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Billet de blog 16 septembre 2017

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KONGO BOLOLO: L'AMER PATRIE (10)

Après avoir approfondi son savoir sur les structures de parenté, Mobilamis assiste à l'arrivée d'une dèèga, sorte de heimatlos, femme en état d'impesanteur, post-fiancée non encore épouse de plein devoir. Spécificité majeure de la culture kwil, la vie de la dèèga comportait plusieurs étapes scandée chacune par une cérémonie particulière.

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– Tu es vraiment nul mon petit mari !  Deux minutes que je t’explique les structures de parenté dans leurs grandes lignes.  Quel que soit son sexe, pour l’enfant que je porte l’ordre de préséance est le suivant : d’abord celle qu’il appellera mèm, ce père féminin  est  cousine de lignée paternelle ou sœur  d’Agoombeng, par exemple  ta mère dont l’autorité  morale sur cet enfant  vient du fait que le versement  émis lors des prestations compensatoires à l’occasion de son mariage a été tout ou partie transmis à Agoombeng , ce qui a permis  à celui-ci de m’épouser . Une bénédiction ou malédiction venue  d’une mèm a valeur supérieure à celle émanant du père. Après la mèm vient le kek, mes frères ou cousins. Exclusivement sur le kek reposeront les soins thanatologiques et l’inhumation  de mes enfants. Il est responsable de l’accompagnement jusqu’à la porte de l’au-delà. Ainsi la lignée maternelle  se trouve aux deux bouts de la vie : la mère donne le jour en assurant le passage de l’en-deçà  à la vie ici-bas, et le kek donne la nuit en préparant au mieux  le voyage de ce monde à celui de l’au-delà. M’est sèèg c’est-à-dire père, mon  géniteur, mais aussi ses cousins paternels et ses frères. Porte pour moi le nom de nièèg ou mère, ma génitrice, ses cousines de lignée maternelle, et ses soeurs, mais aussi la cousine germaine  de mon père par sa lignée maternelle  autrement dit la fille du frère de la mère de mon père.  De ceci il ressort que j’appelle monièèg, littéralement « enfant de même mère », non pas mes frères et sœurs mais les enfants de ma cousine germaine de lignée paternelle ou si tu veux, les enfants  de la fille du frère de mon père. L’étude de  cette structure permet de connaître les corps permis  donc à plaisanterie  par exemple pour  un garçon ou une fille, l’épouse de son frère ou cousin aînés ou la femme du frère ou du cousin de leur mère ; les relations entre la sœur de l’époux et la femme du frère autrement dit entre ta mère et moi, sont empreintes de complicité sororale. Certains corps sont absolument interdits : dem (frère par rapport à la sœur), kèl (sœur par rapport au frère), monièèg, nièèg et beaux-parents  ou équivalents. Ainsi copuler avec qui en français on nomme cousine petite, grande ou germaine ressortit pour nous à l’inceste de même gravité que de s’unir  avec sa sœur ou sa mère suivant que la femme sera classée  dans la catégorie des kèl ( sœur, cousine) monièèg, ou nièèg ; tandis que prendre son pied avec une tante maternelle serait fornication avec sa propre mère ; quant aux rapports  tante  paternelle versus neveu ou nièce ce serait un inceste père/ fils ou père / fille doublé d’homosexualité symbolique ou réelle suivant le sexe des protagonistes.  La première épouse, épouse aînée est l’aînée des épouses; ses coépouses l’appelleront grande sœur quand bien même elle serait chronologiquement la benjamine.  Dans un régime de polygynie comme c’est souvent le cas, l’âge n’est pas chronologique mais social car c’est le père qui est facteur de cohésion tandis que les mères sont souvent source de division : ainsi même s’il est le puîné, l’aîné des enfants de la première épouse du père commun est l’aîné de tous les enfants de celui-ci : il devient pater familias social en cas de la mort du  géniteur commun. Il est donc exclu de la parentèle à plaisanterie vis à vis des épouses de ses frères ou équivalents.  La badinerie  intersexuelle étant un acte pré-sexuel, le nom donne facilement prise à la raillerie par évocation, déformation, apocope, aphérèse, scabrosité d’où le tabou du nom des personnes avec qui le commerce sexuel même fantasmé est proscrit. Il  te faut savoir que les structures de parenté sont régies  chez nous par des principes majeurs et quelques règles mineures. L’étroitesse du vocabulaire  régentant cette partie de l’ossature de notre culture explique l’étendue  de la notion du tabou de l’inceste  qui balise la circulation des femmes parmi les hommes, et oblige à une exogamie stricte et étendue sans compromis possible.  Parmi les lois de d’importance secondaire mais non négligeable il y a l’adage qui affirme que « Le couteau des beaux- parents est toujours plus tranchant que celui du gendre. » Le rapport entre beaux-parents et gendre me semble bien illustré par les mots même qui énoncent ces deux identités. Gendre se dit  ngoomoan contraction de ngom  (mari, époux) moan  (enfant) le gendre est donc le mari de l’enfant de ses beaux-parents, c’est-à-dire  en filigrane un mari enfant, un mari toujours mineur devant sa belle-famille.  Les beaux-parents sont aussi appelés ki, mot qui par ailleurs signifie «  interdit, tabou ». En effet quand un beau-père,  une belle-mère ou équivalent parle, il est interdit au gendre de l’interrompre, et à fortiori le ou la contredire. Le contact même involontaire d’un beau-fils avec le corps d’un parent ou équivalent  de son épouse est considéré comme une marque inqualifiable d’irrespect avec remugles incestueux, et accepté comme cause légitime de divorce si la femme le demande ;  Dieu merci, en général un dédommagement ritualisé suffit à calmer tout le monde.  De son côté la bru ou équivalent doit une déférence sans pareille à ses beaux-parents ou équivalents au point qu’il lui est interdit de prononcer leurs noms : aussi appellera-t-elle par des ambages un enfant qui partagerait ce nom avec l’un d’eux ; ceci la conduit à donner à cet enfant un teknonyme ou un  surnom qui le plus souvent fait florès  jusqu’à submerger totalement le patronyme réduit au rang de cryptonyme. Ceci arriva couramment pour les enfants nés durant la longue période  de transition entre l’époque  précoloniale et l’ère de la maîtrise des corps, des esprits et des âmes par le colonialisme. Pendant cet intermède avant le figement  des appellations imposé par l’administration coloniale, régnait sans dommage aucun une fluidité du nom car le référent identitaire dans notre aire culturelle était   le clan, le village.                                                   

