Dimanche. Un grand soleil presque éblouissant accroche sa lumière jaune orangé, quasi scarlatine sur les murs de la cathédrale. Bâtie sur une butte du temps de la splendeur de la ville, cette maison de Dieu surplombe la cité telle une couronne posée sur la tête d’un roi brachymorphe. Sur le parvis des femmes accortes et parées vendent piano : de leurs bouches, comme des filets d’eau du pelage de chiens s’ébrouant, jaillissent des phrases en désordre. Pour cette dernière journée jour de vérité, Rose devra offrir trois heures de flamenco réparties en deux mi-temps séparées par un interlude de quarante-cinq minutes. Robert Macaire ayant été désigné par les dieux pour ouvrir le bal -- en vedette américaine souhaité-je --, au château vers un tresoretto mis à disposition jusqu’à quinze heures moment de mon entrée en scène, je cours méditer sur la prestation à venir afin d’apprivoiser cette ondoyante victoire qui sans cesse se dérobe.
Mouvoir son corps selon un certain rapport espace/temps fait de gestes amples et lents, ou étroits et rapides, intra ou extravertis est plaisir et rite, liberté strictement encadrée. Miracle de légèreté et instantané de la vie en impesanteur, la danse est une sculpture en mouvement, suite d’images fugitives d’une construction instable et dynamique comportant saillances imprévues et imprévisibles, instants suspendus uniques s’enchaînant les uns aux autres avec un avant assuré agonisant quand naît un après fragile. Offrir un maximum d’émotion par le truchement d’un minimum de postures grâce à une impression devenue expression surlignant l’impression, tel est l’art de la danse à la fois montée des humains vers les dieux et descente de ceux-ci sur terre ; rencontre d’où naît l’enthousiasme, ivresse ineffable d’un rite religieux soudant l’individu au groupe, et celui-ci au panthéon. Ici et maintenant mon groupe, mon panthéon c’est Rose Irène Sophie : pas, tenue, mouvement tous lui seront dédiés. Pothos, Himéros... sans Eros ?...
Comme mots d’un lexique ésotérique mes gestes devront s’enchaîner selon une grammaire singulière afin de créer un ensemble de figures subtiles et gracieuses. Le flamenco est geste et son allant de pair chacun traçant son sillon. Instantané le geste n’est jamais mort, mais toujours suspendu ; le son qui reste encore musical a la durée de son écho.
Galanterie oblige, Rose arrive sur l’échiquier après moi ; elle porte une robe coccinelle à trois plis s’évasant à partir de la ceinture tandis que le buste reste bien moulé. Blanc, un châle de soie lui couvre le dos, caresse les épaules et tombe en pointe sur le nombril. Proême. Tête haute avec chevelure anthracite, chignon bas et nuque impeccable ; torse vertical, déhanchement particulier avec cambrure provocante ; le poing gauche sur la hanche homolatérale, la main droite sur la cuisse un pan de robe relevé à hauteur du genou, elle a pris ses marques.
« Ose si tu peux ! » me lance son corps en posture de défi. Dans un lent mouvement ascendant, j’adextre mon sombrero tel un torero saluant lors de son entrée dans l’arène ; puis brusquement après un quart de tour nous voici côte à côte, très près l’un de l’autre. Tacaneos : nos pieds trépignent avec célérité, rythme saccadé de cœurs amoureux. Yeux mer noire, cheveux ébène maintenus par un peigne trident ivoire, elle se met à tournoyer, un pan de sa robe dessine une vague, planche de surf pour sa main gauche. Elle me lance des œillades encourageant mon audace, refroidissant mon ardeur : injonctions contradictoires.
Entre deux martèlements Irène ma reine embaumant un arôme suave, exquis, capiteux, me souffle : « D’où que tu viennes, où que tu ailles, fais-moi rêver, sauve-nous. » Jamais je ne lui avais connu de si grands yeux d’un bleu océanique m’aspirant tel un vertige, et me révélant un désir salvateur si ardent qu’il ne me reste plus qu’à le nourrir, le laisser grandir : « Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ? » Les notes tantôt s’égrènent sur les cordes de la guitare comme des chutes de pierres provoquées par un écho dans la montagne, tantôt s’écoulent sous les doigts telle une pluie de printemps sur le toit. Un demi-tour, et nous sommes face à face. Gitan dévoyé, je me redresse soudain tel un coq sur ses ergots afin d’affirmer ma dérisoire domination ; et Rose Irène de lever lentement les yeux vers son seigneur en signe de soumission.
Le tempo change : pointe et talon escamotent la plante du pied, le corps de ma partenaire ondoie ; tournoyant sur lui-même il fait dessiner à la robe une belle corolle parcourue par des vagues noires autour de cuisses hâlées ; plissé, le vêtement se déplie, se déployant tel un poème. La sensualité suinte et s’écoule de la tête aux pieds, le long des bras jusqu’aux ongles. Halte !...Jambe gauche droite devant, l’autre fléchie croisant le mollet controlatéral en arrière à son tiers inférieur : mollets et malléoles d’une part, cuisses et pubis de l’autre ; triangles suspendus à un fil à plomb rivé au nombril. Tout en tournant autour de moi tel un fauve autour de sa proie, ma danseuse écarte son châle découvrant ipso facto sa belle poitrine; ses cheveux me couvrent le visage d’un tulle illusion noir. Tenant d’une main sa robe comme voile pour m’en envelopper voire m’en ensevelir, ou drap de lit afin de me sauver, elle trace avec l’autre une aire où je m’inscris : Roi, me voici esclave.
(La suite, demain)