- Le café sera servi face à la cheminée, frontière symbolique entre salon et bureau. Que préfères-tu ? Brésil, Burundi, Colombie, Cuba, Ethiopie, Indonésie, ou Kenya ?
- Tout ce qui te semblera bon, pourvu qu’il soit français, italien ou turc.
Pendant que Michel et Vital mangeaient, le feu s’était offert une brève sieste ; suspension mais non arrêt de la tonitruance de son activité. Telle une barque dérivant nonchalamment au fil de l’eau, le fumeron couve sous la cendre. Au-dessus des charbons ardents, Vital dispose des bûches en grille et en escalier s’élevant comme un monument inca. Quelques coups de soufflet découvrent la braise, amadou qui amadoue le bois ; celui-ci se laisse caresser, lécher embrasser par la flamme naissante qui peu à peu grandit, exécute une danse macabre autour de chaque rondin, le consume, consomme, digère puis excrète sous forme d’escarbilles. En couleur toute, elle crée autour d’elle un monde en noir et blanc où les volumes s’effacent, s’aplatissent en silhouette ; les angles droits se font aigus ou obtus. Sautillante, elle détache des lambeaux dont l’un, torche blanche à tête de rapace fonce bec ouvert, serres dehors et ailes en delta sur sa proie immobile ; peu après un autre corps de flamme tel un chat à la robe isabelle mouchetée de blanc et auréolée d’auburn, paraît vibrisses en alerte, poil ébouriffé, dos rond, queue au port fastigié, griffes menaçantes, prêt à bondir sur une proie paralysée de frayeur. Jaillie du fond de la grille ainsi qu’un volcan du sein de la terre, une gigantesque langue de feu escalade les marches de bois les habillant d’une étoffe chatoyante flottant au vent. Copies et livres abandonnés sur le tapis dans le bureau semblent, vus au travers des flammèches multicolores, alimenter un autodafé. Quatrième ou cinquième élément selon qu’on habite l’Europe ou la Chine, le feu est source de convivialité, image du soleil ; et dire qu’il y a de nos jours des adultes n’ayant vu de feu qu’à la télévision ou au cinéma ! Avec sa chaleur sèche digne d’un Sahara, le radiateur électrique peut-il fournir cet indicible sentiment de sérénité, de l’entre-soi que procure la chaleur humide, amazonienne du feu de bois qui réchauffe et rassure ?
- C’est du vrai café que tu nous as servi, mon vieux ! commença Michel. Sais-tu que pour services rendus pendant la résistance au siège de Vienne par les Turcs en 1683, l’interprète polonais Georges Kolschitzky reçut des autorités autrichiennes nationalité, argent et cinq cents des sacs de café abandonnés par les assaillants ? Avec cette récompense obsidionale il ouvrit le Zur Blauen Flasche, premier lieu public de vente de ce nouveau breuvage.
- J’ai lu je ne sais plus où...
- Pas étonnant, un professeur ça lit tout et n’importe quoi !
- ... que Pierre Chirac médecin du régent et directeur du jardin des plantes à Paris, confia au capitaine Gabriel de Cliou en partance pour la Martinique deux plants de caféier dont l’un fut sauvé et donna une abondante descendance aux Antilles et en Haïti.
- Comme quoi, l’armée peut servir à autre chose qu’à assassiner les civils. Pour continuer avec les histoires de café, agrégé au collège des médecins phocéens le docteur Collomb qui sévissait au XVIIe siècle estimait le café nuisible à la plus grande partie des Marseillais du fait de leur sang chaud ; à la même époque le docteur Dufour son confrère parisien le prescrivait contre la migraine, l’ébriété, le syndrome prémenstruel. Pour le pape Clément VII, « Ce serait un péché de laisser aux incroyants seulement, une boisson aussi délicieuse ».
- Si le Saint-Père bénit le café, nul doute que j’en trouve au monastère !
- Au monastère ?...
- Oui, je compte effectuer une retraite dans les Alpes en juillet prochain loin des pantophiles, ces adorateurs du verbe adorer adorant tout autant Dieu que les frites.
- Dans un monastère !... Mortel, ça ! Pas de télé ni phone ni vision, pas de radio ; silence de mort.
- As-tu jamais connu ce moment crépusculaire de paix totale entre veille et sommeil quand le tic-tac du carillon devient ressac de l’océan avec ses embruns son odeur iodée ses pêcheurs vendant à la criée, ses estivants retardataires se prélassant aux derniers rayons du soleil alors que déjà la lune point, lorsque le doux silence coloré de chants résonnant au loin, loin dans l’espace et le temps tous deux pourtant abolis engourdit les membres, et que seul en éveil intermittent le cerveau clignote, minute où les idées débridées fusent en désordre ? Il n’y a pas lieu plus propice qu’une cellule de monacale pour l’accueillir. Si l’on ne doit ni dire ni entendre, il n’est aucunement interdit de voir ; aussi emporterai-je la reproduction d’un tableau, et un livre car ainsi que le dit Francis Picabia, « Il n’y a rien d’indispensable que les choses inutiles ».
(la suite, demain)