Un autre jour donc, alors que je revenais de la source, Biakèng me barra le sentier menant au village :
«-Je te pose La Question, commença-t-il.
- Quelle question ?... lui répondis-je feignant l’incompréhension.
– La Grande, l’Unique valant la peine d’être posée.
–Comment toi si petit oses-tu poser si grande question ?... lui lançai-je une moue faussement dédaigneuse aux lèvres.
–Je suis bon chasseur, j’ai défriché le plus grand champ de bananiers de Dumla ; il paraît que ma tenue lors de beka fera honneur à tous mes descendants, et que mes futurs alliés ne regretteront pas ma compagnie. Je ne suis petit que devant l’immensité de la question que je te pose.
– Ecrasée moi-même par cette vastitude, comment pourrais-je de but en blanc t’offrir une réponse qui m’engagera toute ma vie durant ?... lui répondis-je les yeux baissés. »
Quelques semaines plus tard enchaîna A-Kunaa, ma tante guérit aussi regagnai-je Ekom où dans trois mois se tiendraient les festivités du Retour de dèèga Èlèè-Ndjông une cousine aînée. Au cours d’une des parties de baadi moderne qui se déroula alors, hasard ou calcul de sa part, Biakèng et moi nous trouvâmes face à face au milieu du cercle. Lors de cette danse distraction, il se forme une chaîne d’hommes et une autre de femmes qui se rejoignent par les deux bouts donnant ainsi naissance à une ronde. Au signal du tam-tam, en chantant ou non un garçon se détache du cercle puis exécutant des pas de danse face à la fille de son choix et, toujours se trémoussant la ramène au centre où elle le quitte pour un autre ; ainsi de suite.
« – Alors ?... m’interrogea Biakèng quand nous fûmes au milieu de l’aire circulaire.
– Alors quoi ?...fis-je d’un ton faussement réprobateur en avançant vers lui tandis qu’il reculait en me regardant droit dans les yeux ; puis, me prenant à l’improviste, il me chanta un poème de sa composition :
-‘’ Mystique et mystère.
Réponse instantanée à l’Eternelle Question,
Eclipse de soleil en plein midi ;
Un regard ... Tout est dit :
Mystique de l’énamoration.
Mystique ou mystère ?
Au jour le jour premier secours et dernier recours,
Fils du temps mais non point de l’instant,
Retrouvaille d’un souvenir inventé mais patent,
Verbe de vérité : Mystère des amours.’’
- Alors .... Je te désire lui murmurai-je quand je le quittai afin qu’il ne mesurât point l’étendue de mon trouble. Je m’approchai d’un autre cavalier tandis que Biakèng regagnait sa place dans le cercle. »
-Est-ce toujours à l’homme de poser La Question ? demanda Mobilamis.
– Oui, répondit A-Kunaa ; mais ce n’est que l’écume de la vague: en fait c’est la femme qui se met consciemment ou non, en posture de susciter le désir de l’homme de lui poser La Question. Baakel son père le fit appeler pour les travaux agricoles mais une lunaison plus tard je reçus une bonne nouvelle, très bonne nouvelle : ma mère petite de Dumla avait rechuté et sollicitait ma présence à ses côtés. Peu à peu, Biakèng et moi multipliâmes nos rencontres furtives en forêt bien cela fût interdit par la coutume : accompagnant ma mère petite au champ, en mi-journée afin de m’éloigner d’elle je prétextais d’aller me soulager ; j’allais me soulager certes, mais de mon désir ! Au village les visites du jeune homme devinrent de moins en moins discrètes, ce qui me comblait d’aise ; mais voilà, de nouveau la tante se tira d’affaire trop tôt à mon goût, et je dus regagner Ekom. Peu après mon retour, un soir nous reçûmes la visite de ta mère accompagnée de celle qui deviendra ma belle-mère ; Ekom, était-ce escale vers Garabinzam ou destination finale ? Je dois te préciser, je l’ignorais alors, que c’est à la mère du prétendant de sonder la future belle-famille sur ses dispositions face aux vues de son fils. S’il y a refus, il ne doit être ni franc ni massif sous peine de rétorsion ; il s’exprimera par des tergiversations, louvoiements, circonlocutions, embarras du choix entre les différents postulants, etc.
– Pourquoi cette première demande doit-elle être formulée par les femmes ?
