Une mouche ça ne pique pas, ça lèche ; un moustique, oui ; mais pas une mouche !
C’était dimanche, il faisait beau ; la Djaa coulait calmement en contrebas au pied de Ueso-Mokè où, son époux Joseph Mambeke et leur enfant Na-Bien Antoine étant partis pour Mokeko après mutation du père, madame Apendi Véronique journaliste dans «Sangô ya Sangha, Sangha ya sangô »relisait son article à paraître la semaine suivante quand son téléphone retentit : c’était Richard Mèvu le directeur du bimestriel. Il souhait la voir sans délai pour explication sur son avis à propos du recueil de nouvelles de monsieur Okanda. En compagnie de Biibis son cousin, elle s’embarqua dans une périssoire en bois de parasolier. Ponctuant l’avancée de la pirogue qui filait silencieusement, et dessinant dans l’eau noire des ronds fugaces jalons posés sur l’onde, les coups de pagaie piochaient en cadence ; ce bruit régulier battait la mesure d’une chanson en sourdine qui berçait les voyageurs. De temps à autre une fumée bleue s’élevait au loin signalant un hameau. Dans l’après-midi gloussements et bêlements, voix criardes et pleurs arrivaient comme libérés par un écran acoustique intermittent. Biibis accosta au confluent d’avec la Kudu. Ce fut à pied que madame Apendi rejoignit son directeur au siège du journal dans le quartier Gbala -A-Ndang. Entrant dans le vaste bureau du deuxième étage, elle trouva monsieur Mèvu avachi dans son beau fauteuil de cuir la mine défaite, l’air désemparé.
– Pourquoi m’avez-vous fait cela ?
– Quoi donc monsieur le Directeur ?
- Quelle mouche vous a donc piquée Madame, pour écrire pareille critique à la fois injuste et féroce ?
– Pour commencer monsieur le Directeur une mouche ça ne pique pas, ça lèche ; un moustique, oui ; mais pas une mouche !
– Que m’importe qu’elle pique ou lèche, la mouche ?
– Pour moi la différence est d’importance, monsieur le Directeur.
– Grands dieux ! Souhaiteriez-vous la mort du journal ?...
– Aucunement, monsieur le Directeur !
- Comment avez-vous pu signer pareil appel au suicide collectif ? « Il parle joual, son recueil de nouvelles n’est qu’un cercueil de nouvelles, et j’en passe ! » Ignoreriez-vous que monsieur Okanda propriétaire d’une chaîne de magasins est notre plus gros actionnaire et source de 70% de nos recettes publicitaires qui couvrent 55% de notre chiffre d’affaires et 45% de nos salaires, qu’il est le neveu de monsieur Vidimus C-J. Lopango ex- directeur de la SIP (Société Indigène de Prévoyance), membre du conseil d’administration de « Liaison » l’oreille du Gouverneur, et déjà avant les élections élu Président du Cercle des Evolués ?
– Je le sais monsieur le Directeur. Certes ! Précis, concis, objectif et exhaustif mon texte paraît document administratif pour exécution capitale ; mais il ne s’agit que de critique littéraire. Qu’y-a-t-il dans ce recueil de nouvelles ? Rien, rien, rien ; trois fois rien, rien susceptible de remplir un pépin de figue : l’auteur a oublié que les livres servent à deviser avec les morts, et d’outils de conversation entre vivants ; ceci n’est pas un recueil de nouvelles pour parler mais un cercueil de nouvelles pourchassées par la langue. II est vrai que monsieur Okanda à l’instar du poète Boëthus, n’a jusqu’à ce jour massacré que vers et prose ; mais je ne suis pas l’empereur Antoine pour lui offrir tous les lettrés de la Bokaku à immoler : depuis peu on entend dans le microcosme éthéré des Evolués ce cri de ralliement : « Nouvelle mode, nouvelle langue » ; vous concéderez que ces textes à la mode d’aujourd’hui semblent corpus fabriqué par un certain type de marchands qui revend toujours la même resucée versipèle.
