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Billet de blog 9 mars 2019

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APRÈS LE BOGANDA* SECOND (23)

Fils de ma mère, je n’en suis pas néanmoins le père de celle-ci ; qui suis-je ?

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Heureux presque euphorique, je laisse mes yeux vagabonder. Tournant le dos à monsieur André Simon le patron, je contemple la rue par les trois grandes baies vitrées donnant sur le boulevard du Désir : chaussée bitumée, trottoirs pavés par endroits. Sur l’allège un fond de briques rouges et de briques bleus laissent voir des images modules d’une fresque racontant une histoire perdue : un éclair, un cœur, une croix latine perchée sur une colonne, des vagues, le signe de l’infini ; texte inintelligible qui pourtant recèle un sens pour celui qui l’a écrit, et pour qui il l’a été. De part et d’autre de la porte d’entrée deux fenêtres ouvrent sur l’impasse non pas du pays de la soif, mais du Chemin de l’Espérance qui croise le boulevard à angle droit au niveau du bar. Boulevard du Désir ?... Si le désir d’avenir persiste encore chez les no future, monsieur François le maire ayant décidé de faire abattre tous les marronniers qui la bordaient  cette large voie n’a de boulevard que le nom; à peine plus large que la grand-rue, elle aurait honorablement mérité l’appellation d’avenue ; il n’y a jamais eu de rempart à cet endroit.

Milieu de l’après-midi. Peu avant les bus qui passent ici toutes les heures aux moments de forte affluence, les éboueurs nous débarrassent des immondices, poubelles et autres impédimenta. Derrière un gros camion gris à double compartiment un agent vêtu d’une veste à rayures fluorescentes orange court de part et d’autre de la rue balançant des sacs noirs, bleus, jaunes ou verts avec une telle dextérité qu’indépendamment de leurs couleurs, leurs poids ils atterrissent toujours au bon endroit. Eté ou hiver, il court...court. Printemps comme automne, il porte...porte. Combien de kilomètres parcourus en fin de journée ?...de tonnes portées au bout de la semaine ? Quel salaire pour tant de peine ?... Les rues sont propres, la placette de la Grande Victoire croisement devant la buvette, nette. Entre dix-sept heures trente et dix-huit heures s’installe une éclaircie en ces lieux ordinairement grouillant de monde : les lycéens n’ont pas encore quitté leurs classes, ni les gratte-papier leurs bureaux ; les usines ne se sont pas pour l’instant débarrassées de leurs ouvriers, ni les champs alentour de leurs paysans. Voitures ni en stationnement ni roulant même au pas ; nul passant : on croirait regarder le film d’une ville figée. Le soleil joue à cache-cache avec les nuages : va-t-il pleuvoir ? Oh, la malheureuse pensée ! Comme j’extirpe cette idée de mon cerveau, le vent chasse la dernière panne ; hélios illumine Le Désir.

-Dis donc André ! Ne trouves-tu pas bizarre la désertion du boulevard aujourd’hui ? lancé-je
-Désertion ?... Et tout ce monde qui circule ?
-Je ne vois personne, ou plutôt des ombres.
-Des ombres ?...
-Oui des ombres, des mirages : je suis devant un désert.
-Ah ?... Aurais-tu déjà trop bu ? Devrais-je arrêter ?...
-Oui, après le boganda second, c’est-à-dire Lingala lia Ueso. Promis, juré !

Mon demiard vidé, je me plains, et on me ressert aussitôt. Ocre, rose, blanc et gris, un grand mur fait de galets et de granit rapportés de Bretagne ou d’Auvergne, et disposés en couches séparées par des strates de briques en panneresse ou, côté rue en aboutisse maintenues par un mortier d’argile et de paille recouvert d’un enduit bleuté s’élève à ma gauche. En son centre, l’honneur de la cimaise revient à l’affiche grandeur nature d’une gloire du pays ; elle fut il y a de cela quelques années, déclarée la plus belle fille de la République. Portant le beau nom d’Euphrosyne déesse de la joie à son paroxysme, c’est une jeune femme à peine éclose mais déjà épanouie comme on le dirait d’une fleur : au sommet de son éclat. Je me sens ragaillardi presque conquérant promenant le regard d’un empereur sur son empire.

