Jean-Pierre KAYEMBA (avatar)

Jean-Pierre KAYEMBA

D'HIER À AUJOURD'HUI, ET PEUT-ÊTRE DEMAIN.

Abonné·e de Mediapart

239 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 février 2019

Jean-Pierre KAYEMBA (avatar)

Jean-Pierre KAYEMBA

D'HIER À AUJOURD'HUI, ET PEUT-ÊTRE DEMAIN.

Abonné·e de Mediapart

Le bonheur n'est pas Vital. (22)

Pourquoi Oblomov ? Il n’est plus d’époque ! Plus de noble, plus de rentier, plus de diadka ; plus de tout cela cher Professeur ! ... Son âme était comme du verre : aussi en eut-elle et l’éclat, et la fragilité.

Jean-Pierre KAYEMBA (avatar)

Jean-Pierre KAYEMBA

D'HIER À AUJOURD'HUI, ET PEUT-ÊTRE DEMAIN.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.


- Nonobstant, ce ne sera pas en compagnie de Han Suyin que j’épuiserai mes jours et mes nuits au monastère. Pourquoi pas avec Oblomov d’Ivan Alexandrovitch Gontcharov ?


- Pourquoi Oblomov ? Il n’est plus d’époque ! Plus de noble, plus de rentier, plus de diadka ; plus de tout cela cher Professeur !

-Serpentant paresseusement entre plis et replis de la personnalité d’Oblomov, de celle de ses visiteurs et de ses cohabitants, la phrase gontcharovienne nous révèle sans avoir parfois l’air d’y toucher tel ou tel travers ou qualité des personnages, une couleur ou nuance des lieux, du temps, des mœurs de l’époque mais aussi de la nôtre : chacun des acteurs a un alter ego dans notre voisinage plus ou moins immédiat : « Comment ? Balayer chaque jour dans tous les coins ? (...). Et on appelle ça une vie ? Plutôt rendre l’âme à Dieu ! » s’offusque Zakhar. Cette réflexion te fait sourire mais souviens-toi du marguillier de Saint-Léger quand l’abbé Blair lui demanda d’ouvrir l’église pour les vêpres du vendredi : «  Comment ! Déjà qu’il me faut me laver de la tête aux pieds pour la grand-messe du dimanche, je devrais le faire encore le vendredi ! Ne trouvez-vous pas monsieur l’abbé que c’est peu trop ! »

Même constat qu’il s’agisse du frivole Volkov, ou de cette image spéculaire de notre héros qu’est Alexéev aux multiples noms, sans ami ni ennemi, encombré de connaissances, s’ingéniant «  à aimer tout le monde » donc personne ; prototype du bobo. Quant à Mikhéi Andréevitch Tarantiev, hâbleur matois, faiseur de torts maquillé en justicier, grand théoricien devant l’Eternel mais expert en coups foireux face aux humains, escroc professionnel et écornifleur par excellence, n’est-il pas l’archétype du banquier moderne ?

Considérons maintenant Penkine auteur et laudateur de textes implexes mais décharnés tels des fossiles, penses-tu vraiment qu’il déparierait à côté du télé-penseur-écrivain-journaliste en renom qui nous assomme de sa présence tous les jours à tout propos et presque toujours hors de propos ? Notre héros cherche toujours à se défausser de ses responsabilités sur autrui : s’il reste encore couché à onze heures, rien d’étonnant ; Zakhar ne lui a pas dit que son bain était prêt, tout comme en Malaisie si les hôpitaux étaient délabrés, la faute en revenait à l’Etat d’Alerte ; dans notre pays aujourd’hui si les classes sont surpeuplées d’élèves et les hôpitaux dépeuplés d’infirmières, ne cherchons pas plus loin, c’est à cause de la Crise. Ces gens désirent la victoire sans jamais combattre pour elle, ils souhaitent être payés à ne rien faire tels les rentiers nobles hier, financiers aujourd’hui.

