Tout voir,
Tout entendre ;
Entr’apercevoir
Puis tenter de comprendre.
Depuis une semaine qu’il était à Sèèb, Kaaba le chauffeur de Mabina attendait les clients pour Ueso ; un jour de grand matin il décampa mécontent : le camion Mercedès que tout le monde appelait ici Bondowe était plein, mais non surchargé ainsi que le lui exigeait son patron. Madame Véronique Apendi fut du voyage. Arrivée en pleine nuit à Môkeko, elle s’empressa de terminer deux jours plus tard son article pour le journal « Sangô ya Sangha, Sangha ya sangô »
« IMPRESSIONS DE VOYAGE DE SÈÈB À MOKEKO.
Il y a encore deux décennies, ici s’étalait un désert vert jalonné de quelques oasis : Goa, Biesi, Mièlè-Kuka, etc. Depuis les révoltes antifrançaises des années 1916-1918, l’ouest du pays connaissait un état de rébellion larvée que réveilla la construction du chemin de fer : de Zuagee à Gbala en passant par Sèèb et Garabinzam, de nombreuses entreprises séditieuses furent fomentées entre 1921 et 1928. Après avoir choisi de déporter les meneurs à Faya-Largeau au Tchad, l’administration s’était ravisée en les dépaysant avec leurs familles afin de peupler la longue plaie de latérite balafrant la forêt de Sèèb à Ueso; ainsi naquirent ou grossirent plusieurs campements, hameaux ou villages. La famille Deeng (Kwil) dut se fixer à environ deux lieues de Mièlè-Kuka, le groupe de familles Zum, Mèyè de dialecte fang fut placé à Kokua. Les kwil Medea et Apan s’arrêtèrent à Seka. Dans le village suivant prirent place les Djem Nkone, tandis que à Latzok s’installa le gros contingent djem du clan Boman avec les Bosa, Lebom, Angumzok, Mesa ; quelques kilomètres plus loin le Commandant obligea les Kwil du groupe Mètul, Zamese, Mbomyong à créer un hameau ; Nemèyond alias Kanga-Matoko 2 fut un village djem habité par le groupe Djubue, Basuop, kwaman, Beulo, Pumèlè ; Kanga-Matoko 1 autre village djem concentra plusieurs familles et clans dont ceux de Mekonga, Ekone, Betom, Djombayaka. Environ vingt kilomètres plus loin le Gouverneur riva d’autres Djem : Niamèzok, Dum-Pan ; entre ces deux localités djem, fut bâti le village kwil de Mayuka. Dusuma lieu-dit kwil où habitèrent Eguud venu de Dia, Nadjok, Mèkoo-mè-Dom et Boboo, fut érigé à environ quarante kilomètres de Ueso. Approchant de Mokeko, s’égrenèrent les habitations de Lopèmbè cinq kilomètres plus loin suivies de la résidence de Paagüil puis celle de Keta tous Kwil. À Mokeko le Gouverneur figea les Zimo Ndong-Belaba et le Djem Batoto ; ainsi était contée dans mon enfance l’histoire du peuplement de cette partie de la route de Sèèb à Ueso.