Fée jaillie de quelque brume ou apparition onirique, elle est d’abord forme, silhouette d’allure féminine. Je n’entends pas ses pas bien que les fenêtres soient grand ouvertes. La première chose qui attire irrésistiblement mon attention est ses jambes : depuis, je comprends de mieux en mieux le fétichisme attaché à quelque partie du membre inférieur. De mon point d’observation, je ne puis distinguer la couleur de ses souliers ; plutôt sombre à ce qu’il me semble. Ce sont des chaussures de sortie à très hauts talons avec double bride se croisant sur le pli de la cheville, maintenant la mortaise tibiale, stabilisant la marche. Perchée telle une funambule, elle avance tête haute hanches ondulantes, évitant soigneusement l’herbe humide qui embourbe, le pavé glissant, de la chaussée le revêtement lacéré de crevasses-prisons. Qui ayant entr’aperçu sa démarche, cette facture exclusive de se mouvoir, manière unique de poser un pied devant l’autre tout en balançant avec grâce les bras ne souffrirait un bref séjour en Enfer, ô grands dieux !

"Euphrosyne !... "de mon trottoir a crié un jeune homme.

Instinctivement je regarde la photo sur le mur puis reporte mes yeux sur la jeune femme : c’est elle. Vraiment ?... pas l’ombre d’un doute. Euphrosyne : une des trois Charités, symbole de l’allégresse, virtuelle fille de Zeus et d’Eunomia déesse l’ordre légitime et de la conduite juste ? Sœur d’Aglaé l’ornement et de Thalie l’abondance ? Fille supposée de Romulus, ou réelle de Paphnuce d’Alexandrie ? Fille de Dieu de qui Paphnuce ne fut que l’instrument puisqu’elle ne put être conçue qu’après l’intense prière d’un higoumène ? Alias frère Smaragdos, sainte Euphrosyne d’Alexandrie gagna dans sa onzième année la coupe d’or de la ville pour avoir répondu juste aux questions énigmatiques posées par les magistrats de la cité :

«  Né d’un père lumineux, je suis l’enfant noir qui fait pleurer sans chagrin, l’oiseau sans aile capable de voler jusque dans les nuages ; qui suis-je ?
Fils de ma mère, je n’en suis pas néanmoins le père de celle-ci ; qui suis-je ?
La ville d’Alexandrie voudrait récompenser les citoyens Antipater, Thémistius et Nicomède qui lui ont rendu d’éminents services dans des registres différents ; le trésorier doit remettre à Antipater le même nombre de pièces d’or ou d’argent qu’à Nicomède plus le tiers de ce qui reviendra à Thémistius, à Nicomède la même somme qu’à Thémistius plus le tiers de ce qu’a reçu Antipater, or Thémistius recevra dix pièces plus le tiers de la part de Nicomède. Combien de pièces d’or et d’argent le trésorier devra-t-il débloquer et remettre à chacun en sachant qu’une pièce d’or vaut deux pièces d’argent ? »

Elle répondit : « la fumée » pour la première question, « le jour » pour la suivante, enfin « vingt-deux pièces d’or et une pièce d’argent à Thémistius, trente-sept d’or et une d’argent à Nicomède, et enfin quarante-cinq d’or à Antipater ; soit cent –quatre pièces d’or et deux d’argent. » Il faut dire que fille de riche, l’enfant avait reçu une solide éducation en mathématique, musique et danse. Hélas ! Hélas ! Trois fois hélas !... impardonnable dommage à l’encontre de la gent masculine, elle sacrifia sa virginité à Jésus. Femme travestie en homme pendant trente-huit ans afin de vivre sa foi ? Homme redevenu femme durant trois jours dans le but de consoler son père  qu’il convainquit de constater de visu en procédant par lui-même à la toilette de la dépouille de celle qui se présentait comme sa fille, la véracité du genre de celle-ci ?

Assurément les Euphrosyne sont sphinges incarnées. De surcroît on les dit un brin hystériques, quelque peu dissimulatrices et castratrices. Je n’aime point cela : il me faut lui trouver une autre appellation. N’est-elle pas fille du 1er janvier, à cheval entre ce qui a été et ce qui sera ? De ce nom que j’entends pour la première fois je veux faire quelque chose de nouveau m’appartenant en propre insu de tous, l’intéressée comprise ; secret à ne partager qu’avec mon verre de boganda ; aussi, ayant pris chaque lettre de ce prénom à la forme alléchante mais au fond repoussant, l’ai-je lancée en l’air au milieu de ses congénères de l’alphabet, puis multipliant certaines et mélangeant le tout tel un jongleur magicien, ai-je recueilli Rose Irène Sophie.

(La suite, demain.)

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