Laissant Nana à sa cuisine, l’enfant rejoignit les hommes qui attendaient le repas au "mbandjo". À côté d’Asana et de Ndjilèngo, il y a avait d’autres Pygmées inconnus. L’estomac bien calé par quelques bons morceaux de gazelle et de gâteaux de miel rapportés Ndjilèngo, le fils d’A-Ndang voulut savoir comment Zelengu était devenu chef : « Chez nous "Aka" commença Zelengu, on n’est pas chef en raison d’une intelligence décrétée supérieure, d’une richesse fabuleuse aux origines mystérieuses, d’un cynisme sans égal, après avoir trahi ou massacré un grand nombre de ses concitoyens puis abreuvé de mensonges les survivants. À mon corps défendant j’ai été choisi chef par les neuf autres familles pour des raisons qui m’échappent : toutefois, est chef celui que ses pairs estiment le plus sage. Ne disposant d’aucun moyen de coercition, il ne peut être que juge ou arbitre ; mais qu’est-ce qu’être sage ? Question arêteuse : fou hier, sage aujourd’hui ; et demain ?... »
Dans sa suite princière la torche de "paka"(copal), résineux commun dans la région fumait beaucoup, éclairait peu, sentait mauvais. Peu avant de s’endormir le garçon fut saisi d’une peur diffuse et sans objet : Il respira profondément mais si bruyamment que son père l’interpella : - Ne dors-tu pas encore mon garçon?...
– Je glissais dans le sommeil quand tu m’as appelé.
– Bonne nuit mon fils.
– Bonne nuit mon père.
Ce court dialogue le rassura et, peu après il s’endormit. Le lendemain matin il se réveilla frais et dispos. Le soleil venait à peine de se lever qu’un enfant traversa le campement en hurlant de douleur : une coulée de légionnaires grands nettoyeurs de carcasses d’animaux avançait vers les huttes telle une impétueuse avalanche bruissant, engloutissant tout insecte, lombric sur son passage. Suivant Zelengu, la population du "botoka" opposa à ces envahisseurs un barrage de feu fait d’un amoncellement de tisons, d’escarbilles où les unes après les autres toutes ces fourmis venaient se griller. En milieu de matinée, apparut Nzalangoy portant sa fille Ndutu ; il déroula l’histoire de la maladie qui avait commencé depuis deux jours par une fièvre bientôt suivie d’un prurit généralisé et tenace avec troubles du sommeil jalonnés de cauchemars et délire ; puis phlyctènes nécrotiques et lésions de grattage étendues firent leur apparition. Pris de panique le père avait mis la malade sur son dos, puis marché toute la nuit, jusqu’au campement de Zelengu. La patiente s’était sédentarisée avec sa mère près de Gama car elle suivait avec succès une scolarité régulière à l’école officielle de Sèèb où les Bantouphones du moniteur aux élèves filles et garçons la méprisaient malgré ou peut-être à cause de ses bons résultats ; persévérante, elle réussit coup sur coup ses examens de passage du CPI au CPII, puis de cette classe au CEI qu’elle devait intégrer à la rentrée. Ndutu avait déclaré sa maladie l’avant-veille du retour à Gama. Zelengu observa puis examina méticuleusement la malade après interrogatoire : «Nzalagoy, ta fille souffre de "mwandza"(la foudre) ; j’espère pouvoir la tirer d’affaire» ; dit-il. Le chef "ngombe" quitta le "mbandjo" pour y revenir peu après muni d’une flasque ayant jadis contenu du chianti, puis échouée ici en pleine forêt équatoriale en Afrique centrale on ne saurait dire par quel miracle ; il avait aussi la peau d’un long python, et des feuilles de "kongobololo", rubiacée réputée avoir des propriétés antalgiques, anxiolytiques et antidépressives en décoction ; elle est aussi utilisée en application contre les dermatoses. Le thérapeute commença par entraver les deux pieds de la fille avec la peau de ce serpent animal froid puis lui accrocha des grelots de gâteaux de miel enveloppés dans des feuilles de marantacée rappelant ainsi à l’enfant ses origines pygmées. En milieu d’après-midi, la malade but sans faillir l’amère décoction brunâtre qui s’écoulait de la flasque, puis Zelengu la massa de pied en cap avec les feuilles de "kongobololo". Le traitement durera une semaine mais au bout du troisième jour Ndutu sera sur pied, avait assuré le soignant. Explorant ce campement de longue durée Mobilamis constata que nul lieu de sépulture n’avait été réservé alentour : il s’entr’ouvrit à Nana qui fut quelque peu déconcertée par l’étonnement du garçon : « À quoi bon un cimetière ?... Partout dans nos têtes, nous portons nos morts qui ne sont jamais défunts ; autant de morts, autant de "lombembeka"; seuls ceux qui craignent d’oublier leurs morts ont besoin de nécropole comme rappel permanent à leur devoir de mémoire. » Cette réponse de la Pygmée laissa le petit Bantou pantois. Le soir venu, un semblant de serein accompagna le soleil au coucher comme pour le border. Après le bon repas de porc-épic, alors que lentement la lune émergeait de la cime des arbres, A-Ndang demanda à Zelengu de narrer un conte ; le Ngombe ne se fit pas prier :
« Ainsi le voulut Komba.
