- Alors ?...
- Mon choix s’est arrêté sur... Le monde tel qu’il est.
- Et comment est-il ?...
- Immonde : parfois il me vient l’envie de crier avec Césaire « Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! » Monde immonde où à force d’avoir furieusement voulu être Blanc, « le nègre se déguise en nègre pour avoir l’air d’un nègre » ; à moins qu’à l’instar de l’alcoolomane docteur Germain, il se serve pour avancer de la bouteille comme d’aucuns d’une béquille sans pour autant clairement savoir quel crime il tente vainement de noyer dans les brumes de son rhum, quel pentimento il essaie de camoufler. Bien sûr, « ce n’est plus l’esclavage : on est libre de choisir son maître » : colonialisme de droite ou de gauche ?...
- Comment t’est parvenu ce bouquin ?
- Il y a de cela quelques années déjà, du temps où le tri sélectif n’avait encore reçu ni lettres de noblesse ni force de loi, époque où à ciel ouvert la décharge publique régnait souverainement ; j’y croisais parfois un sculpteur amateur venu chercher quelque grosse poutre en chêne comme matière première. Sous une fine pluie de novembre, une fumée bleue sourd d’un amoncellement de feuilles d’arbres plus ou moins sèches. Armé d’une brindille, j’entreprends doucement la fouille de ce tumulus. Peu à peu émergent quelques vestiges de vie : prospectus plus ou moins humides, fiches de paie en partie consumées tout comme les récépissés de taxe d’habitation, les factures ; puis apparaissent comme débris de céramique ou de fresque à Pompéi, des formes revigorantes : photographies, cartes postales d’on ne saurait dire où. Archéologue à la recherche d’un monde disparu, saltin visitant une épave, j’avance avec précaution liturgique muni du rameau de charme qui me tient lieu de pinceau. Fouille à ciel ouvert, pluie fine persistante, pénétrante ; et moi, opiniâtre je continue grelottant par un froid dégoulinant de mes épaules ; ma tête est un château d’eau d’où naissent moult ruisseaux dégringolant devant sur le front la poitrine le ventre, et derrière de la nuque à l’échine.
Abandonner ?... Continuer ?... Livrer le reste au feu, aux Vandales et autres Wisigoths ?... ou persister malgré le crachin, la froidure, la faim qui cogne ?... Persévérer jusqu’à la découverte d’un improbable trésor. D’abord un livre plus ou moins abîmé, puis un autre presque entièrement carbonisé, suivi d’un troisième comportant de nombreuses pages manquantes. Sous un tas de cendre, réclames et folioles pourries fumant encore forment un dôme protecteur. Un effort, et je dégage une liasse d’imprimés : les mémoires d’un colonel de l’armée non seulement coloniale, mais colonialiste, plus anti-soviétique que Truman, Churchill et Hitler réunis ; les laissant consumer vers une mort inéluctable et bien méritée, je reprends ma quête : de boue taché, moisi par endroits, piqueté de noir par-ci, porteur d’un lacis circiné rose enserrant des plages de gris par-là, racorni au coin inférieur, il est néanmoins lisible, intacte ou presque. Tout y est première et quatrième de couverture, de l’incipit à l’excipit ; c’est un vrai miracle ! Que je l’aie trouvé en si bon état de conservation me comble. Je me dis alors qu’il suffirait de le nettoyer, peut-être me livrera-t-il quelque chose ; avec précaution, je l’ouvre ; quelque chose ?... je découvre un trésor, bien plus... une relique.
C’est un livre à lire mais non point à entendre : le lecteur est maintenu dans un inconfort tant par le fond que la forme, mais toujours solidement arrimé à son texte ; impossible d’abandonner : continuer, continuer encore, continuer jusqu’au dernier mot ; mais y aura-t-il seulement un dernier mot ?... Ce n’est pas garanti. Le lire mais dans un silence de recueillement, au pis en sourdine jamais à haute voix : on y est toujours « en équilibre sur un seul pied » ; un zéphyr, et l’on chute. Lecture déroutante, haletante avec parfois une phrase courant sur une, deux trois voire plus de quatre pages ! Il m’est arrivé d’être obligé comme au cours préparatoire de suivre mon index afin d’être sûr d’avoir bien compris, bien placé la virgule absente, le point-virgule virtuel, le deux-points explicatif. Poser tirets et parenthèses est cause d’hésitation.