Djisa parlait tout en arrachant les mauvaises herbes, élaguant les branches intruses, binant les patates douces, ou déterrant les tubercules de manioc tandis que Mobilamis ramassait du bois mort puis le ficelait en fagot. Peu à peu dans l’esprit du garçon s’éclaircissaient des notions entendues  au baaz à Garabinzam, mais non toujours  comprises. L’ombre portée du grand kolatier  trônant au milieu du champ s’étalait démesurément sonnant l’heure du retour au village. La lumière du jour ricochait de feuille en feuille  avant  que, épuisée, de s’échouer  dans le sous-bois en pénombre. Tous deux marchaient silencieux : le silence en forêt  est  absence de parole  mais non de bruit : si on pouvait n’entendre aucune phrase, le bruissement des feuilles bercées par la brise, le craquement  des brindilles sèches, le chant des oiseaux peuplaient amplement ce silence. Peu à peu  venait à la rencontre de leurs narines une odeur de vase faite de bois mort, de feuilles pourries, de terre gorgée d’eau : ils entraient  dans l’aire domestiquée de Pumba-Ekom.   Dans un méandre en saison des pluies mais bras mort donnant vie à la forêt et faisant vivre  les humains en saison sèche, un concert : des jeunes filles jouaient  de la musique de l’eau en tirant de l’onde des sonorités de grosse caisse ou de tambourin.  Complainte languissante ou vibrato enjoué, l’air souvent ensorcelait, captivait  toujours.           

– Hé ! Mon petit mari cesse donc de lorgner les femmes d’autrui,  et prépare-toi  à dignement accueillir ta future  épouse et sa famille.                     

– Encore ?...                                                                                                                                                                                               

– Eh oui, c’est que tu en as, des oncles et grands cousins ! La dèèga de Mbuora  n’est plus qu’à quelques villages d’ici.                                                                                                                                              

Les hommes étaient revenus de chasse, et les femmes de pêche : la nourriture abondait à Pumba-Ekom où  depuis peu montait une effervescence inhabituelle. D’un  velours  bleu sombre, le ciel était illuminé d’une myriade d’étoiles. Mobilamis alla se coucher après le repas du soir pris au baaz. Une  obscure clarté tombant de la lune  traversait  les murs et s’épandait sur le lit. Sur son grabat, il entendait la nuit  qui  chantait, criait, craquait, sifflait, soufflait, et peut-être souffrait ; il est  vrai que la nuit forestière est pleine de mystère et d’un silence ambigu,  les sons qu’on entend ne sont pas ceux émis le jour : chuintement de la chouette, hululement du hibou, froufroutement  de quelque oiseau rapace,  stridulation de perce-bois entrecoupées de zizillement d’anophèles affamées. Le lendemain matin, à sa mère qui dégustait le pèm  il demanda :                                                                           

- Quand partons-nous, maman ?                                                                                                                                          