- Parce que même ni franc ni massif, le refus blesse ; or censées être douées d’un haut pouvoir de résilience, les femmes sont les plus à même d’accepter ces blessures. Dieu merci, pour moi les choses se passèrent dans d’excellentes conditions. Quelques semaines après cette visite impromptue pour nous, un émissaire annonça à mon père la prochaine venue de celui qui deviendra mon beau-père par la suite ; sa femme, ta mère sa cousine, et surtout Biakèng l’accompagnaient. J’en étais tout excitée. Mon père, mon frère et mes cousins allèrent à la chasse tandis que mère, mes cousines et moi optâmes pour la pêche au ndaolo; il fallait que la réception fût à la hauteur de mes espoirs. Elle le fut à en juger la cascade d’éructations de satisfaction qui suivit le repas. Tout le monde femmes et hommes se retrouva au baaz où s’adressant à mon père celui de Biakèng prit la parole:
« - Chef Èbadèèb, vous avez une fille, et moi un garçon ; tous deux nous sommes de bonne famille, cela ne fait l’ombre d’aucun doute. À ce que j’ai appris, mon fils Biakèng que voici a posé La Question à Saaba votre fille la bien nommée ; il semblerait que sa réponse ne fut pas négative aussi vient-il aujourd’hui par ma bouche, vous demander de bien vouloir lui permettre de ficher l’hameçon dans la souche. Veuillez-nous donner votre approbation en acceptant ces cinq zong, cette enclume de prestige et ces bouteilles de vin qu’il a déposés à vos pieds.
– Ma fille interpella mon père, il me semble que tu as entendu ce que vient de dire le Chef Baakel. Je sais Biakèng ponocratès, bon chasseur, adroit à la pêche à la ligne et à l’épervier ; sa renommée lors du passage de beka a franchi les frontières de notre pays. Si tu désires ce garçon, fais-le nous savoir selon le rite de nos aïeux. »
Bien que j’eusse des jambes de plomb, je me sentais légère comme l’éther ; prenant mon courage à deux mains, j’ouvris une bouteille de bordeaux, en versai le contenu dans un verre dont je bus la moitié puis tendis le reste à Biakèng qui le vida. Tout le monde applaudit. Parmi les cadeaux apportés par la famille de Biakèng je choisis le zong le plus beau, et l’enclume de prestige ; pièce métallique à profil d’ancre, de flèche, de vecteur voire de pénis, le zong ancre la fille dans la famille du garçon qui devient alors prétendant officiellement déclaré ; telle une enclume, la femme endure les coups de la vie mais comme l’enclume de prestige, elle est fragile ; il faut donc en prendre grandement soin. Mon père reprit la parole pour conclure : « Laissons le temps faire les choses. » On but encore, bavarda beaucoup, mangea autant. Pour cette cérémonie de fichage de l’hameçon dans la souche, le rituel avait été quelque peu chahuté : Biakèng n’aurait pas dû être présent, mais tout le monde passa outre ce détail à ma très grande satisfaction. Dans le courant de la semaine qui suivit, la mère de Biakèng, sa tante paternelle et tenant lieu offrirent un pantagruélique repas de viande de chasse et de banane à ma parentèle ; ce furent mes tantes paternelles qui selon la coutume, se chargèrent de la répartition des parts dans la famille et au baaz. Deux semaines plus tard, èboal è ba (réponse de mariage) : ma mère et mes tantes paternelles confectionnèrent un plat identique qui fut remis à la famille de Biakèng. Là aussi, le pouvoir de répartition échut aux tantes paternelles de Biakèng. Après plusieurs échanges de ce type, mon amoureux eut enfin l’autorisation officielle de mes parents de me rendre visite accompagné de sa sœur Bel (Contrainte) qui partageait ma chambre la nuit ; mais le jour bien que ce soit expressément interdit, la forêt nous servait à Biakèng et moi, de suite Royale. Ayant réussi à se faire apprécier de mes parents, mon homme eut quelques mois plus tard la permission de passer la nuit avec moi afin que je jugeasse par moi-même de ses capacités sexuelles ; précaution surérogatoire : sur les enfants, les parents sont toujours en retard d’une guerre. Je me dois mon jeune mari, de te préciser que dans notre droit coutumier il est admis qu’une fille célibataire a la liberté de recevoir chez