Frappé d’une incurable aboulie qu’il tente vainement d’amender par une irrémédiable tendance à la procrastination, Oblomov fruit de sa famille, de son époque, et de sa condition ne cesse néanmoins de nous poser une question essentielle : la place de l’humain dans nos actes et pensées. Ainsi que le décrit son condisciple et ami Stolz, « pourtant, il n’était pas plus bête que les autres, son âme était pure et limpide comme du verre ; noble, tendre et - -perdu ! » Son âme était comme du verre : aussi en eut-elle et l’éclat, et la fragilité. Trop peureux pour être heureux à notre sens, il ne semblait point malheureux puisque recherchant bien plus un amour calme et maternant que les orageuses passions conjugales, il préféra Agafia Matvéevna femme mûre, à la jeune Olga.

Lui qui déteste les ennuis se trouve assailli par un essaim de soucis ôtant tout repos : dettes impayées, déménagement imprévu, visites impromptues de parasites. Grand adepte des économies d’énergie jusqu’à la caricature, il limite ses déplacements au point de conférer trois destinations différentes chambre, cabinet et salon à une seule et même pièce. Sa vie s’écoule sur une pente visqueuse qui en ralentit la vitesse par froid l’hiver, ou l’accélère à la chaleur du printemps, de l’été ou de l’amour, mais toujours avec lenteur. Echafaudant des plans jamais concrétisés, c’est un velléitaire toujours à la recherche de quelque Oblomov vicariant quel qu’il soit ; aussi apparaît-il précurseur de ceux que nous nommons éternels assistés. « Ah, mon Dieu ! Nulle part où l’on puisse se cacher de la vie ! » Par cette plainte Oblomov nous rappelle que loin d’évoquer Le Jardin des Hespérides, la vie est d’abord un fatras de soucis qu’il faut démêler , hiérarchiser puis combattre à la manière du troisième Horace. Se cacher de la vie alors qu’il faudrait l’affronter, n’est-ce pas le comportement chéri de nos contemporains qui s’acharnent à s’étourdir de travail, d’alcool, de cigarettes, de partenaires sexuels afin de ne jamais se trouver en position d’examiner froidement la racine de leur mal-être ?

- À certains moments je me sens très près de penser comme Oblomov, et cherche à éviter ces lieux qui défilent comme jours sur calendrier, ces endroits où l’on parle de tout donc de rien, où l’on va pour être vu mais non voir, ces places fréquentées pour éblouir de futilités mais pas être ébloui d’apophtegmes, ces salons réunissant des amis se donnant des baisers Lamourette mais où nul ne peut désigner un seul obi’okambi, ami d’infortune : l’amitié y tient tant que la table demeure bien garnie, et que le vin coule à flots.

- Que nous soyons comme Volkov le mondain agité de frivolités aujourd’hui soutenues par de puissants moyens économiques et médiatiques, ou tel le fonctionnaire Soudbinski – - qui de nos jours aurait été jeune cadre dynamique travaillant jusqu’à la démesure et candidat au karoshi ou pis au karojisatsu, ou encore à la manière de Penkine homme de lettres, Oblomov nous pose toujours la même question arêteuse : « Où est l’humanité ? » Où est l’humain dans tous ces remue-ménage et remue-méninges ? Cette interrogation me taraudera encore longtemps ici et surtout là-bas dans ma dormette monacale.

- À force de chercher l’Homme dans toute intention et action, ne risque-t-on pas de ne trouver que néant, de passer ainsi toute sa vie durant à côté de la vie réelle ?

- Et si la vie dite réelle n’était qu’une illusion de plus ? Considéré comme pante par ses paysans, son régisseur, les hôtes de passage ou gens de maison, Oblomov semble flotter au-dessus de ces mesquineries ; il est à la recherche du souverain Bien : l’humain ; malheureusement il est bien seul à le faire, et il en mourra malgré l’amitié de Stolz, l’amour d’Olga et peut-être même d’Agafia accomplissant ainsi son fatum. Malgré tout l’intérêt que je lui porte et l’affection que je lui voue, ce roman ne sera pas mon camarade.

(La suite, demain)

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.