Le monde est vaste : il y a d’abord Komba esprit créateur du jour et de la nuit, représenté par le ciel le soleil la lune et les étoiles, la terre les eaux et forêts ; il est secondé par des subalternes : Esprits, Génies, Ancêtres primordiaux, mythiques, ordinaires, puis les morts encore en mémoire d’une part, et de l’autre par les vivants avec préséance par ordre de primogéniture ; ces derniers sur cette échelle descendante précèdent les animaux que suivent les végétaux devançant les minéraux. Tel est l’ordre du monde voulu par Komba, et qu’il nous faut préserver car toute chose visible, palpable a nécessairement son double invisible, impalpable ; l’être humain n’est donc pas le maître absolu de la terre après Komba, mais créature appartenant à la nature, et chargée de la protéger en vivant en harmonie avec tout ce qui existe ; telle est la philosophie léguée par nos aïeux. Nous "Aka" aurions pu à l’instar des autres, décréter que souverains du monde, tout ce qui n’était pas nous était à nous et donc à l’abri de nos flèches empoisonnées, ériger une frontière mouvant avec nos appétits insatiables. Nous ne l’avons pas fait, en tout cas jusqu’à ce jour car telle ne fut pas la volonté de Komba ; mais quelle fut la volonté première de Komba ?
Au commencement, était Komba l’Esprit qui insuffla la vie au Proto-Aka, être premier des groupes Ngombe, Mikaya, Mbèndjèlè et les autres ; il fit naître les forêts, les rivières et tout ce qu’elles contiennent ; mais certains Proto-Aka se révoltèrent contre lui. Afin de les punir, L’Esprit créateur transforma les rebelles en animaux qu’il rassembla dans ce grand bassin où coulent la Sanaga, l’Ogooué, la Sangha, l’Oubangui. Ceux qui furent épargnés du châtiment formèrent le groupe souche de tous les "Aka" actuels.
Au début de tout, Komba fit naître ex-nihilo des femmes et des hommes en deux lieux différents et très éloignés l’un de l’autre. Sous la direction de Niandi les femmes vivaient de cueillette et habitaient dans des grottes à l’entrée obturée par un bloc rocheux tandis que les hommes commandés par Waito menaient une vie itinérante de chasseurs. Un jour, le roi des hommes sur le chemin de ses activités cynégétiques tomba en arrêt devant, occupé à ramasser le "peke" ou "payo" fruit de l’Irvingia gabonensis, un groupe d’êtres de forme humaine mais d’allure extraordinaire. Plus curieuse que craintive, Niandi la reine des femmes s’approcha de cette bizarrerie qui lui ressemblait tout en étant visiblement différent, et lui tendit un fruit en signe de souhait de bienvenue. L’homme goûta le présent, le trouva sucré, succulent, agréable à manger.
– Qui êtes-vous ? demanda Niandi.
-Je suis Waito, chasseur et Roi des hommes ;
- Et moi, Niandi Reine des femmes ; voici une hotte de "payo" que vous pourrez emporter dans votre capitale.
– Grand merci. Je vous laisse une antilope pour votre repas.
– Le meilleur de notre gratitude vous est adressé mais, si vous êtes vraiment chasseur ainsi que vous l’affirmez, nous serions bien aise que vous nous apportassiez un potamochère ou tout autre animal demain ici même.
L’homme regagna son "lombembeka" avec "payo" et reste du gibier. Le jour suivant il revint portant suidé mais point de Niandi ni de compagnes de celle-ci. Triste, et désemparé Waito se demanda où aller afin de rencontrer la reine des femmes ; ce fut alors qu’apparut un tisserin qui lui suggéra de se miniaturiser puis de pénétrer dans une de ces calebasses servant à écraser le fruit de l’Irvingia, pas n’importe laquelle mais une singulière par la perfection de sa sphéricité. Aussitôt entendu, aussitôt exécuté. Peu après, sorties de nul lieu connu des hommes, les femmes se mirent à réduire en tourteaux le "payo" grillé ; mais ce jour-là il y eut tant à faire qu’il fallut en sus du cochon sauvage rapporter du travail à domicile le soir venu. La tâche de la journée terminée, le repas pris, chacune regagna la grotte sa calebasse près d’elle. Waito sortit de sa cachette. Il faisait nuit. Dieu merci, la lueur d’un feu qui luisait dans un coin lui permit de s’orienter ; point de porte de sortie : il était prisonnier dans la caverne. Reconnaissant Niandi endormie, il la réveilla précautionneusement la priant de le délivrer de ce piège.