ses parents tout amant ou prétendant qu’elle désire, cela sans aucunement préjuger de son choix final ; ses parents ont le devoir de traiter mêmement tous ces visiteurs. Une fois l’élu de la fille et des parents désigné, les deux familles fixent la date et les modalités des prestations compensatoires. En langue kwil, la cérémonie d’acquittement de ces prestations par la famille du prétendant est appelée èküal verbe polysémique signifiant débroussailler, défricher, blesser, écrire c’est-à-dire marquer d’un signe ; il s’agit donc en définitive de déposer sa plaque d’insculpation sur une femme. Pour moi, les choses se précisaient de plus en plus et la date tant souhaitée mais aussi redoutée approchait à grands pas ; puis un jour, ô mon Dieu ! Je ne sus plus où me mettre, quoi dire ; mon cœur battait à tout rompre : il était là, au milieu de sa famille élargie assise devant la mienne. Parmi tout ce que Biakèng avait apporté se trouvaient là face à moi, les objets sur quoi pendant la cérémonie de beka il avait posé le pied lors de l’hommage au dieu du feu grand ordonnateur des présages ; sous les yeux de nos deux familles assemblées, Biakèng tira de ce lot une sagaie qui symboliquement signifie LUI SANS ELLE, et la posa sur la natte à mes pieds ; par-dessus la lance je déposai délicatement une dupa, pièce métallique en forme de glace à main emmanchée d’une très courte hampe : ELLE SANS LUI . Présentée sous un certain angle de vue, la dupa apparaît comme une vulve ouverte avec capuchon clitoridien légèrement retroussé d’où s’étirant jusqu’au sommet inférieur de l’ovale, part une ligne médiane simulant des nymphes coalescentes. Le croisement de la dupa avec la sagaie symbolise l’union conjugale et concrétise l’union des corps qui engendre le temps cyclique. Adrexant Biakèng, je m’agenouillai successivement devant ma tante paternelle, mon oncle maternel, mon père puis ma mère, mes frères et sœurs cousins et cousines puis leurs alliés en faisant circuler une calebasse de vin de palme, et répétant selon le cas : « Buvez ce vin pour m’assurer que vous accueillerez Biakèng comme neveu, fils, frère ou cousin. » Chacun avalait une ou deux gorgées puis passait le récipient au suivant. Quand j’eus terminé, Biakèng à genoux me tenant la main gauche, répéta le même rituel devant sa famille élargie. Secondairement mon beau- père offrit des zong afin de m’ancrer solidement dans sa famille, présents qu’il compléta avec divers outils agricoles, articles de ferronnerie et quelques billets de banque ; me voici mariée à Biakèng : j’entrai en état de dèèga. Nuit et jour pendant une semaine ce fut la fête à Ekom ; puis, chargée de contre-prestation (manger et couchage) ma belle –famille regagna Dumla. Echaudés par le rapt réussi de ma cousine aînée quatre ans plus tôt, mes frères et cousins élevèrent leur niveau de vigilance et obligèrent ma petite sœur à partager ma chambre. Trois semaines et trois nuits plus tard j’entendis au troisième chant du coq un bruit insolite à ma porte, comme un cri de perce-bois ; j’ouvris mais le grincement des gongs réveilla ma sœur qui aussitôt appela au secours : il s’ensuivit alors un simulacre de combat opposant les miens à Biakèng ses frères et cousins tentant de me kidnapper. Sous le regard amène et le sourire complice de la lune ce raffut réveilla mon père qui vint décréter la fin des hostilités : il dut promettre aux assaillants qui après le traditionnel pèm rejoignirent leur village, mon arrivée très prochaine à Dumla. Quinze jours après cet événement, portant collier de perles bleues, rouges et jaunes, bracelets de cuivre aux poignets et grelots aux chevilles, offrant pour la dernière fois à voir mes seins à qui voulait les admirer, je dansai vêtue d’une jupe de raphia multicolore, le corps peint de rouge parsemé de gouttelettes blanches. Bleu est amour infini, blanc confine à l’au-delà, tandis que le rouge ramène au corps de la femme auréolé par le jaune couleur de l’esprit mystérieux. Ainsi bariolée, j’étais Femme ; exposée, mais interdite. Au milieu des chants et des danses, couverte de cadeaux à chaque village