Durant cette petite semaine de fête, sous l’autorité des pères sociaux, s’étaient échangés beaucoup de biens dans la famille élargie aux alliés nécessairement séparés à l’ordinaire par le principe de la résidence virilocale et de l’exogamie stricte et étendue. Selon les lois de la distribution lignagère, la partie maternelle de Mèkoozi offrant couchage et manger, reçut du côté paternel le nécessaire pour faire face aux prestations compensatoires dues en cas de mariage. Les jours suivants, le village se vida peu à peu de ses invités. Mèkoozi devenu circoncis mais n’ayant pas encore atteint l’initiationparfaite fut confié à Diibèzok et à Zemèsies l’épouse de celui-ci pour traitement et nourrissage postopératoires qui eurent lieu dans une hutte appropriée. Comme la mère prend soin du nourrisson, ce fut donc à l’oncle maternel cette mère masculine à qui revint le devoir d’offrir cet accompagnement à son neveu jusqu’à guérison ; chacun sait que la coutume interdit toute relation sexuelle à une mère allaitante aussi l’oncle Diibèzok fut il privé d’oaristys pendant toute la durée de la prise en charge thérapeutique. Le parrain traitait non seulement le corps en soignant la plaie, mais aussi l’esprit en aidant son filleul à corriger les défauts confessés lors de l’hommage au dieu du feu et organisateur des présages, en lui inculquant les règles de savoir-vivre en vigueur dans la confrérie des initiés. Les plats préparés par Zemèsies cuisinière exclusive de Mèkoozi pendant ce temps de réclusion étaient censés contenir des ingrédients particuliers dotés du pouvoir d’accélérer la cicatrisation de la plaie pénienne, d’augmenter la durée de l’érection et les dimensions du pénis relooké. Le couple des soignants avait le privilège de fixer la date de fin de l’isolement une fois jugés le niveau de l’embonpoint requis atteint, et le nouveau pénis en parfait état de marche. Des initiés se mirent à danser dans Garabinzam dès le crépuscule du soir en ce 29 juillet 1956 : devant la hutte de Mèkoozi le Directoire du Grand Conseil posta de part et d’autre de la porte seule ouverture pour entrer ou sortir, un gardien armé d’une sagaie. Leur mission impérative consistait à empêcher par tout moyen disponible une quelconque évasion. Un brasier flambait deux pas plus loin. Diibèzôk arriva dès le quatrième chant du coq muni du paquet contenant phanères et déchets de la circoncision. Il en fit deux lots identiques : l’un fut enterré au pied d’un bananier dont les fruits seraient à jamais interdits au nouveau circoncis, et l’autre brûlé ; avec la cendre recueillie mélangée à un peu d’eau de source, il badigeonna le tronc de son filleul puis termina le rite en oignant tout le reste du corps de kaa mélangé à de l’huile d’amande de noix de palme. Il ne faisait plus nuit noire, mais pas encore jour clair quand l’oncle parrain demanda au filleul de rester pendant une bonne demi-heure les yeux grand ouverts devant le feu installé près de sa hutte, et qui enfumait toute l ’atmosphère ambiante ; l’épreuve terminée, l’adolescent eut droit à un plantureux repas de banane et de viande de buffle cuite à l’étouffée dans une bouillie de grains de courge. Pendant ce temps Sok l’inspecteur général flanqué de deux assistants prenait place à peu de distance au-delà du brasier avec pour charge d’attester le respect du rituel et l’indemnité corporelle de Mèkoozi après sa sortie de sa hutte de réclusion. Chants et danses avaient réveillé les derniers dormeurs : tout le monde savait à présent que ce 30 juillet serait jour de sortie, l’heure étant laissée à la discrétion du fils aîné d’A-Ndang. Le soleil éclairait de haut, et chacun piaffait de voir sortir le nouveau circoncis. Le tempo des tam-tams s’accéléra tout d’un coup, puis la voix des chanteuses alla crescendo, danseuses et danseurs firent des prouesses et... d’un prodigieux bond Mèkoozi fila entre les gardiens armés, passa par-dessus la flamme, puis atterrit devant Sok et ses aides qui, l’ayant méticuleusement examiné, crièrent à la foule impatiente : « Il ...a ... ga...gné !... » Tout le monde sauta de joie, s’embrassa, se mit à se trémousser ; Mèkoozi rejoignit la ronde des initiés qui s’ouvrit afin de l’intégrer. Réussie, cette épreuve de sortie entrée dans la confrérie des initiés était gage d’époptie : désormais le nouvel initié sera Mèkoomèzokekangaa (Point-de-Mire-des –Piques-des-Envieux).
