Mardi matin. D’aucuns assignent au musée le rôle d’un lieu où en couleurs est traduit l’intraduisible : rêves, cauchemars, silence, lumière... monde intérieur. « CONTRASTE » : ainsi s’intitule l’exposition en cours. Dans la première salle, contraste dans la nature ; deux peintures à l’huile juxtaposées : « Le désert » de Gustave Achille Guillaumet à gauche, « La mer Noire » d’Ivan Aivazovsky à droite ; en face et à bonne distance, des bancs rembourrés recouverts de velours damassé. La lumière oblique descend de l’arrière. Je suis seul : les bonnes gens vaquent à des occupations lucratives. Dans ce siècle où chacun s’évertue à vendre piano, ici les bouches se taisent : silence. Infini silence devant l’infini. À ma gauche, étendue à perte de vue ; pas âme qui vive, ni plante qui croisse ; seul dominant la toile, lémure témoin d’une vie passée, le squelette d’un camélidé. Soleil or, pâle tel un soleil d’hiver lâchant sa dernière gerbe de rayons dans un ciel bleuté, il apparaît lointain mais demeure brûlant, dessicatif sur cette mer de sable étale à peine ridée par deux lignes de vague parallèles qu’est le désert, miroir qui reflétant un coin d’azur, offre à soupçonner à l’horizon quelque possible vie ; mirage ?... Terre sombre et sans ombre. Sous cet océan arénacé, l’eau donc la vie ; dessus, la soif et la mort : solitude extrême, infinie. Quelle violence !... Une dame en uniforme me tapote l’épaule droite : il est l’heure de quitter les lieux.
Mercredi : révision théorique des bases pratiques de la copoeira.
Jeudi matin dix heures, je suis devant les portes du musée. Par une association dramatique de l’obscur et du clair où le glacis du noir profond s’élève jusqu’au blanc de l’écume sans vraie transition qu’un gris-brun parfois teinté de bleu, « La mer Noire » me plonge d’entrée en une atmosphère inquiétante, angoissante. La crête des vagues qui cachent de sombres desseins capte une lumière maussade échappée par une trouée creusée dans les nuages. Sur la surface en linceul blanc de cette soupe goudron, le soleil dessine un fuseau lumineux parcouru par une dorsale anthracite torsadée séparant deux clartés d’orientation opposée à leur source céleste. Le tableau est divisé en deux infinis égaux : mer de jais, ciel fait d’un badinage de jaune dans du bleuâtre ; un jour naissant ou finissant sert de suture. Tableau renversé : ciel d’orage vu du fond de quelque gouffre ou, travaillé par le temps et la géologie, voûte peinte d’une grotte. Vue de gauche, la béance dans le ciel devient soit spermatozoïde pataugeant dans un torrent séminal à la conquête d’un éventuel ovule, soit peut-être poisson carnassier en quête de pitance ; dans la mer, un banc de sardines en migration.
Désert et mer Noire : deux infinis, deux morts/vies par rareté ou surabondance d’eau ; et moi, habité par un amour infini qui me fera néant ou éternité.
Vendredi et samedi, mise en pratique en autodidacte de quelques exercices de copoeira.
En ce dimanche du deuxième tour du duel contre Robert Macaire un ciel gris, bas, transpire une bruine froide qui disperse la foule des fidèles au sortir de la messe. C’est un parvis déshabité que je traverse pour rejoindre le château. Par une des portes de service je déboule dans une salle des bals comble éclairée a giorno par des lustres et des appliques ; l’échiquier délimite la roda, cercle que forment les participants, et qui met en scène cette danse particulière offrant à voir une guerre festive. Née des techniques de combat des armées du royaume des Kongo en Afrique centrale, la copoeira art martial afro-brésilien fait d’un dialogue d’évitement où par esquive chacun définissant son aire sans s’interdire des incursions chez l’adversaire, est une danse métissée de résistance, un langage corporel porté par la musique. Alliance de grâce et de virtuosité, de violence et de maîtrise du geste, de la musique et du chant, elle dégage une énergie qui en fait un combat ludique, acrobatique strictement régi par des règles de discipline assorties de respect mutuel. Il a été convenu que le jury sera formé par tous les spectateurs, chacun déposant à la fin de la compétition dans une urne bien évidente un bulletin portant deux notes : l’une technique, l’autre artistique qui, additionnées puis divisées par le nombre de votants classeront les concurrents. Echange de défis relevés ou abandonnés, ballet où les corps oscillant se placent dans l’espace qui les restitue dans l’histoire que les bras s’élancent vers le ciel ou le buste s’abaisse au sol, mouvement allié de la musique -- ensemble sauvés ou ensevelis -- chacun traçant son sillon propre, tous ces gestes et sons fiançant approfondissement et perfection qui conduisent à la performance et stimulent l’expression chaque rival dansant la vie de son amour, bien que destinés à Rose me semblent néanmoins simple prélude.
