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Billet de blog 17 décembre 2017

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KONGO BOLOLO : L'AMER PATRIE (24)

Marcher encore, marcher toujours car depuis des semaines les nouvelles du front étaient alarmantes : il fallait donc continuer, marcher, continuer de marcher tenaillé par la soif mais soutenu par la foi en Mèkpa ; bref marcher à côté de la mort avec au moment ultime, l’espoir de la victoire du cerveau sur la moelle épinière.

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Portant masque ngi, torse nu peint de kaolin,  grelots aux chevilles,  cache-sexe en étoffe et fesses à l’air,  un danseur  entra en scène armé d’une sagaie et portant à sa taille une sonnaille qui permettait de suivre ses déplacements dans le clair-obscur né d’une lune blafarde ; sa danse mimait le comportement  des bandits chasseurs d’esclaves. Les coups de baguettes sur les troncs morts crépitaient, les tam-tams roucoulaient, et le chant des pleureuses remplissait le ciel nocturne ; les vieux rajeunissaient, les morts  ressuscitaient.  Allant decrescendo, musique et parole s’estompèrent  peu à peu puis disparurent, et le danseur avec ; alors,  Goagoa  les relaya :

« Du fait  de la croissante insécurité dans les zones de savane, divers groupes ethniques furent refoulés en pleine forêt ; nombre d’entre eux peuplèrent Zulabot. Depuis la fameuse bataille de Mè-koo-mè-dèèb  qui mit fin aux hostilités  peu avant l’arrivée des Blancs dans notre pays, on y rencontrait Kwil, Djem, Zimo, Gunabeeb, Fang et en lisière du village, Bayaka. Architecte de la victoire, Mèkpa fut à l’unanimité coopté roi d’autant plus facilement qu’on le disait thaumaturge capable de provoquer la pluie par temps de grande sécheresse,  d’organiser des chasses et pêches miraculeuses lors des disettes. Par ailleurs il était un haut gradé de la confrérie des ngi. Ayant tôt appris que  c’était  une longue habitude de paix qui, altérant d’une part l’encadrement des initiés-soldats et le système de défense de l’autre, avait  failli perdre Zulabot-le-Vieux  en endormant la vigilance des villageois, il s’était acharné malgré l’opposition d’Ambasa le chef de la tribu des Zimo  et  commandant en chef de l’armée,  à remettre en état puis consolider les fortifications : outre la double palissade de parasolier  entourant le village et ne laissant qu’une  entrée en labyrinthe, un fossé large et profond  bordé d’une haie de rotins épineux sur chaque rive cernait les remparts. Depuis quelques temps d’inquiétants bruits de chasse aux esclaves ourdie par les Nordistes  circulaient avec insistance. Une nuit tandis que les sentinelles somnolaient, des assaillants tentèrent d’investir Zulabot-le-Vieux ; Dieu merci la couronne de fosses piégées  les arrêta jusqu’au point du jour : alors commença une rude bataille opposant arbalètes et  flèches empoisonnées contre fusils et cartouches de plomb. Toute tentative de disperser les  conquérants  s’avéra vaine car rompus à l’art de la guerre les esclavagistes  enturbannés et  vêtus de longues robes blanches  ou bleues se regroupaient, se ressaisissaient puis repassaient à l’assaut. Brusquement vers dix-sept heures les attaquants se retirèrent laissant sur place quelques cadavres : une flèche empoisonnée décochée par le commandant des troupes d’élite venait de toucher le chef de l’escouade ennemie, et l’avait tué sur le champ. Mèkpa fit chercher la dépouille de celui-ci pour qu’il servît de plat de résistance lors du rituel du cannibalisme de guerre. Après examen et interprétation,  Liem  gardien des fétiches et aruspice préleva  les organes vitaux : le cerveau réservé au chef politique, le cœur pour le commandant de l’armée, et le foie qui lui revenait : dans la guerre il faut s’approprier bien moins les richesses matérielles de l’ennemi que sa personnalité, ainsi  était l’usage mais dès le repas prêt, Ambasa s’empara du cerveau laissant interdit et Mèkpa, et Liem ; il va sans dire que la suite se déroula dans une très mauvaise atmosphère. Mèkpa convoqua néanmoins le Grand Conseil politique et l’état-major au grand complet afin d’arrêter la conduite à tenir.

‘’–Jusqu’à présent commença le Roi, nos pertes  sont minimes.  Avoir une vue d’ensemble du combat et dans l’espace et dans le temps, les objectifs à atteindre, le prix à payer, les solutions de rechange, voici pourquoi je vous ai réunis afin d’éviter incurie politique et incohérence militaire. Ne pouvant comme nos ennemis espérer de renforts, je préconise  de quitter nuitamment Zulabot par un tunnel  inconnu des Nordistes.

– Comment  osez-vous Roi,  conseiller une fuite devant l’ennemi, vous gardien de notre honneur ?... s’insurgea  Ambasa  commandant en chef des  armées et chef de la tribu des Zimo qui formaient l’essentiel des troupes d’élite. Il nous faut faire Bazailles ! Nous avons de quoi ! Je resterai ici avec une garnison pour défendre l’honneur de notre capitale !

