La rentrée scolaire étant prévue pour le premier octobre, il restait environ une quinzaine de jours de vacances ; A-Ndang décida de quitter Dumla pour Sèèb via le campement de Zelengu alors que son épouse s’en retournerait à Garabinzam avec les autres invités à la cérémonie de la mise des mains au feu en l’honneur d’A-Kunaa. Ce n’était pas chemine enténébrée mais on voyait à peine devant soi : le soleil avait décidé de faire la grasse matinée. Une lance à courte hampe à la main droite et tout son saint-frusquin dans une hotte, notre écolier en partance à la conquête du certificat indigène d’études primaires élémentaires ouvrit la route suivi de son père qui, outre son lomiaka était armé d’une sagaie à long manche, d’un coutelas, d’un arc et d’un carquois plein de flèches empoisonnées au néa. Ils marchaient d’un pas régulier, presque en cadence. « Le climat chaud et humide caractérise notre forêt ombrophile et semper virente qui exploite au meilleur de ses intérêts le moindre rayon lumineux. Sous l’uniforme vert sombre des écorces se cache un spectre étendu de couleurs de bois : noir profond ou blanc presque immaculé, rouge sang ou bien gris nuage, rose soutenu, parfois jaune vif» ; ainsi parlait calmement A-Ndang, le timbre de sa voix modulant le tempo de leur train. L’enfant chérissait ces moments où il pouvait converser seul à seul avec son père : tard le soir pour les sujets sans importance, ou tôt le matin dans les cas contraires ; amour, naissance, mort ; liens de continuité, ou de contiguïté ; vertus de la sérendipité. Ici les distances ne s’énoncent ni en verstes ni en miles, ni en toises en lieues, ni même en kilomètres mais en journées ou demi-journées de marche. Le paternel compagnon de route s’était muni d’un équivalent rebblib, carte-mémoire à usage personnel ne respectant ni les échelles, ni les distances ; c’en est une pour soi que l’on porte en soi ; elle permet de s’orienter vers une destination unique par rapport à un point de départ unique. Ici les voies de passage des éléphants et les cours d’eau tenaient lieu de courants et de houle, botoka et lombembeka remplaçaient les îles. Point de départ Dumla, arrivée à Sèèb avec escale au botoka de Zelengu. Père et fils s’engagèrent dans la forêt, milieu luxuriant au sous-bois dense où le sentier se faufilait tel un fil noir dans une étoffe verte. Bien qu’ils eussent quitté Dumla au point du jour A-Ndang et Mobilamis furent rattrapés puis dépassés par un groupe de cinq familles aka mené par Ndjilèmbè le fils aîné de Zelengu. Fonçant dans la forêt encore brumeuse il marchait en file indienne avec cache-sexe entre-jambes pour les hommes, en rideau avant et arrière pour les femmes, les enfants restant nus. Précédant Lobiko son épouse qui portait sur son dos une hotte avec bandeau frontal et en bandoulière un enfant, une hache sur l’épaule gauche une lance à la main droite Djilèmbè ouvrait la voie. La femme tenait entre les mains un tison, feu précaire enveloppé de pulpe de noix de palme ; entre les deux parents marchait un garçon d’environ cinq ans. Chaque cellule familiale présentait le même schéma d’organisation : les hommes précédaient les enfants que suivaient les femmes.
– Où allez-vous d’un si bon train ? demanda A-Ndang aux Pygmées.
– Construire un lombembeka (campement de courte durée) avec les autres familles qui nous suivront, répondit Ndjilèmbè. Les femmes iront ramasser le payo (fruit de l’Irvingia), et les hommes à la chasse. Tout le monde se retrouvera au botoka (campement de longue durée) de mon père d’ici deux à trois jours.
– Bonne chasse, et à bientôt !
- À bientôt au botoka !