Un homme se faisant appeler Fils-de-la-Muse, tient le berimbau principal, instrument ressemblant au ngombi bien connu en Afrique centrale avec la différence qu’ici le volumineux fruit de la bignoniacée source de sons graves et puissants se trouve à l’extrémité inférieure de l’arc qui ne tend qu’une seule corde métallique frappée avec une baguette. Barre rigide aux bouts reliés par trois fils métalliques portant grelots et tendus par une tige médiane, le ngombi porte une à trois calebasses dont celle du milieu entre en résonance avec l’estomac du joueur. Maître de cérémonie, le Fils-de-la-Muse installe le rythme de base donc du type de jeu, décide du début et de la fin de la compétition ; non loin de lui un jeune homme déjà bedonnant porte son berimbau médial au son intermédiaire dont les variations renforce le rythme de base. Près de lui la viola mini berimbau de l’organiste de la chapelle délivrera des sonorités légères avec moult fioritures. À l’autre bout de l’échiquier des adolescentes toutes vêtues en mahométanes joueront d’instruments arabes respectivement des atabaques grave, médial, aigu. Un jeune homme au teint mat placé à ma gauche tient un pandeiro, tambourin d’origine portugaise qui grâce à ses variations et envolées, démultiplie l’énergie de la roda. Face à lui un fou de la musique prépare son agogo, instrument rappelant à s’y méprendre buôôg’ des Kwil de la Sangha. Ici l’anse de fer se termine par deux cônes inégaux contrairement à l’idiophone africain dont les deux branches solidarisées par un épar s’ouvrent en deux pavillons de dimensions identiques. Le caxixi, petit panier conique d’une jeune femme café au lait marquera les temps muets de l’instrument principal. Peu à peu telle une paramécie devant sa proie, le silence enveloppe, absorbe puis digère le brouhaha qui faisait loi il y a peu ; c’est alors que le maître de cérémonie se met à jouer, suivi du jeune homme bedonnant, de l’organiste, des demoiselles, puis enfin des autres instrumentistes. Quand claquant des mains la roda marque la mesure d’une musique qui se fait ivresse, le berimbau central entonne le
Lamento de la femme seule.
Invisible aux hommes, phrase suspendue
Dont la fin dans l’air s’est perdue,
Discrète, la femme seule a des mains expertes
Mais tous ses gains se comptabilisent en perte :
D’une prolifique imagination miroir
Magnifique, l’Amour la quitte chaque soir ;
Et le téméraire et le velléitaire,
Devant elle le disert ne sait que se taire.
Porte à jamais ouverte sur le néant
La femme seule est pour autrui océan,
Monde-spectacle, et pour soi monde spectral
Que peuplent vide intersidéral et mistral.
Comme un rêve finissant par un cauchemar,
Son corps, côte sans havre, port sans amarre,
Passage balisé d’où chacun se retranche,
Est un parc planté d’arbres aux noueuses branches.
La musique s’apaise, le Fils-de-la-Muse se tait, le chœur enchaîne :
Femme d’hier ou de demain, d’ici ou d’ailleurs,
Femme espérant chaque matin des soirs meilleurs,
Femme se déchirant car jamais déchirée,
Femme d’Ueso, Keels, Bombay ou d’Echiré
Femme aux rendez-vous s’avérant tous manqués,
La femme seule sonde ses chats efflanqués ;
Elle leur demande d’où vient ce crime hors pair :
Son père est le criminel, cause de l’impair.
(La suite, demain)