– Mais il est connu dans le monde entier comme écrivain !
- Le monde entier monsieur le Directeur ?...
–Oui ! Le monde entier, Madame ! Il est réputé en France et en Belgique !...
–Est-ce cela votre « monde entier » monsieur le Directeur ?... Je le trouve à la fois bien étique et peu éthique.
– Mais que voulez-vous y inclure d’autre ?...
– Rien naturellement, puisque votre monde est entier donc plein.
– Savez-vous Madame que vous parlez de monsieur Okanda qui détient 40% des parts de notre journal ?
– Bien sûr, monsieur le Directeur ; mais ici il s’agit de littérature mais point d’argent !
– Vous devriez Madame Apendi ne pas ignorer qu’il n’y a pas de littérature sans industrie, pas d’industrie sans finance ni de finance sans marché ; donc pas de littérateur journaliste ou non sans marché ! Monsieur Okanda est à la fois industrie, finance et marché ; donc littérateur ! Hors de lui point de salut pour chacun de nous ! Il m’a exigé votre tête !
– Alors monsieur le Directeur, il ne me reste plus qu’à vous présenter ma démission ?
– Oh, l’assassine ! Vous ne comprenez donc rien à rien ! Votre démission qui apparaîtrait licenciement déguisé entraînerait une émeute et dans la rédaction et dans le lectorat : de quelque côté que je me tourne, mon mal est infini. Votre texte eût été parfait si vous eûtes laissé traînant çà ou là quelque erreur du chef ; or il n’en est rien ! J’ai beau réitéré ma lecture, nulle trace de cette notule ! Il faut donc réécrire votre article, il y va de la survie du journal. Puisque nous n’avons plus beaucoup de temps, voici un texte que vous devez signer, et l’incident sera clos : « Bien qu’écrit en format Jésus sur papier Joseph et publié par les éditions Marie, le recueil de nouvelles que nous offre monsieur Okanda est un régal : on sent que l’auteur a beaucoup transpiré pour nous faire partager son plaisir. Nulle part, la vérité n’y paraît crûment ; toujours masquée, elle avance par mots polysémiques qui la déguisent, la dissimulent ; l’illusion allusive menant au retournement voire au détournement de sens en est la force de frappe. » Apposez votre signature, et je ferai de monsieur Okanda mon affaire.
– Impossible, monsieur le Directeur.
– Voudriez-vous donc ma mort et celle du journal ?
– Que Dieu m’en garde ! On ne choisit pas son époque, on le peut parfois pour son pays ; il est toujours possible d’opter ou non pour sa liberté d’esprit. Lorsque la littérature sombre dans la remorque du marché, les griots sont élevés au rang de poètes ; aussi, quand bien même il serait vrai depuis Boileau que « L’argent en honnête homme érige un scélérat», je désire au plus haut point préserver ma liberté de conscience ; c’est pourquoi je vous proposerai ma démission car je ne puis changer d’avis pour cautionner des livriers qui, se livrant à une écriture mercenaire, s’acoquinent avec des commerçants de la langue qui méprisent la littérature.
– Ô mon Dieu ! C’est Satan en personne !
Mèvu Richard se leva, se dirigea vers la fenêtre grand ouverte, inspira longuement l’air frais, puis arpentant de long en large son bureau finit par s’asseoir dans son beau fauteuil. Il se gratta la tête à en arracher le reliquat de cheveux de sa couronne d’Hippocrate.
– Bon ! reprit le Directeur. Je vous confie la rubrique du grand reportage : c’est le meilleur apostolorum, onguent polychreste que j’ai trouvé afin que tous de cette épreuve nous sortions vivants. Incessamment vous irez à Mokeko dans la Bokiba où déjà se trouve votre famille ; il semble s’y préparer quelque chose d’important. J’attends de vous une fois par mois un article traitant de la lame de fond qui secoue cette partie de notre pays mais avant de partir vous me devez quelque chose...