Deux minutes plus tard, plongeant dans la forêt tel dans l’océan un sous-marin quittant la rade, le groupe disparut comme par enchantement. Diffusant une pénombre progressivement évanescente, la lumière s’infiltrait difficilement depuis la cime des arbres colonnes d’un palais toujours en devenir, pilastres d’un temple en perpétuelle construction ; certaines feuilles telles des tôles galvanisées obliquaient généreusement la lumière vers le sous-bois où, marié à une végétation hétérogène d’allure désordonnée, l’entrelacement des lianes ruisselant des hautes branches jusqu’au sol semblait rempart contre toute intrusion jugée à priori intempestive par la sylvie. Il y avait des troncs si massifs portant des branches si grosses et tentaculaires qu’ils avaient besoin de contreforts, étais leur permettant de tenir debout ; ainsi au tronc gris tacheté de blanc et de noir, excellent témoins de la bonne qualité du sol, l’ayous qui se dressait devant le père et son fils. Non loin de là, tige grise bariolée de vert, un géant iroko enlacé par une liane grêle s’élançait à l’assaut des nuages. Tombées du ciel en masse tels des cheveux tressés par une onatrix négligente leur conférant une coiffure à la hurluberlu, fixées sur les troncs droits semblables à de grands mâts par des bouches suceuses nommées haustoriums, certaines de ces lianes aux embrassements traîtres portaient de belles fleurs rouges, jaunes ou ocre très odoriférantes ; de temps à autre nos marcheurs admiraient ces câbles tendus porteurs de fougères épiphytes. Alors que le soleil atteignait le milieu de sa course post-zénithale, les marcheurs s’arrêtèrent devant un arbre au tronc droit et aux branches haut perchées ; avec un bout de bois A-Ndang en martela le fût qui émit un son particulier : arbre-téléphone. Bientôt des enfants lançant des cris de joie jaillirent parmi les feuilles de marantacée : escale au botoka de Zelengu qui comptait cinquante âmes, dix hommes dix femmes, quinze enfants et autant d’adolescents. Les couples habitaient dans dix mongulu, grandes huttes s’ouvrant vers la place centrale tandis que les cinq garçons célibataires pubères avaient les leurs tournées vers la forêt. Dès l’âge de raison et ce, jusqu’à la puberté les enfants habitaient le bugala hutte orientée vers la place du campement où on avait construit un baaz que les Aka du groupe Ngombe nomment mbandjo. Comme partout ailleurs ici les hommes portaient des cache-sexes entre-jambes et les femmes en rideau, les enfants étaient nus jusqu’à l’âge de raison ; mais comme nulle part ailleurs, les architectes étaient toutes des femmes ; elles construisaient la hutte familiale en plaçant les feuilles de marantacée en écaille de pangolin afin d’étanchéifier murs et toit. Référent villageois de Zelengu, A-Ndang eut droit au mongulu des hôtes de marque : hutte en forme de baignoire retournée et tronquée obligeant chacun même Mobilamis qui n’était pas grand, à se baisser pour y pénétrer. Une fois dedans, il pouvait sans peine tenir debout. Les invités y trouvèrent deux sièges bas et deux grabats séparés par un feu somnolent. Les rondins de bois tenant lieu de sommier portaient des feuilles sèches recouvertes d’une natte beige ornementée de losanges bleus et rouges symbolisant les yeux de léopard. Peu avant la tombée de la nuit s’élevèrent des cris de joie : Asana le deuxième fils du chef du campement rentrait de chasse avec trois gazelles.
Quittant les hommes qui dépeçaient le gibier, l’enfant de Garabinzam s’approcha de l’épouse de Zelengu qui tout en cuisinant semblait regarder quelque chose dans l’obscurité.
– Que scrutes-tu donc dans cette forêt noire, Nana ? Interrogea le garçon.
- Scruter la forêt ?... impossible de jour comme de nuit : c’est elle qui nous observe. Mère phallique dotée d’immenses membres, mère génitrice et nourricière, la forêt nous est aussi temple : lieu de repos et de résurrection des ancêtres, de naissance et de renaissance pour les vivants. Elle nous abrite et nous fournit tout ce dont nous avons besoin, de la nourriture au vêtement en passant par les matériaux de construction et la matière première pour nos armes ; elle structure notre conception du monde : point de superflu, rien que le nécessaire ; rendre au moins autant qu’on a prélevé. Ainsi la feuille de Marantaceae Megaphrynium macrostachyum nous est tantôt casserole, gobelet ou assiette, tantôt tuile ou parapluie, sac, matière premières pour confectionner des nattes.Ceci témoigne d’un fort respect de la nature. Nous sommes les seuls humains vraiment libres en Bokaku, chacun portant partout par devers soi tout son saint-frusquin ; liberté de mouvement plutôt qu’enracinement à la terre, civilisation de la sobriété plutôt que celle de l’accumulation de biens matériels ou de femmes. Source de vie, la forêt est tout autant monde de terreur avec ses bêtes féroces, ses serpents venimeux, ses génies malfaisants ; il y existe de grands risques d’étranges rencontres où le bruissement des feuilles signe dans les profondeurs des nuits sans lune l’apparition de créatures fabuleuses telles Mokelembembe notre monstre du Loch Ness. La forêt est la mère omniprésente désirée et redoutée, pourvoyeuse de vie et de mort, nourricière et meurtrière ; le chasseur poursuivant le gibier, est l’homme courant après la femme ; et la mise à mort, coït: aussi pénétrer la forêt équivaut-elle à une consommation sexuelle d’où le rituel accompagnant toute partie de chasse.
– Eh ben !...
– Eh oui !... La forêt n’a pas fini de te surprendre.
(La suite, prochainement)