Tout à l’avant contre la cabine du camion Mercedes transformé en car, une aire vouée aux fret où était entreposée pêle-mêle toute sorte de bagages ; des valises aux régimes de bananes en passant par coqs et poules sur des fûts de gazole, puis sur toute la largeur, s’alignaient de longs bancs de bois placés à contre-marche. Depuis deux heures nous roulions sans arrêt mais n’avions parcouru qu’une cinquantaine de kilomètres. Peu à peu le jour parut, dissipant nuit et brouillard, individualisant les arbres. La route éventrait la forêt. Tantôt en mue, tantôt revêtue d’écailles de gravier plus ou moins retroussées de sable ocre, balafrée çà et là de rigoles la piste de latérite devenait long serpent rouge se faufilant entre les parasoliers dont la cime se perdait encore dans les nuages à cette heure matinale. Bondowé se plaignait, geignait, ses pneus crissaient mais avançaient. Le jour se leva définitivement : jetant un coup d’œil par-dessus le fret, je découvris l’intérieur de la cabine : un squelette ; le volant, un cercle de métal ; le klaxon, un bout de fil venu on ne savait d’où, et que le chauffeur abouchait au démarreur en cas de besoin. Chaque secousse démontait une pièce : garniture de la portière droite, boîte à gants, dossier du siège passager, et cetera. Sifflotant, Kaaba réparait au fur et à mesure que se présentaient les dégâts, ceci tout en conduisant. La vie continuait, nous aussi. Le temps que chacun au gré des balancements dus au chaos de la route trouvât sa place, nous voici à Boutazaab, village pittoresque où sans doute il faisait bon vivre parmi ces gigantesques rochers disséminés dans des cours parfumées d’alamandas fleuris, de flamboyants, mandariniers mais aussi des indispensables bananiers comme dans tout village kwil habité ou abandonné. Kaaba notre chauffeur y fit monter un damoiseau qui, après qu’il eut rangé son barda s’installa non pas à la place qu’on lui céda sur un banc situé à l’avant, mais à celle du souffre-douleur accotée au hayon, l’endroit le plus secoué ; il faut lui reconnaître la pertinence de ce choix car cet inconfort fut largement compensé par la mise à disposition d’une vue imprenable sur l’ensemble intérieur de la benne aménagée, ce qui s’avéra très judicieux pour la suite de notre histoire. Bondowé démarra lentement, dépassa marchant le long de la route une femme habillée d'un pagne ; non pas un de ces « Mon-mari-capable » fabriqués par la VLISCO ( Vlissinger Company crée en 1848 par le Néerlandais Pieter Fentener Van Vlissinger en copiant des motifs de batik indonésien qu’il imprimait sur les deux faces d’une toile de coton ciré ), autrement dit le Wax ou Super Wax qui fait, conditionne et module l’érotique de la femme africaine noire , mais quelque chose de bien plus commun : « Le-Pagne-de-l’Autonomie » arborant l’effigie de Vidimus C-J. Lopango dans une mandorle rayonnante placée comme axe de symétrie courant de la taille aux pieds, à l’avant comme à l’arrière. Le nouveau venu balaya d’un regard circulaire notre habitacle et, avec un sourire plein d’aménité, brisa la glace en lançant à la cantonade :
- Promenant mes yeux autour de moi, je constate que toutes les jeunes voyageuses s’habillent de pantalon. Grands dieux ! Pourrons-nous encore dans nos vieux jours admirer femme en pagne ?...
– Mais bien sûr que oui!... s’écria en chœur la gent féminine présente.
– Protection et ornement reprit le jeune homme, le pagne est vêtement à tout faire ; protection physique contre le froid et le chaud, protection psychique opposée au corps à corps et à l’exposition involontaires, enveloppe détachable, sorte d’exuvie dont le rythme de renouvellement est laissé à l’appréciation de chacune ayant franchi le seuil de la puberté, le pagne est une machine à faire rêver, imprégné qu’il est de la présence et des odeurs du corps caressé. C’est en tant que miroir social qu’il remplit le mieux son rôle décoratif. Avant que d’aborder sa raison d’être vestimentaire, je voudrais chers amis vous rappeler ses autres multiples fonctions : en bandoulière, il porte le nourrisson ; il peut aussi solidement arrimer l’enfant en équilibre instable sur la selle lombaire de sa mère par des nœuds double en bas et simple en haut, laissant ainsi le bébé libre de jouer avec ses mains et ses pieds. En appui ou au repos, l’avant-bras sur la cuisse ou le genou, la femme est toute à sa tâche ; qu’elle lave son linge ou son enfant, pile dans un petit mortier manioc, banane plantain ou piment, écrase grains ou cotylédons sur une planche appropriée, coupe tel ou tel légume, le travail quotidien de la femme lui impose presque toujours la position assise sur un banc bas ; c’est avec grâce et sans l’air d’y avoir préalablement pensé qu’elle rabat entre ses cuisses un pan de son pagne qui vient frustrer le regard plongeant de l’homme debout en face, ou assis sur une chaise. Le pagne devient alors un hamac pour nourrisson tétant ou dormant. Que son travail la contraigne à un dénivelé entre l’assise de ses fesses et celle de ses talons, la femme se place spontanément cuisses ouvertes, rarement jambes serrées ou chevilles croisées.
– Sans blague !... s’étonna une voyageuse installée derrière moi.
– C’est pure vérité, je l’ai aussi remarqué ! assura mon voisin de gauche.