- Un article sur « Français et Francophonien ». Loin de me faire endêver, votre proposition me comble : voici longtemps que je rêve de sillonner la Bokiba puisque nous changeons les voyages qui nous changent. Pour, en entreprenant une exploration plus ou moins méthodique du hasard, desceller le crypté le non-dit, je serai pariétaire. Je vais enfin rencontrer mes frères et sœurs en indigénat : ils me baliseront les itinéraires à suivre, les paysages à décrire, les histoires à conter ; pour moi ils braqueront une vive lumière sur leurs misères obscures. Quant à l’article sur le duel français contre francophonien, vous l’aurez d’ici demain.
« La terre est peuplée de nationalités habitant des contrées fort différentes : quatre saisons l’année pour les unes, une l’année quant à certaines ; mais une seule n’en compte que deux. Aux limites imprécises, cette région du monde n’est pas à proprement parler un pays mais un carrefour de rivières, pistes, cultures et peuples. Sans jamais avoir renoncé à son désir d’émancipation, elle a été tour à tour soumise par les Français, les Allemands puis reconquise par les Français à la faveur de la guerre de 14-18. Il s’agit d’un lieu, d’un lien entre tous ceux qui l’aiment qu’ils y soient nés ou non ; car c’est une part d’eux qui toujours échappera à l’étiquetage puisque parole toujours indigente et silence à jamais inépuisable, la Bokaku suscite un amour ambivalent. À l’abri des typhons, des ouragans et tremblements de terre, sans désert ni volcan dégueulant des fleuves de feu, c’est une terre bénie des dieux parce que riche de forêts giboyeuses, de rivières poissonneuses ; et pourtant... Cet étrange pays où nous sommes nés et souhaitons mourir ne connaît que deux saisons, la sèche et la pluvieuse qu’on ne distingue que par la variation de la fréquence des pluies; duelle jusqu’à il y a peu, la société qui y vit devient de plus en plus duale mais reste toujours binaire : Blancs/ Indigènes, Humains/ Humanoïdes, Riches/ Pauvres, Amis / Ennemis ; ici point de classe mais des castes. Dans le cadre des nouvelles responsabilités qui désormais seront miennes, je tenterai de vous le montrer dans sa complexité. Avec la complicité de ses élites et de leurs mentors, un monde se meurt dans l’indifférence générale tandis qu’un autre peine à naître ; temps de tous les dangers : en cette année 1956, la muraille se fissure, le trône vacille ; bien que toujours vives en certains endroits, les traditions culturelles n’en tombent pas moins en progressive déliquescence dans l’ensemble du pays ; nous vivons le début d’une époque d’une angoissante anomie pour les uns et les autres.
La direction du journal ayant décidé de m’envoyer par monts et vaux, rivières et forêts battre campagne sans pour autant battre la campagne, je vous livrerai ici mon dernier article comme critique littéraire. D’emblée je voudrais avertir que ce texte paraîtra à certains comme une pierre inconsidérément placée en plein chemin, et sur quoi on viendrait buter ; autrement dit un scandale mais je puis vous affirmer que cette préoccupation est partagée par nombre de lecteurs dont Kalaka l’auteur du message suivant : ‘’ Nous le savons bien, la malléabilité de la langue française nous prive de l’assurance qui devrait nous garantir la sécurité d’un parler stable toute notre vie durant ; sans heurter les néocroisés, serait-il d’une absurdité sans nom que de se demander s’il ne faudrait pas dénationaliser le français et naturaliser le francophonien afin d’en élargir la base ce qui en ferait une lingua franca praticable par le plus grand nombre ? ‘’ La grande majorité des Indigènes parlent kwil, djem, lino, mbosi, akua ou lingala avec des mots français, et croient utiliser la langue de Racine ; un exemple : n’ayant pas vécu dans notre pays quel Français même agrégé de l’université, comprendrait aisément les expressions suivantes pourtant d’une limpidité eau de roche pour nous ? «Toi là-bas comment ?» ou « Toi là aussi ! » ou bien encore « Tu fais trop la bouche ! En vérité, tu dépasses la bouche ! » Tous les mots sont français mais les formulations le sont-elles?