Quel plaisir !... Dès la première phrase du premier paragraphe on est décontenancé : de qui parle-t-on ? Puisque nous sommes en Martinique, il s’agirait probablement d’un esclave ; hé bien non ! Tous ces mots choisis, tous ces soins stylistiques pour ... un cheval ! Voudrait-on nous monter qu’à l’époque pouliche, poulain et esclave c’était presque du pareil au même qu’on ne s’y prendrait pas autrement ; mieux encore, les équidés sont tous nommés mais Nègres et Mulâtres n’ont que teknonymes, sobriquets parfois prénoms ou appellations d’emprunt. Pour la première course, la description de l’apprêt de l’étalon fierté de quelque hippiatre, est un vrai régal: raccourcis fiançant sucre, merde et cannelle ; ailleurs, c’est matelot roulant femme comme océan esquif ; serait-ce plutôt autel ou hôtel ce lieu appelé infirmerie, où cette fille se laisse prendre ?... Degré après degré, l’homme en gravit les marches depuis le gros orteil jusqu’au tabernacle. Quand le mouvement s’accélère, la ponctuation disparaît... le moment crucial approche puis, pose : phrase tri, bi voire monosyllabique... ensuite, ça repart ! À un endroit de son texte l’auteur nous parle de cris, alors nous nous attendons à entendre le tonnerre, l’orage ; mais c’est « pluie fine » qui se montre. Par une lancinante et récurrente prétérition, une atmosphère oppressante, un lourd nuage plombant l’horizon planent sur les courses : ah, « ces fameux événements » !...
Salvat Echart nous entretient de la Martinique mais il aurait pu s’agir d’une autre colonie : de l’Oubangui-Chari au Moyen-Congo en passant par le Tchad, le Soudan français, Madagascar ou l’Indochine, rien à ajouter, rien à retrancher ; tout y est de la guerre chaude à la guerre froide, de la baïonnette à l’humiliation quotidienne, de la bastonnade à la manipulation comme principe de domination. Qui n’a pas connu le colonialisme dans sa chair ou celle de ceux qui lui sont chers, « tous ceux que le monde tel qu’il est prive de tout espoir » sont invités à consacrer chaque soir une demi-heure de leur temps à lire ce reportage romancé. Hors majorité invisible dénuée de tout pouvoir et minorité visible totipotente, circule une marginalité surexposée séditieuse parce qu’elle tente de réunir ce que Dieu a séparé : les groupes ethniques, et de rassembler ce que la société s’efforce de disjoindre : le couple petite bourgeoisie -prolétariat.
Dans cette situation d’oppression, prototype du petit-bourgeois le Mulâtre doit choisir entre deux classes, deux races ; qui préférer ?... Qui trahir ?... Quelle place pour l’Intellectuel ? Participer à la curée en espérant ramasser l’éteule qui résume sa godaille, ou armer les opprimés en prenant le risque d’être incompris, insoutenu, voire désapprouvé puis condamné par ceux-là mêmes qu’il voudrait voir sauvés ?...Comment rendre dignité à ces Hommes ? Comment les intéresser à la marche du monde, aux modifications du rapport des forces sociales, eux dont tous les soucis se bornent à savoir s’il y aura de quoi manger ce soir, eux qui ne se sont jamais aventurés au-delà des limites de leurs champs ?...
« Et les nègres les travailleurs d’ici, ils ne lisent même pas son journal ! Et s’il va les voir, pour parler avec eux, ils restent devant lui méfiants obscurs sous un grand chapeau ». Qui ayant mis ses pieds dans les pas d’Alicanthe n’a pas été saisi par ce même grand doute ? Un journal pour des analphabètes, quelle gageure, quelle folie ?... Pourquoi toutes ces peines ?... Continuer ?...S’arrêter ?... de quelque côté qu’on se retourne, aucune aide matérielle ou morale à attendre. Tel un fervent chrétien armé seulement de sa théodicée, on continue sans preuve tangible, de croire à son éventuel salut ; agir en saint laïque qui a l’Humanité pour Dieu. Loin de nous conseiller de nourrir inlassablement une loquèle, de nous complaire dans une délectation morose, Salvat Echart nous montre des êtres agissants ; mais... Galba ou Spartacus ? Acte individuel avec peut-être à la clef une victoire ... à la Pyrrhus, ou action collective engrangeant des progrès incrémentaux fragiles, réversibles et à l’issue incertaine ? Avant et après Alicanthe, la question demeure toujours ouverte.
Ce roman ne semble pas avoir été écrit pour les Nouveaux Philosophes - - adeptes d’une vieille philosophie, ni pour les esthètes du dimanche, encore moins à destination des lecteurs estivaux sur plage attendant une hypothétique aventure galante, ni en direction des usagers du métro pensant à leur feuille d’impôts ou rapport d’activité entre deux stations. Ce n’est pas un livre à lire mais à relire, relecture réitérée : à chaque reprise surgit un aspect nouveau, une lueur singulière point ; c’est un lieu de mémoire d’autant plus indispensable que nous vivons dans un monde gouverné par des mnémoclastes dans tous les régimes. Même si parfois ou plutôt souvent on se sent impuissant devant l’indifférence réelle ou feinte, profonde ou superficielle de ceux pour qui on se démène, il faut s’adresser aux analphabètes, avancer à contre-courant, toujours remonter vers la source, la source de la vérité concrète ; et au terme de sa vie, à la minute ultime, pouvoir se dire :
« Et si c’était à refaire
Je referai ce chemin
La voix qui monte des fers
Parle aux hommes de demain. »
- Le Tsar est bien loin, et Dieu bien haut ; seuls les professeurs sont à notre portée.
(Fin.)