- Accueillante reprit l’homme de Butazaab, la position cuisses ouvertes apparaît donc plus la naturelle pour elle tandis que les autres sont purement culturelles. C’est ce que j’ai observé dans nos villages où les religions chrétiennes n’ont pas encore sévi dans toute leur rigueur, et où les gens sont bien plus près de la nature qu’à Ueso. Plus un village grossit donc se christianise, moins les jambes s’ouvrent ou pis, plus elles se serrent, plus leurs mouvements spontanés sont entravés, moins elles laissent de possibilité de resquille.
– Pensez-vous vraiment qu’on ait besoin de resquiller ?... lui demandai-je.
– Question de survie, Madame ; c’est souvent la seule arme de défense dont dispose le frustré : d’ici un moment Kaaba le chauffeur s’arrêtera pour la pause-pipi : y a-t-il des toilettes prévues pour les dames ?
– Non !... et c’est honteux !... s’indignèrent les femmes.
– Et un point pour le pagne ! Continue donc mon frère lança quelqu’un au troisième rang.
– De surcroît mes amis je ne sais pourquoi, enchaîna notre homme, devant un pantalon même moulant, il ne me vient à l’esprit que des images de boutons qui s’étranglent, de zip qui grippe, de gros grain qui s’agrippe aux fesses, empêchant ainsi le vêtement de tomber malgré l’ordre reçu ; bref, rien qu’ embrènements et frustrations pour l’homme, désagréments pour la femme par voie de conséquence : la fête est gâchée par un pied empêtré prisonnier dans une jambière ou par un pantalon récalcitrant refusant obstinément d’obéir c’est-à-dire de choir.
– Rien de tout ceci avec un pagne ! confirma l’air sérieux une dame d’un âge mûr à ma droite. Plus pratique qu’un pantalon -- à moins que vous ne soyez acrobate, il permet sans se découvrir, de décrire un grand écart, d’uriner debout, ou à croupetons selon son goût, de remonter son vêtement jusqu’aux genoux voire au-delà !
Cette remarque provoqua un éclat de rire général.
– Ah, le pagne ! ... soupira l’homme de Butazaab. Si dame savait ce qu’est pour un homme pagne sur femme ! Si seulement elle pouvait en soupçonner toute l’érotique ! Celle-là même qui allie l’émoustillance de la jupe à la suggestion de la robe ! Verticale du trochanter gauche à la malléole externe homolatérale, ou légèrement oblique vers la cheville interne voire touchant carrément l’autre, chaque position du bord descendant du pagne ajoute sa touche d’érotisme. Ô hommes ici présents, suivez mon regard qui suit la femme marchant devant moi à dix ou douze pas environ, ni moins de six ni plus de quinze. Le pagne trace alternativement une oblique fesse gauche talon droit, puis fesse droite talon gauche ; diagonales d’un rectangle limité par le sol, les jambes et le carré des lombes ; à un certain moment bien précis, croisement des deux diagonales qui dessinent un très fugace X, subtil comme tout ce qui est féminin. X l’inconnue bien connue nous invite à découvrir un monde insoupçonné. Pressons le pas, dépassons la femme tout en la lorgnant sans en avoir l’air et, ô miracle ! Nous retrouvons la même image en miroir : X devant, X derrière ; décidément, la Femme nous restera toujours inconnue, peut-être inconnaissable ; pauvres de nous ! Je me souviens. D’une nonchalance raffinée, une jeune femme, appelons-là Ndumba, venait... à ma rencontre ?... le bras droit lesté par un sac vide de certitude mais plein d’espoir, le gauche ballant lentement ; comme par mégarde, - - mais peut-il y avoir mégarde quand on a décidé d’être regardée comme femme ? - - son pouce frôla le bord descendant de son pagne dont un pan se rabattit en oblique en bas et en dedans : jalousie ?... Hélas, non ! Fenêtre aveugle. Feignant de lacer mes souliers, je m’arrêtai devant une flaque d’eau : apparu de prime abord ellipse joufflue mytiliforme, l’axe de symétrie décorant son pagne se révéla laisse de feuilles de marantacée au fur et à mesure que la jouvencelle approchait. Le motif déployait sa gamme de couleurs du vert tendre au brun sombre en passant par le gris cendre. Femme vue de face. La feuille de marantacée est plume de poète ou aiguille de boussole orientant le mâle en mal de péché