Qui appelle-t-on maman en français, en francophonien ? Le français nomme maman sa mère, ou toute femme ayant mis au monde ou sur le point de le faire ; parfois il s’agit d’une mère par assimilation. De quelque façon que l’on tourne la chose, ce mot a toujours un rapport étroit avec la maternité. L’homme francophonien désigne par maman non seulement sa mère, mais aussi toute femme de qui il sollicite quelque faveur ceci indépendamment de l’âge et de la fécondité de la personne en question ; ce peut être aussi n’importe quelle femme en âge de procréer : il confine alors au mot français madame.
Prenons à présent le mot jazz. Pour un locuteur français, il s’agit d’un certain type de musique née aux USA ; mais lorsqu’un francophonien prononce le mot jazz, l’auditeur français doit, afin d’être en phase avec le francophonien, entendre super ; aussi n’est-il pas absurde pour ce dernier de qualifier une fille, un orchestre, l’Afrique de jazz. Ainsi malentendus, situations cocasses ou incongrues seront de mise si nous ignorons quelle langue emploie notre interlocuteur ceci d’autant plus facilement qu’il peut insidieusement passer du français au francophonien et vice versa au cours du même entretien, voire dans la même phrase.
Avant de terminer je vous livrerai une conversation que j’ai eue hier après-midi avec un chauffeur de taxi :
‘’ - Comment vont les affaires ?
- Congolaisement.
– C’est-à-dire ?...
– De mal en pis. –
Ah !...
- Eh oui !
– Et les enfants ?
– Les enfants, les enfants ! Les enfants ? Ne m’en parlez pas ! De nos jours, ils n’ont plus d’égard pour personne !
- Comment cela ?
– Ecoutez : âgé de dix ans, Polo le fils de mon petit frère vint me voir l’autre matin.
‘ - Bonjour tonton !
– Bonjour tonton ?...
Je ne suis pas ton tonton, je suis ton père !... lui rectifié-je.
– Tu n’es pas mon père ! Mon père est Elukubèlè !
– Et alors !... Elukubèlè est mon petit frère, donc je suis ton père.
- Comment ça ton petit frère ?... il est plus vieux que toi !
– D’accord, il est né avant moi ; mais n’empêche que je suis son aîné !
– C’est impossible ça !
– Si ! C’est possible puisque je te le dis !
– Moi Polo, je te dis que ce n’est pas possible !
– Si !
–Non !
– Et voici pour ton non, petit impertinent ! Une paire de gifles t’apprendra à respecter ton père !
- Tu n’es pas mon père! ...
– Si !’
Voyez-vous, aujourd’hui ces enfants qui fréquentent l’école des Blancs n’ont plus de considération pour personne, même pas pour leurs parents. Je me demande ce que l’on peut bien leur enseigner dans ces établissements. ‘’
Ce chauffeur de taxi pensait dur comme fer causer français, en fait il parlait mbosi avec des mots français : voie d’entrée dans le francophonien. Certains s’échinent à créer une dichotomie entre ceux qui ont reçu la langue française en héritage, et ceux qui l’ont accueillie en partage. D’aucuns m’ont accusée d’être prostituée du français : point ne m’est besoin d’en être amante, en devenir amoureuse me suffit grandement. La question qui nous préoccupe est de savoir si la langue française appartient aux Français ou bien aux Francophones ; en d’autres termes, les Français en ont-ils l’exclusive propriété donc responsabilité, ou alors devraient-ils abdiquer de ces devoirs en faveur des Francophones ? Si oui, comment alors reconnaître cette langue une fois déracinée, désolidarisée d’avec son peuple, et transformée en ce créole qu’est le francophonien bateau livré sans amarre ni barreur ? Telle est ma contribution qui, loin d’être déclaration ex cathedra, se présente comme avis alimentant le débat en cours. »
(La suite, prochainement.)