– Je veux bien t’aider lui dit-elle, mais il te faut préalablement être initié au secret des femmes.
– C’est chose impossible !... Un homme ne saurait être initié au secret des femmes ! ... et j'en suis un !
– Cela est tout à fait possible sous condition : que tu me chantes si bien l’hymne à Edjengi l’Esprit de la forêt et de la chasse que j’entrerai en transe et danserai la djenguma . (Jadis rituelle et secrète, la djenguma très lascive danse pour l’unité dans la diversité a été apprise par les Ngombe et Mikaya auprès des Ngondi ethnie venue du nord-est de la rivière Sangha. Elle fut perdue par les initiateurs du fait des guerres et de l’assimilation ; depuis peu, ceux-ci la réapprennent auprès des Aka assemblant entre autres groupes les Ngombe et les Mikaya). Le Roi se mit à l’œuvre en susurrant à l’oreille de la Reine un air si mélodieux, si ravissant qu’emportée dans un état encore jamais ressenti, Niandi dansa, dansa, dansa encore, et encore, et encore toute la nuit jusqu’au cinquième chant du coq tandis que ses sujettes dormaient à poings fermés. Au point du jour La Reine demanda à Waito de regagner son abri ; après le traditionnel "pèm" ici nommé "suku-suku", chaque femme emporta sa calebasse dans le verger de "peke". Alors que le soleil disparaissait derrière la canopée, tout ce monde revint dans la crypte muni de son outil de travail ; comme les autres soirs la Reine referma l’entrée avec une pierre massive. Le jeu de la nuit précédente leur ayant été on ne peut plus agréable, Roi et Reine itérèrent, puis réitérèrent, recommencèrent plusieurs fois jusqu’aux aurores nuit après nuit tout en gardant jalousement leur secret. Se culpabilisant d’avoir abandonné ses responsabilités de roi des hommes, Waito prit congé de Niandi au bout de quelques mois puis s’en retourna à son campement capitale où, après une courte période d’inquiétude tôt suivie de stupeur, s’était installée l’anarchie : chacun se voulait le souverain de tous mais dès que Waito parut à la lisière du "lombembeka", tout rentra dans l’ordre ; il conta son aventure aussi tous les hommes décidèrent-ils d’investir le champ d’Irvingia où une fois sur place, ils s’abritèrent dans le fruit du cucurbitacée y attendant sagement d’être transportés dans la baume des femmes . Cette nuit-là, et toutes les autres qui suivirent ne furent que chants d’Edjengi et danses de "djenguma" ; les hommes se plurent tant chez les femmes qu’ils décidèrent de ne plus les quitter : neuf mois plus tard, de nombreux bébés naquirent. Que les hommes chantent Edjengi aux femmes jusqu’à ce qu’elles entrent en transe puis dansent la "djenguma" afin qu’elles les initient à leur secret, alors l’espèce humaine se perpétuera ; ainsi l’avait voulu Komba dieu du jour, déesse de la nuit. »
Pendant qu’on écoutait le conteur, la nébulosité avait grimpé sur son échelle de plusieurs échelons ; de gros nuages défilaient devant la lune : « La forêt dense danse sous le vent, il y aura de l’eau cette nuit », prédit Zélengu. Chacun se retira dans sa hutte. Peu avant le premier chant du coq il se mit à pleuvoir. C’était une pluie calme, sans coup de tonnerre, sans vent ; presque une chanson en sourdine. L’eau dégringolait des cimes, roulait sur les tuiles de feuilles de marantacée. Inquiets, Mobilamis et son père se levèrent pour interroger l’ondée, scruter la nuit encore plus noire que d’ordinaire ; un torrent dégoulinait sur le toit puis les murs de feuilles ; pas une goutte ne traversait : merveille de l’architecture "aka" au féminin. Père et fils rassurés se recouchèrent en écoutant cette berceuse sans parole. Au cinquième chant du coq, l’enfant leva la tête : obscurité moite. Quelques minutes de sommeil lui feraient grand bien : il se rendormit.
(La suite, la prochaine fois si mon ordinateur le veut bien.)