Accompagné de Megolaa, le tout nouvel initié itéra le périple qu’il avait accompli comme ben, recevant selon la même distinction lignagère des cadeaux des uns et des autres ; par ailleurs, ainsi que les parents reçoivent dupa, zong ,machettes, marteaux en réparation du sang et de l’hymen réels ou symboliques perdus par leur fille pendant la nuit de noces ou équivalent lors de son mariage, ici en dédommagement du sang et du prépuce perdus par son fils, A-Ndang offrit à sa belle-famille un festin avec au menu mouton arrosé de boganda et quelques billets de banque. Le zong la natte et le banc offerts par Tchik-Ina la tante paternelle lors de l’hommage au dieu du feu et grand ordonnateur des présages furent réservés à l’éventuelle belle-famille à qui Mèkoozi les remettrait lors de la cérémonie du fichage de l’aiguille dans la souche quand il prendra femme.
Trois ou quatre jours après la première vraie pluie signant la fin de la grande saison sèche, veille du départ de Mobilamis pour Sèèb où il devait poursuivre sa formation scolaire en vue d’obtenir son certificat indigène d’études primaires élémentaires ; tout le village l’avait accompagné faire ses adieux aux Invisibles au cimetière où déjà Eka-nele attendait debout parmi les Ancêtres. Le jour se levait avec peine. À la main une calebasse de sève de palmier récoltée le matin même, il prit la parole : « Moi Eka-nele le plus vieux d’entre tous, intermédiaire entre les mondes visible et invisible, dépositaire des fétiches et rites ancestraux, moi qui, répondant des morts est responsable de la moralité des vivants, moi parapet garant de la transmission culturelle aux générations montantes, moi Eka-nele je bénis en vos noms notre enfant Mobilamis qui nous quitte pour l’école des Blancs. Je vous demande de le protéger en toute circonstance de votre force sans pareille, et de l’éclairer de votre intelligence inégalable. » Sur ce, il aspergea une à une les tombes ; avec la boue obtenue, il dessina un point d’exclamation sur la glabelle de chacun en répétant : « Terre de mes ancêtres, je te confie mon enfant. » La cérémonie terminée tout le monde revint à Garabinzam où au baaz, fut servi le traditionnel pem.
La fin du jour ajouta encore à la tristesse de l’atmosphère : ni chant, ni danse ; seule comme un écho venu de loin, la voix du narrateur Eka-nele lacéra le noir silence de la nuit rongé par les étoiles et les grillons :
« DE l’ORIGINE DES GRANDES FORTUNES.
Ce conte fang commença-t-il, je l’ai entendu pour la première fois de la bouche de Goagoa le Grand. Entre Ndjum et Zuagee, Kuil tenait une auberge de bonne fame. Un jour vint à passer Fefe la blatte portant mbogea en or, à double tranchant couteau de combat ou d'apparat, seul héritage de sa famille autrefois riche. Pendant le repas les yeux de Kuil la tortue brillaient de convoitise, mais elle ne laissa rien paraître ; alors quand l’insecte en vint au trou normand, le chélonien s’écria :
-Tiens ! On croirait voir Nom-Kuu le coq à l’orée du village.
