà de la Karagua-Kudu et ses environs immédiats.

- Oui mais n’êtes- vous  pas conteur  colportant  tant de sesa conte de courte durée que de pubè narrant pendant une à deux nuits voire trois une épopée mythique  pérégrinant dans le temps, voyageant de baaz en baaz  afin de séparer le bon grain de l’ivraie ?

– Il semble probable que je puisse exercer une fascination sur mon auditoire, et permettre d’éviter des confusions fourvoyantes, des chausse-trappes et autres intersections menant à des impasses. Le conte est jalonné de signes, panneaux indicateurs sur la route menant  à la découverte du mythe ; prenant sens, ils seront symptômes qui  formeront un syndrome  orientant vers tel ou tel diagnostic donc  vers un mythe ou un autre. Nombre de non-initiés prennent symptôme pour syndrome aussi aboutissent-ils fatalement à un diagnostic erroné. L’auditeur est un jardinier d’acclimatation. Tout comme le jardinier ordinaire il fait œuvre de création, traduction  d’un monde réel  tel que chacun se l’imagine. Le  conte s’avère donc auberge espagnole où chacun trouve ce qu’il y apporte : qui vient les mains vides, sort le ventre creux. Souvent pour ne pas dire presque toujours,  les contes livrent des solutions  laissant  à chacun le soin  de trouver les questions qui en ressortissent ;  par ailleurs il est bon que certaines portes restent fermées afin d’offrir à  l’écoutant la possibilité de jouir du plaisir de les déclore ici ou là-bas, seul ou avec d’autres, aujourd’hui ou demain, dans une semaine, un mois, un an, voire par procuration remise à sa descendance  car il n’est pas toujours facile de desceller  la vérité en marche drapée de celle dite,  la question à l’œuvre sous celle posée qui est inversion de la réponse donnée : «  Montre-toi digne fils d’un père tel que moi », renvoie à : « Es-tu digne père d’un fils tel que moi ? »

– En effet reprit l’interlocutrice, métonymie d’une conception du monde, métaphore d’une organisation sociale, le conte énonce des signes, convoque la culture afin d’élucidation ; il parle par allusions, proverbes, inversions, délégant ainsi au destinataire de la parole l’opportunité de retranscrire dans une langue claire le message dissimulé dans cet énoncé ambigu ; sa fonction de mise en évidence du fait ou du droit laissant toujours une porte entrebâillée sur le futur, mettant au jour l’ipséité des problèmes et la diversité des solutions offertes est d’autant plus pertinente qu’est profonde la connaissance de la culture des anciens par l’auditeur ; une base fragile lui fait prendre le conteur pour un pervers qui obscurcit ce qu’il devrait éclaircir. Les érudits sont rarissimes aujourd’hui.

– Résistant malgré les coups de butoir assénés par la colonialité reprit Goagoa, le conte n’est qu’un des meubles habillant cette précieuse maison qu’est le baaz dont la devise est : «  Honneur, Solidarité, Séniorité ». Ici l’orature étend son règne absolu sur la culture, connaissance qui  fait de l’Aîné personnage jouissant de prérogatives que chacun juge légitimes d’autant plus qu’il est fragile et rare donc précieux ; mais, -- je ne suis pas le seul à le penser,-- si les Jeunes nous déçoivent toujours, heureusement les  Vieux le leur  font souvent ; alors il faut faire avec puisqu’on ne peut s’en défaire.

– Je suis Le Patriarche : diverses rencontres ont créé en moi une mémoire en surimpression entraînant parfois un brouillage m’interdisant de remonter jusqu’à moi, parfois je ballotte entre évasion de la réalité et submersion de la vie intérieure ; aussi, l’indulgence à mon égard est de règle. Bien que sans police ni armée, presque toujours matériellement pauvres, les Vieux pèsent : rien  d’important ne peut être décidé sans leur accord ou neutralité bienveillante. Histoire vivante de la communauté dans le baaz  ou lors des initiations dans les sociétés secrètes plus ou moins fermées selon le degré de pouvoir qu’elles confèrent, ils distillent avec parcimonie le savoir social, symbolique ou magico-religieux.