traversé, me voici dans ma résidence virilocale qui me fut palais de princesse. Comme dèèga, j’étais dispensée de toute tâche incombant habituellement à chaque femme, et de surcroît disposais à mon service tant pour le ménage, la cuisine que de ma mise en beauté d’un personnel composé de mes belles-sœurs et belles-cousines ou à défaut de ma belle-mère ; il ne m’était demandé qu’une chose, prendre mon pied avec mon mari quitte à lui faire perdre la tête mais, -- c’était absurde mais c’était la loi--, après avoir subi un temps d’abstinence de deux lunaisons. Le lendemain matin de mon arrivée mes beaux-parents m’offrirent un paquet d’herbes sacrées séchées et pilées : au chevet du lit conjugal, je creusai un trou profond, et y enfouis le présent puis bouchai le tout avec le pilon d’un mortier cadeau de la tante paternelle de Biakèng. Ce rite signifiait que je m’enterrais dans cette maison, m’engageant ainsi à ne jamais divorcer. Ce rituel terminé mes belles-sœurs et ma belle-mère firent ma toilette, me maquillèrent, me préparant au baptême : Biakèng mon mari devait me donner un nom nouveau différent de celui que je portais jusqu’à maintenant. Il choisit A-Kunaa (Ne-pas-Approcher) car avait-il dit, je lui avais été oppidum dont la prise avait nécessité un siège diaphorique ; en fait il est très jaloux. Dans cette nouvelle condition, me présenter comme premier repas à manger une chair aquatique avant toute viande de brousse entraînait un dédommagement par le contrevenant : chèvre, enclume ou à défaut quelque volaille ; cette réparation serait remise à mon père lors de la cérémonie de la mise des mains au feu. Toute chasse ou pêche comportait une part réservée à la dèèga même si le chasseur ou le pêcheur n’était pas de la famille. Toutes mariées, les plus âgées des sœurs et cousines de mon mari me servaient non seulement de domestiques mais aussi de préceptrices dans mon nouveau métier d’épouse : que dire à un homme ? Quand le dire ? Comment le dire ? Où le dire ? Comment vivre avec un homme en public, en privé, dans l’intimité ? Quels problèmes peuvent survenir ? Comment les aborder, les surmonter ? En d’autres termes comment perdre aujourd’hui pour gagner demain, tirer le meilleur parti des armes que nous a léguées la nature ? Mes belles-sœurs qui sont aussi mes maris symboliques m’instruisaient sur les subtilités de la séduction féminine notamment dans l’art de la frustration toujours teintée d’une lueur d’espoir, sur les techniques sexuelles les plus prisées par les hommes même si ce ne sont pas toujours les plus raffolées par les femmes. Un soir, à la fin du temps du purgatoire Mwa- Mbot la plus âgée de mes éducatrices me dit entre quat’z’yeux : « N’oublie jamais que si c’est la femme qui entretient l’érection, c’est l’homme qui la possède ; rappelle-toi toujours que pénis n’est pas nécessairement phallus, ni érection pénienne, priaspisme phallique. » Cette parenthèse enchantée dura neuf mois puis j’entrepris le voyage èbula dèèga qui me permit de séjourner huit semaines chez mes parents. Me voici de nouveau à Dumla : ma vie de dèèga s’est achevée par ma mise des mains au feu et depuis, je suis femme mariée ordinaire parmi les femmes mariées ordinaires.
A-Kunaa parla ainsi durant le repas puis tout au long du chemin ramenant au village. Le baaz avait retrouvé son calme habituel. Près de Baakel les grandes personnes fumaient qui du tabac, qui du chanvre indien pour ceux qui avaient accédé à la haute magistrature du village après avoir subi le rite ediyo. Cousin germain de lignée maternelle d’Ebuk-Isi la mère de Mobilamis, Baakel était un homme de taille moyenne très musclé ; cheveux ras, torse nu il était habillé d’un pagne bleu ou rouge maintenu à la ceinture par une lanière en peau de buffle d’où pendait un mbogea. Depuis plusieurs années il avait maille à partir avec l’administration coloniale qui lui avait ordonné d’abandonner le village de ses aïeux pour aller vivre au bord de « la route du Gouverneur » ; Dumla village hors-normes devint dès lors oppidum de liberté pour les uns, intolérable défi pour les autres.
(La suite, prochainement)