– Tu es vraiment nul mon petit mari ! Deux minutes que je t’explique les structures de parenté dans leurs grandes lignes. Quel que soit son sexe, pour l’enfant que je porte l’ordre de préséance est le suivant : d’abord celle qu’il appellera mèm, ce père féminin est cousine de lignée paternelle ou sœur d’Agoombeng, par exemple ta mère dont l’autorité morale sur cet enfant vient du fait que le versement émis lors des prestations compensatoires à l’occasion de son mariage a été tout ou partie transmis à Agoombeng , ce qui a permis à celui-ci de m’épouser . Une bénédiction ou malédiction venue d’une mèm a valeur supérieure à celle émanant du père. Après la mèm vient le kek, mes frères ou cousins. Exclusivement sur le kek reposeront les soins thanatologiques et l’inhumation de mes enfants. Il est responsable de l’accompagnement jusqu’à la porte de l’au-delà. Ainsi la lignée maternelle se trouve aux deux bouts de la vie : la mère donne le jour en assurant le passage de l’en-deçà à la vie ici-bas, et le kek donne la nuit en préparant au mieux le voyage de ce monde à celui de l’au-delà. M’est sèèg c’est-à-dire père, mon géniteur, mais aussi ses cousins paternels et ses frères. Porte pour moi le nom de nièèg ou mère, ma génitrice, ses cousines de lignée maternelle, et ses soeurs, mais aussi la cousine germaine de mon père par sa lignée maternelle autrement dit la fille du frère de la mère de mon père. De ceci il ressort que j’appelle monièèg, littéralement « enfant de même mère », non pas mes frères et sœurs mais les enfants de ma cousine germaine de lignée paternelle ou si tu veux, les enfants de la fille du frère de mon père. L’étude de cette structure permet de connaître les corps permis donc à plaisanterie par exemple pour un garçon ou une fille, l’épouse de son frère ou cousin aînés ou la femme du frère ou du cousin de leur mère ; les relations entre la sœur de l’époux et la femme du frère autrement dit entre ta mère et moi, sont empreintes de complicité sororale. Certains corps sont absolument interdits : dem (frère par rapport à la sœur), kèl (sœur par rapport au frère), monièèg, nièèg et beaux-parents ou équivalents. Ainsi copuler avec qui en français on nomme cousine petite, grande ou germaine ressortit pour nous à l’inceste de même gravité que de s’unir avec sa sœur ou sa mère suivant que la femme sera classée dans la catégorie des kèl ( sœur, cousine) monièèg, ou nièèg ; tandis que prendre son pied avec une tante maternelle serait fornication avec sa propre mère ; quant aux rapports tante paternelle versus neveu ou nièce ce serait un inceste père/ fils ou père / fille doublé d’homosexualité symbolique ou réelle suivant le sexe des protagonistes. La première épouse, épouse aînée est l’aînée des épouses; ses coépouses l’appelleront grande sœur quand bien même elle serait chronologiquement la benjamine. Dans un régime de polygynie comme c’est souvent le cas, l’âge n’est pas chronologique mais social car c’est le père qui est facteur de cohésion tandis que les mères sont souvent source de division : ainsi même s’il est le puîné, l’aîné des enfants de la première épouse du père commun est l’aîné de tous les enfants de celui-ci : il devient pater familias social en cas de la mort du géniteur commun. Il est donc exclu de la parentèle à plaisanterie vis à vis des épouses de ses frères ou équivalents. La badinerie intersexuelle étant un acte pré-sexuel, le nom donne facilement prise à la raillerie par évocation, déformation, apocope, aphérèse, scabrosité d’où le tabou du nom des personnes avec qui le commerce sexuel même fantasmé est proscrit. Il te faut savoir que les structures de parenté sont régies chez nous par des principes majeurs et quelques règles mineures. L’étroitesse du vocabulaire régentant cette partie de l’ossature de notre culture explique l’étendue de la notion du tabou de l’inceste qui balise la circulation des femmes parmi les hommes, et oblige à une exogamie stricte et étendue sans compromis possible. Parmi les lois de d’importance secondaire mais non négligeable il y a l’adage qui affirme que « Le couteau des beaux- parents est toujours plus tranchant que celui du gendre. » Le rapport entre beaux-parents et gendre me semble bien illustré par les mots même