– Loin d’être mort sociale, la vieillesse nous est  valeur précieuse. Ici le Vieux parle, décortique les mythes, proverbes et adages, précise les lignages, narre les contes dont il tire la morale. Lui qui a un pied dans la tombe et l’autre dehors, est la faille du monde invisible, brèche par où les vivants entr’aperçoivent les morts.  Détenant une autorité personnelle notoire mais non monopolistique, cette sentinelle veillant sur la tradition paraît souvent battre la campagne de par ses considérations eschatologiques ; compléta  Goagoa. Il faut aux jeunes gens inventer des médiations, des stratégies de contournement, trouver des alliés, donc  à l’instar des femmes  faire un travail souterrain afin de faire évoluer favorablement la situation.

– De mon angle de vue reprit la journaliste, la colonialité prend en tenaille le pouvoir des Vieux : les Eglises chrétiennes par la droite en détruisant leurs références religieuses, et la puissance militaro-administrative coloniale par la gauche en annihilant leur capacité politique et symbolique ; sachant cela nul ne peut raisonnablement s’étonner de la schizophrénie endémique du monde des Evolués. Le discriminant social ayant dérivé de l’accumulation d’expériences humaines à celle sur son compte à la  SIP (Société Indigène de Prévoyance), les Vieux perdent peu à peu mais irrémissiblement et  irrémédiablement leurs pouvoirs  dans tous les domaines des trois registres politique, social et symbolique.

– Plutôt regretter un amour qu’espérer une séduction, voilà ce qu’est vieillir ; expérience de Patriarche. Parfois, à force de tendre l’oreille j’entends le vibrato  d’un mystérieux appel ;  alors la mort cette drôle de dame ne m’apparaît plus que drame drôle, et la vie une comédie de bon goût où l’on narre des contes à dormir debout.

– Bien que conteur, je soutiens que dans une narration le plus important est porté par le silence car il y a des réalités ne pouvant être appréhendées par les mots. Il faut prendre garde au sadisme oral très fréquent dans notre société : quotidiennement on  est vampirisé par sa famille  ses amis qui pompent l’air à l’entour ; dans cette ambiance agglutinante et dévoratrice, le baaz apparaît comme un havre.

– Mais releva madame Apendi, il n’existe pas de discours gratuit ici ! La ritualisation et la répétition y laissent peu de place à l’innovation

– D’où l’importance des contes, fit remarquer Guudom. As-tu déjà écouté Goagoa ? Ce n’est jamais psittacisme mais renouvellement  permanent allié à une conservation de la trame qui stabilise la culture tout en ouvrant des échappées autorisant d’avancer dans la compréhension de celle-ci.

– Il m’a toujours semblé signala la dame, que la parole ici était prédigérée, circulant à sens unique : les Vieux parlent, les Jeunes écoutent, recoupent, se posent des questions qu’ils tenteront de résoudre tout seuls ou avec d’autres plus tard. Ici on ne prend pas le temps de s’interroger sur le sexe des anges ou celui du genre, d’explorer son vécu, d’expérimenter la fugace libre parole fusant inopinément.

– Oui mais répliqua Goagoa, ici chacun peut librement choisir qui sa mère, qui son père. Le fait qu’une femme vous ait mis au monde ne la désigne pas nécessairement comme votre mère car c’est vous qui dans la famille ou parmi ses amies désignez qui mérite de l’être ; sœur ou cousine aînée, tante maternelle ou paternelle, quelque autre femme stérile mais maternante. Elle sera votre mère sociale, confidente, guide, surmoi individuel ; il en est de même pour le père. Le surmoi collectif est assuré par le Vieux ou Le Patriarche incarnation du baaz. La distinction réel versus social ne nous est pas de pure forme : nombre de personnes sinon toutes disposent d’un nom réel  le nom d’origine, d’un social  celui d’usage courant, et de noms symboliques acquis lors des initiations ; certains jouissent de deux lieux et dates de naissance différents : le réel où et quand  ils ont vu le jour la première fois, et le social où et quand leurs parents pour diverses raisons ont décidé de les faire naître. Bon à savoir : le social prime toujours sur le réel car il confine au symbolique.    

  (La suite, prochainement)

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