- Que nous sert d’être une réplication de la bande sacrée de Thèbes ou l’armée des zélotes de Masada ?... s’emporta Mèkpa. Qui racontera à nos enfants notre version de l’histoire ?   N’oublions pas que le perdant d’aujourd’hui peut devenir le gagnant de demain s’il ne se laisse pas  frapper d’anaphanisis.’’

Le Grand  Conseil se retira pour délibérer puis trancha : on devait se ranger de l’avis de Mèkpa. Mèdjammèmboog le crieur public joua du buog l’idiophone emblème de la culture du pays : toute la population s’assembla devant Mèkpa. Par un tunnel connu de lui seul il organisa  une  retraite ordonnée à la barbe de ses ennemis. Exodus nous voici. Ainsi commença  dans un couloir de la mort jalonné de hameaux et campements incendiés jonchés de cadavres dont la présence était annoncée par une odeur empyreumatique ou pestilentielle,  leur Longue Marche : errance paraissant infinie. Marcher de jour, marcher de nuit, pieds nus afin de garder le contact avec les ancêtres protecteurs. Marcher, marcher, marcher encore, toujours marcher ; vers où donc ?... La Terre promise, là où les chasseurs d’esclaves  ne les atteindraient pas,  éviter que cette retraite ne se transformât  en bérézina. Devant cette mort omniprésente  retrouver la vie, parmi toutes ces absences  dénicher une présence, celle d’une  cité qui les accueillerait afin qu’ils se refissent une santé. Avant ou arrière-garde, le combat était quotidien ; la mort était partout : on la voyait, l’entendait, la sentait, la ressentait mais La Longue Marche ne devait souffrir  d’aucun répit : ni faim, ni soif, ni fatigue ne pouvait l’amadouer ; grand risque de perdre un frère, une sœur, un parent ou soi-même dans ce milieu inconnu. Marcher le ventre creux, marcher la tête vide d’espoir, marcher encore, marcher toujours ; mais vers où ?... La Terre promise où n’existe nul chasseur d’esclaves. Marcher encore, marcher toujours  car depuis des semaines les nouvelles du front  étaient alarmantes : il fallait donc continuer,  marcher, continuer de marcher tenaillé par la soif mais soutenu par la foi en Mèkpa ; bref  marcher à côté de la mort avec au moment ultime, l’espoir de la victoire du cerveau sur la moelle épinière, de la réflexion sur le réflexe, de la raison sur la passion, du Verbe sur le Silence. Il fallait marcher... même les jambes flageolantes, marcher tel un somnambule, comme un zombi, mais toujours marcher malgré la douleur des lanières de la hotte lacérant  les épaules, marcher même quand les raccourcis tels des tuyaux de poêle rallongeaient les distances ;  vallées profondes précédant d’abruptes montagnes russes dans une forêt inextricable : néanmoins il fallait marcher. Il fallait marcher en faisant des compromis avec sa conscience : vol, viol  afin de persévérer dans cette Longue Marche : compromission de survie.  Chacun devait marcher, marcher à s’égarer, nonobstant il fallait marcher, marcher jusqu’à Gbala et constater que le professionnalisme présent chez Ambasa et son monde cédait  de plus en plus  place à l’amateurisme, le religieux prenant le pas devant le militaire, et celui-ci face au politique. Marcher, marcher, marcher les tripes nouées, marcher encore, marcher vers La Terre promise, terre de quiétude où ne sévissait nul chasseur d’esclaves ; mais auparavant il fallait marcher, traverser l’Enfer avec ses spectres, revenants, fantômes, vampires et autres sorciers mindjula pilleurs de tombes. On avait beau implorer les dieux, Dieu des chrétiens, Dieu des Arabes, Dieu des Juifs, dieux des Chinois, dieux des Noirs, tous s’avéraient impuissants à arrêter la mort ; tous sauf Mammon, le dieu de l’argent qui exigeait toujours plus d’esclaves en contrepartie  de son secours. Femmes enceintes éventrées, enfants décapités, hommes déchiquetés, les exigences de Mammon devenaient de plus en plus insoutenables ; mais quand donc arriverons-nous à Zalagee La Terre promise ?  Une seule réponse : marcher ; marcher  encore, toujours vers le sud, marcher. Tant bien que mal, grâce à son charisme à peine ébréché  par la défection de certains compagnons,  parole des morts silence des vivants  Mèkpa conduisait  sa Longue Marche. On marcha bien des  nuits et des  jours, encore et encore  toujours vers le sud ; à l’aube d’un matin les évadés de Zulabôt-le-Vieux  atteignirent  Ngatô  où, la cité ayant été attaquée pendant la dernière grande saison sèche, Mèkpa et les siens furent très longuement et méticuleusement tuilés avant que le souverain local ne les accueillît à bras ouverts leur offrant table et couvert.  Bâti sur le même plan urbanistique que les autres villages kwil  celui-ci dénotait par la vastitude de sa place centrale pouvant accueillir le double de sa population habituelle, et l’importance du camp des Pygmées construit à la limite du village. Comme la suite de Mèkpa était populeuse, on réserva la case des hôtes au Roi et  à ses proches ; les autres logèrent soit chez l’habitant, soit dans le baaz.  Le soir Googa  roi de Ngato  organisa un banquet avec chants danses en l’honneur de ses invités de passage à qui il avait offert un terrain où s’installer définitivement.  Au croisement d’un cardo et d’un decumanus  imaginaires,  un groupe mixte d’adultes dansait le djèmbè ;   des enfants à l’extrémité  méridionale, les adolescents  à l’est, et les initiés au nord exécutaient respectivement le paana, le badi  et le mban. Au milieu de la place centrale, femmes et hommes alternés formaient un cercle en se tenant par la main ; par des mouvements centripètes ou centrifuges ils en diminuaient ou augmentaient  le rayon. Le tam-tam battait plein son depuis un moment sur le même tempo  quand changeant, celui-ci s’accéléra ; une femme et un homme sortirent du rang et côte à côte, imprimant à leur danse  une démarche de crabe trois pas à droite deux pas à gauche,  entonnèrent un chant que reprit le chœur:  