de chair. Afin d’impeccabilité du tombé, Ndumba avait garni la rive descendante de son pagne d’une doublure qui parfois, par la grâce d’un vent fripon ou un jeu de coquetterie féminine laissait entr’apercevoir porte entrebâillée, juste ce qu’il fallait pour me frustrer ; mon regard vint brutalement buter sur les deux-tiers de son pagne perlé d’ajours en pupille de chat ou peut-être de vipère disposés en un chapelet suspendu à un virtuel fil à plomb accroché à son nombril. Entre elle et moi, une flaque d’eau ; la pince pallucidale de la jeune femme saisit alors délicatement le pagne à mi-cuisse face interne, puis la main coulissa en oblique jusqu’au pli de l’aine découvrant ainsi pour le plus grand plaisir de mes yeux, l’extrémité inférieur d’un mollet en fuseau ; mais le plus intéressant ô mes chers frères ici présents, se trouvait ailleurs. La main droite que nous nommons loboko lia mobali soit la main de l’homme ou peut-être la main pour l’homme, installa certains de ses doigts légèrement repliés sur le pli inguinal. Pour ce qui nous concerne, l’index qui, semi-fléchi indiquait à l’œil de l’esthète concupiscent la direction de tous ses vœux, se révéla le doigt le plus important. Depuis j’ai constaté que chaque femme a ses préférences, ses références en ce domaine : doigts en bas, à mi-chemin ou en haut de l’aine faîte (fête) de la suggestion érotique. Les yeux baissés : pudeur feinte ou réelle, examen de l’endroit où poser le pied, je ne le sus ; mais je me rappelle bien que c’était un dimanche de Pentecôte. Ndumba me croisa sans daigner me jeter le moindre regard : elle m’avait réduit à un simple motif décorant le panorama alors que je tentais de justifier mon arrêt à mes propres yeux en tentant inlassablement de lacer mes chaussures. Apercevant au loin deux de ses connaissances, elle pressa le pas ; je la suivis. Le froufrou de son pagne me fit penser au halètement d’un chien courant après, après... quoi ? Je vous le laisse deviner. Vue de dos : le pagne moule telle une jupe, et tombe comme une robe longue ; même à bord descendant oblique, il reste robe droite permettant des mouvements plus ou moins amples ; souple contrainte modulable au gré de la femme. Je contemplai la moire qui ondulait d’une fesse au talon controlatéral. Motifs tout en courbe : même les carrés arrondissaient leurs angles. Le sourire niais de Vidimus C-J. Lopango en médaillon était-il plaisir d’empaumer cette belle fesse, ou celui de se laisser bercer par cette balançoire vue de lui seul ? Je suivais la jeune femme depuis un moment quand, hallucination ou hallucinose, une ligne d’horizon longeant le bord inférieur de son carré des lombes borna ma vue ; le plancher surélevé de trois ou quatre travers de doigts au-dessus de la pointe des fesses finit par dessiner deux triangles rectangles superposés latéralement limités par la projection des jambes. Ô mes frères, faites l’effort d’imaginer ce que je tente maladroitement de vous décrire ; concentrez votre attention sur les trois sommets de l’un des triangles, le droit par exemple ; alors un mystère se dévoilera devant vous : le long du grand côté de l’angle droit, accompagnez une navette fictive courant de gauche à droite avec retour après un décrochage en fin de course ; dans un deuxième temps, associez cette translation au jeu de bascule des fesses alors vous aurez un mouvement circulaire horaire vous rappelant qu’avec les femmes, il faut toujours être à l’heure. Encore un petit effort mes amis : figurez-vous cette accorte jouvencelle perchée sur de hauts talons, alors s’aplatissant le cercle deviendra une ellipse qui tourbillonne ; pour peu que les talons soient très hauts et la jeune femme pressée, le tourbillon se transformera en typhon ou pis en cyclone. De grâce n’en cherchez pas l’œil, vous n’en reviendrez pas indemnes : torticolis rigidifié grevé d’un point de côté transfixiant assurés. J’en parle par expérience personnelle.
Ce conseil déclencha un rire homérique qui s’empara de tout l’auditoire mais ne découragea nullement notre orateur qui continua sur sa lancée.
(La suite, prochainement)