-Comment ! Nom-Kuu le coq ?...Vivement un endroit sûr que je me cache !
-Vas donc t’abriter sous le vase de nuit dans ma chambre.
Aussitôt dit, aussitôt fait ; mais dans sa précipitation, Fefe oublia son couteau qui, restant appendu sur le porte-manteau, attira aussitôt l’attention de Nom-Kuu :
-Oh !... le beau mbogea ! dit-il.
-Il appartient à Fefe la blatte, répondit Kuil alias Kunda la tortue.
- Fefe la blatte ?... Fefe la blatte !...Fefe la blatte est ici ? Hum !…Où est-elle donc ?
- Là-bas dans ma chambre sous le vase de nuit.
Et hop ! Le cafard fut avalé. Le coq tout content de cet extra imprévu qui lui ouvrit grand l’appétit, se mit tout de suite à table. Alors qu’il entamait son plat de résistance, l’attitude de Kunda qui tournait la tête tantôt à gauche tantôt à droite intrigua le gallinacé.
-Que cherches-tu donc Kuil ?
-Moi ? Rien… ou plutôt… n’entends-tu pas ce ricanement de Sing le chat sauvage ?
-Comment ?...
- Oui !... c’est bien Sing que j’aperçois là-bas.
-Sing ici ? Vite, vite ! Un endroit où me tapir !
-Dans ma chambre sous le lit !
Sur le porte-manteau brillait toujours le mbogea.
- Bonjour chère amie tortue ! Quelles sont les nouvelles ?
- Rien, que de la routine ; éternel recommencement : que du vieux.
- Tu appelles cela du vieux ? Ce couteau d’apparat au manche serti de pierres précieuses ?
- Oh, il n’est ici que depuis ce matin !
- Depuis ce matin ? ... mais à qui appartient-il ?
- À Fefe le cancrelat.
-Où est-il donc?
-Dans le ventre du coq.
-Qu’est-il devenu, le coq ?
-Caché sous mon lit dans la chambre.
Ni une ni deux, Nom-Kuu disparut dans l’estomac de Sing qui tout en se pourléchant les babines commanda à boire. Tandis que la tortue transvasait l’alcool de banane dans les pichets, on entendit un bruit sourd : wouh !... Wouh !... Wouh !...
-Qu’est-ce que c’est ? ... s’inquiéta le chat sauvage.
-Je crois que c’est Wak le chimpanzé, c’est son heure habituelle de passage.
-Oh là !... Le chimpanzé ?... Trouve-moi un repaire sûr : il règne entre nous un contentieux atavique, une vendetta inépuisable sévit entre nos deux familles !
-Vas donc dans ma chambre, et cache-toi sous mes draps.
Peu après, entra Wak.
-Kunda ! Qu’as-tu à manger ? J’ai grandement faim !
-C’est à votre bon vouloir mon cher Wak : j’ai de quoi nourrir à la fois Gamache et Lucullus.
-Ah ! Ah ! C’est de bon augure, mais d’où sors-tu cette belle pièce ?
- Oh, elle appartient à Fefe la blatte.
-Où est-elle ?
-Dans le ventre de Nom- Kuu le coq.
-Et Nom-Kuu ?...
-Dans celui de Sing le chat sauvage.
–Sing serait-il ici ?... Où se cache-t-il que je lui fasse son affaire ? Où se terre-t-il ?
- Inutile de vociférer ainsi ! Il est dans ma chambre sous mes draps.
- Ce rejeton de fripouille verra de quelle lignée je descends !
Fracassé contre le chevet du lit, le crâne du chat sauvage libéra un cerveau dégoulinant de sang : un régal pour le chimpanzé qui commanda une bouteille de boganda pour étancher sa soif, puis alla s’allonger à côté du cadavre de Sing dans le lit de Kuil pour une sieste digestive. Pendant que le quadrumane ronflait, arriva Nguma le python bicolore des rochers dont l’attention fut tout de suite attirée par les reflets du soleil couchant sur le mbogea, aussi interrogea-t-il son hôte.