qui énoncent ces deux identités. Gendre se dit ngoomoan contraction de ngom (mari, époux) moan (enfant) le gendre est donc le mari de l’enfant de ses beaux-parents, c’est-à-dire en filigrane un mari enfant, un mari toujours mineur devant sa belle-famille. Les beaux-parents sont aussi appelés ki, mot qui par ailleurs signifie « interdit, tabou ». En effet quand un beau-père, une belle-mère ou équivalent parle, il est interdit au gendre de l’interrompre, et à fortiori le ou la contredire. Le contact même involontaire d’un beau-fils avec le corps d’un parent ou équivalent de son épouse est considéré comme une marque inqualifiable d’irrespect avec remugles incestueux, et accepté comme cause légitime de divorce si la femme le demande ; Dieu merci, en général un dédommagement ritualisé suffit à calmer tout le monde. De son côté la bru ou équivalent doit une déférence sans pareille à ses beaux-parents ou équivalents au point qu’il lui est interdit de prononcer leurs noms : aussi appellera-t-elle par des ambages un enfant qui partagerait ce nom avec l’un d’eux ; ceci la conduit à donner à cet enfant un teknonyme ou un surnom qui le plus souvent fait florès jusqu’à submerger totalement le patronyme réduit au rang de cryptonyme. Ceci arriva couramment pour les enfants nés durant la longue période de transition entre l’époque précoloniale et l’ère de la maîtrise des corps, des esprits et des âmes par le colonialisme. Pendant cet intermède avant le figement des appellations imposé par l’administration coloniale, régnait sans dommage aucun une fluidité du nom car le référent identitaire dans notre aire culturelle était le clan, le village.
Djisa parlait tout en arrachant les mauvaises herbes, élaguant les branches intruses, binant les patates douces, ou déterrant les tubercules de manioc tandis que Mobilamis ramassait du bois mort puis le ficelait en fagot. Peu à peu dans l’esprit du garçon s’éclaircissaient des notions entendues au baaz à Garabinzam, mais non toujours comprises. L’ombre portée du grand kolatier trônant au milieu du champ s’étalait démesurément sonnant l’heure du retour au village. La lumière du jour ricochait de feuille en feuille avant que, épuisée, de s’échouer dans le sous-bois en pénombre. Tous deux marchaient silencieux : le silence en forêt est absence de parole mais non de bruit : si on pouvait n’entendre aucune phrase, le bruissement des feuilles bercées par la brise, le craquement des brindilles sèches, le chant des oiseaux peuplaient amplement ce silence. Peu à peu venait à la rencontre de leurs narines une odeur de vase faite de bois mort, de feuilles pourries, de terre gorgée d’eau : ils entraient dans l’aire domestiquée de Pumba-Ekom. Dans un méandre en saison des pluies mais bras mort donnant vie à la forêt et faisant vivre les humains en saison sèche, un concert : des jeunes filles jouaient de la musique de l’eau en tirant de l’onde des sonorités de grosse caisse ou de tambourin. Complainte languissante ou vibrato enjoué, l’air souvent ensorcelait, captivait toujours.
– Hé ! Mon petit mari cesse donc de lorgner les femmes d’autrui, et prépare-toi à dignement accueillir ta future épouse et sa famille.
– Encore ?...
– Eh oui, c’est que tu en as, des oncles et grands cousins ! La dèèga de Mbuora n’est plus qu’à quelques villages d’ici.
Les hommes étaient revenus de chasse, et les femmes de pêche : la nourriture abondait à Pumba-Ekom où depuis peu montait une effervescence inhabituelle. D’un velours bleu sombre, le ciel était illuminé d’une myriade d’étoiles. Mobilamis alla se coucher après le repas du soir pris au baaz. Une obscure clarté tombant de la lune traversait les murs et s’épandait sur le lit. Sur son grabat, il entendait la nuit qui chantait, criait, craquait, sifflait, soufflait, et peut-être souffrait ; il est vrai que la nuit forestière est pleine de mystère et d’un silence ambigu, les sons qu’on entend ne sont pas ceux émis le jour : chuintement de la chouette, hululement du hibou, froufroutement de quelque oiseau rapace, stridulation de perce-bois entrecoupées de zizillement d’anophèles affamées. Le lendemain matin, à sa mère qui dégustait le pèm il demanda :
- Quand partons-nous, maman ?
–Dans environ une semaine.
–Tant que cela ?...