–Dans environ une semaine.                                                                                                                                                 

–Tant que cela ?...                                                                                                                                                                    

- Oui, car d’ici peu arrivera la dèèga de mon cousin Mbuora ; pour rien au monde je ne raterai de revivre l’émotion que suscite  dèèga, état unique, tranche de vie inoubliable pour toute femme mariée.                                                                                                                                                        

–Parce que tu as été dèèga toi aussi ?...                                                                                                                                       

–Quelle question ? Ne suis-je pas mariée à ton père ?                                                                                                                

-Alors puisque tu le fus, dis-moi en quoi cette tranche de vie est-elle parenthèse enchantée pour toute femme mariée.                                           

– Ecoute, la meilleure personne pour t’informer sur ce sujet  est A-Kunaa de Dumla : son cursus s’achèvera bientôt lors de « sa mise des mains au feu ». Contrairement aux miens, ses souvenirs sont  plus frais, non encore patinés par le temps ; et comme tu as la chance d’être son époux par procuration testamentaire, elle te sera parrhèsiaste.                                                                                                                                  

Trois jours  plus tard au milieu de l’après-midi, s’élevèrent des cris de joie ; des tam-tams se mirent à résonner. Tout le village était en émoi : atmosphère  de fête.  Cheveux  tressés, corps rouge (couleur de la sexualité en action) visage bleu (couleur de la parentalité ) et jambes mouchetées de  blanc crême (couleur  du sperme sacré en connexion avec l’au-delà), grelots tintinnabulant aux chevilles, parée d’une courte jupe de raphia  ras –de-genou, escortée par les sœurs et tantes paternelles de Mbuora mais aussi par les membres de sa propre famille, avec chants  et danses, en tête du cortège  et tenant un coq dans chaque main, torse nu offrant pour la dernière fois  à qui le voulait l’occasion d’admirer  ses beaux seins apéritifs, telle une épiphanie, dèèga parut à la lisière de la forêt sur la piste d’Ekom ; sur l’allée tapissée de nattes multicolores qu’on avait installées afin de médiatiser le contact de ses pieds avec le sol, en  exécutant des mouvements langoureux elle se mit à danser  devant son mari venu l’accueillir. Quelle légèreté ! Quelle grâce ! Comme dans chaque village traversé, les gens reprenaient  les chants qu’elle entonnait ; les danses  qu’elle entreprenait étaient aussitôt imitées par la foule qui la congratulait, lui offrait des cadeaux de la menue monnaie voire quelques billets de banque. Cette entrée triomphale fut saluée par quelques salves de lomiaka. Tantôt dansant marchant tantôt,  elle avançait vers sa résidence virilocale avec passage obligé dans un hangar où elle remit  deux coqs à son beau-père  en échange de cinq  zong, et cinq machettes. Puis  dèega présenta  à son ascendant et à son  beau-père  un verre de vin chacun, boisson que tous deux burent, confirmant  ainsi l’union des deux familles. Ce fut alors qu’en compagnie  de ses belles-sœurs et  belles-cousines elle gagna sa résidence de princesse. Dans le village la fête continuait. Dès le lendemain matin, par le crieur public armé de cet idiophone qu’on appelle ici buoog,  Agoombeng convoqua tout le monde au baaz pour le baptême de dèèga  après le pèm.                                                                                                             

– Depuis hier commença le chef du village, nous avons le plaisir de compter une nouvelle habitante qui plus est, dèèga ;  il nous faut donc la baptiser : nouvel état, nouveau nom.  Il revient à Mbuora son époux de nous proposer des appellations. Si l’une d’elles nous sied  à tous, alors elle sera adoptée par tout le village. Mbuora, tu as la parole.                                                                                                                                    

– Epouser cette femme n’a pas été une mince affaire : dans sa conquête  toute avancée ressemblait à s’y méprendre à du sur-place ;  chaque matin je me levais plein d’espoir mais le soir, me couchais très découragé ; lorsqu’enfin après moult tentatives de ma part  elle me dit un jour : « Je te désire », je n’en crus pas mes oreilles mais j’avais si longtemps attendu cette phrase libératrice que  je m’y accrochai comme naufragé à une bouée de sauvetage.  Dieu merci, ma mère me confirma quelques semaines plus tard que je n’avais pas rêvé. Rude pour ma famille, la tâche me fut parfois périlleuse ; merci mes aïeux, dèèga est aujourd’hui parmi nous. J’ai longtemps hésité entre deux noms : Mèso-e-Mbara (Le-doute-est-levé) et Liem- Isila (Soulagement).          

– Nous l’appellerons : Liem-Isila, conclut Agoombeng dans les applaudissements.

 (La suite, prochainement)

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