-Qu’est-ce ma chère Kuil ?
-Le couteau d’apparat de Fefe la blatte.
-Où est-elle passée ?
-Dans le ventre de Nom-Kuu le coq.
-Dans le ventre de Nom-Kuh ?... et pourquoi ?
-Comme amuse-gueule.
-Et Nom-Kuu le coq ?
-Dans celui de Sing le chat sauvage.
- Pourquoi donc? ...
-Parce qu’il avait faim.
-Et Sing le chat sauvage ?
-Dans celui de Wak le chimpanzé.
-Parce que ? ...
-Par vengeance.
-Et Wak le chimpanzé ?
-Il dort dans mon lit près des restes de Sing.
-Voilà qui me fera un copieux dîner conclut Nguma le python bicolore des rochers qui avala ses deux proies en moins de temps qu’il faut pour le dire. Chacun sait qu’un python ça prend beaucoup de temps, vraiment beaucoup de temps, peut-être un peu trop de temps pour digérer. Dans ces entrefaites Mobengeli le chasseur qui rentrait bredouille fit une halte chez Kunda la tortue. Du premier coup d’œil il apprécia à sa juste valeur tout le bénéfice qu’il pouvait tirer du mbogea à la lame en or et au manche serti de pierres précieuses ; mais en homme sage, il décida de commencer par calmer son estomac avant son cerveau. Son repas terminé, il lança la conversation :
-Quoi de nouveau depuis mon dernier passage, bien chère amie tortue ?
-Oh, rien ; toujours la même routine, les jours se suivent et se ressemblent ; certains naissent, d’autres meurent, et la vie continue.
-Mais ... dis-moi si je me trompe, tu n’avais pas ce bel objet il y a un mois ?
-Certes non, puisqu’il est ici depuis ce matin seulement.
-Et d’où sort-il ?
-Il appartient à Fefe la blatte.
-À Fefe la blatte ? Posséder pareil joyau, quelle chance elle a !... mais où est-elle ?
-Dans le ventre de Nom-Kuu le coq.
-Et Nom-Kuu ?...
-Dans celui de Sing le chat sauvage.
- Et Sing ?...
-Dans celui de Wak le chimpanzé.
-Et Wak ?...
-Dans celui de Nguma le python bicolore des rochers.
-Et Ngouma ?...
-Il digère près de mon lit dans ma chambre.
-C’est une excellente nouvelle que tu m’annonces Kuil ma chère amie : sa peau pour mes sacs et chaussures, sa graisse comme onguent, sa chair comme aliment. Allume un grand feu, et fait bouillir de l’eau dans une grosse marmite ma très chère Kuil !... D’un coup sec le chasseur trancha la tête du python incapable de se sauver tant sa digestion était laborieuse. Il le dépouilla, sépara le gras de la viande. L’eau bouillait à grosses bulles : rassuré, Mobengeli le chasseur se retourna vers la tortue : ‘’Ecoute ma chère Kuil, je t’aime beaucoup; mais encore plus cet endroit : l’auberge est très achalandée et bien située. Je crois qu’elle se développera encore, aussi ai-je décidé d’en devenir le maître désormais.’’ Sur ce, il jeta la tortue dans l’eau bouillante héritant d’un même mouvement et de l’auberge tout en se délectant de l'aubergiste, et du couteau tant convoité ; ainsi naissent presque toutes les grandes fortunes : origines souvent obscures, parfois criminelles, toujours inavouables : nul ne peut s’enrichir sans avoir escroqué son prochain.
Mobilamis, demain tu nous quitteras pour de grandes espérances qui faute d’une solide assise sur ta culture d’origine, nous sera grande désespérance. Bonne nuit, bon voyage, bonnes études. »
(La suite, prochainement)