- Oui, car d’ici peu arrivera la dèèga de mon cousin Mbuora ; pour rien au monde je ne raterai de revivre l’émotion que suscite dèèga, état unique, tranche de vie inoubliable pour toute femme mariée.
–Parce que tu as été dèèga toi aussi ?...
–Quelle question ? Ne suis-je pas mariée à ton père ?
-Alors puisque tu le fus, dis-moi en quoi cette tranche de vie est-elle parenthèse enchantée pour toute femme mariée.
– Ecoute, la meilleure personne pour t’informer sur ce sujet est A-Kunaa de Dumla : son cursus s’achèvera bientôt lors de « sa mise des mains au feu ». Contrairement aux miens, ses souvenirs sont plus frais, non encore patinés par le temps ; et comme tu as la chance d’être son époux par procuration testamentaire, elle te sera parrhèsiaste.
Trois jours plus tard au milieu de l’après-midi, s’élevèrent des cris de joie ; des tam-tams se mirent à résonner. Tout le village était en émoi : atmosphère de fête. Cheveux tressés, corps rouge (couleur de la sexualité en action) visage bleu (couleur de la parentalité ) et jambes mouchetées de blanc crême (couleur du sperme sacré en connexion avec l’au-delà), grelots tintinnabulant aux chevilles, parée d’une courte jupe de raphia ras –de-genou, escortée par les sœurs et tantes paternelles de Mbuora mais aussi par les membres de sa propre famille, avec chants et danses, en tête du cortège et tenant un coq dans chaque main, torse nu offrant pour la dernière fois à qui le voulait l’occasion d’admirer ses beaux seins apéritifs, telle une épiphanie, dèèga parut à la lisière de la forêt sur la piste d’Ekom ; sur l’allée tapissée de nattes multicolores qu’on avait installées afin de médiatiser le contact de ses pieds avec le sol, en exécutant des mouvements langoureux elle se mit à danser devant son mari venu l’accueillir. Quelle légèreté ! Quelle grâce ! Comme dans chaque village traversé, les gens reprenaient les chants qu’elle entonnait ; les danses qu’elle entreprenait étaient aussitôt imitées par la foule qui la congratulait, lui offrait des cadeaux de la menue monnaie voire quelques billets de banque. Cette entrée triomphale fut saluée par quelques salves de lomiaka. Tantôt dansant marchant tantôt, elle avançait vers sa résidence virilocale avec passage obligé dans un hangar où elle remit deux coqs à son beau-père en échange de cinq zong, et cinq machettes. Puis dèega présenta à son ascendant et à son beau-père un verre de vin chacun, boisson que tous deux burent, confirmant ainsi l’union des deux familles. Ce fut alors qu’en compagnie de ses belles-sœurs et belles-cousines elle gagna sa résidence de princesse. Dans le village la fête continuait. Dès le lendemain matin, par le crieur public armé de cet idiophone qu’on appelle ici buoog, Agoombeng convoqua tout le monde au baaz pour le baptême de dèèga après le pèm.
– Depuis hier commença le chef du village, nous avons le plaisir de compter une nouvelle habitante qui plus est, dèèga ; il nous faut donc la baptiser : nouvel état, nouveau nom. Il revient à Mbuora son époux de nous proposer des appellations. Si l’une d’elles nous sied à tous, alors elle sera adoptée par tout le village. Mbuora, tu as la parole.
– Epouser cette femme n’a pas été une mince affaire : dans sa conquête toute avancée ressemblait à s’y méprendre à du sur-place ; chaque matin je me levais plein d’espoir mais le soir, me couchais très découragé ; lorsqu’enfin après moult tentatives de ma part elle me dit un jour : « Je te désire », je n’en crus pas mes oreilles mais j’avais si longtemps attendu cette phrase libératrice que je m’y accrochai comme naufragé à une bouée de sauvetage. Dieu merci, ma mère me confirma quelques semaines plus tard que je n’avais pas rêvé. Rude pour ma famille, la tâche me fut parfois périlleuse ; merci mes aïeux, dèèga est aujourd’hui parmi nous. J’ai longtemps hésité entre deux noms : Mèso-e-Mbara (Le-doute-est-levé) et Liem- Isila (Soulagement).
– Nous l’appellerons : Liem-Isila, conclut Agoombeng dans les applaudissements.
(La suite, prochainement)