‘’ -Zim a dia di e sila, sila ; (Ne jamais faire une petite place à un Zimo ,il  finira par vous expulser de chez vous ;)  

- Zim e ! ( Les Zimo !)   

– Zim a dia di e sila, sila. .. (Ne jamais faire une petite place à un Zimo, il  finira par vous expulser de chez vous)’’.  

- Ce djèmbè ne plut pas du tout à Ambasa le chef des Zimo, corps  d’élite  de l’armée de Mèkpa : il alla voir ce qui se passait ailleurs. Pour ce qui était du badi, grelots aux chevilles et poignets  filles et garçons se répartissaient en deux rangs homogènes ; les premières entonnaient un chant  disant que dans leur village se trouvaient des filles à marier, à quoi les garçons répondaient  que chez eux  on cherchait des épouses ;  alors, un adolescent se détachait de sa colonne pour exécuter une démonstration de sa compétence devant la fille qu’il avait choisie puis regagnait sa place ;  si l’élue avait apprécié l’audace du  prétendant, elle  lui rendait son pas en exécutant devant lui sa plus belle prestation ; dans le cas contraire elle se dirigeait vers un autre garçon qu’elle préférait, et la danse continuait.  Plus loin un peu à l’écart, de part et d’autre d’un brasier dansaient deux masques : celui de gauche appelé puber était dépourvu de corne et portait une houppelande de fibres végétales. Il symbolisait l’esprit féminin. Cornu et habillé d’une mantille de fibres s’arrêtant  à la taille où attaché à une liane un bâton dissimulé sous une peau de coracal servait d’appendice caudal,  mban l’esprit masculin  s’était placé à droite. Grelots aux chevilles, chacun d’eux était soutenu par un ensemble de chanteurs-danseurs. Les masques exécutaient des mouvements de va et vient agrémentés de  petits sauts, de flexions-extensions du tronc simulant un combat au corps à corps. Les réjouissances durèrent une bonne partie de la nuit.

Le surlendemain était jour de justice à la cour du roi Googa. Le monarque présidant le tribunal devait trancher  un litige opposant Essende l’écureuil à Imbobe l’araignée :  

‘’- Votre  Majesté commença l’écureuil, tout le monde me sait  prévoyant; aussi nul ne sera stupéfait que j’eusse défriché un lopin de terre que j’ensemençai de maïs. Les plants n’étant encore qu’en phase de germination, je ne jugeai pas nécessaire de visiter quotidiennement ma plantation.

– Quant à moi  Ô Roi bien bon et très juste enchaîna  l’araignée, vagabonde étendant toujours plus loin ma toile je débouchai un jour sur un vaste champ de céréale ; j’en fis le tour : pas le moindre sentier y conduisant, point de clôture en interdisant l’accès, nulle pancarte en désignant le propriétaire ; cultures en déshérence aurait conclu tout comme moi tout honnête sujet de sa Majesté. Je m’en déclarai donc propriétaire et y apposai  mon nom, cernai le champ de fil de fer barbelé puis entrepris  de le nettoyer, enfin  commençai la récolte des épis venus à maturité ; ce fut alors que sorti de je ne sais où, Essende une fois le travail accompli vint prétendre que cette plantation lui appartient; aussi  m’intima-t-il l’ordre de déguerpir.  

– Votre  Majesté toute la dernière saison  sèche moi  Essende  sautant d’une branche à l’autre, d’un tronc au suivant, j’ai  seul découvert puis du matin au soir, travaillé  à délimiter, débroussailler,  dessoucher, labourer puis semer ce lopin de terre. Voici que cet imposteur d’araignée se prétend propriétaire de mon champ. Qui a donc trouvé une plantation en génération spontanée ?

– Cette histoire ne me paraît pas très claire : procédons à la reconstitution des faits, conduisez-moi voir ce champ, décida le roi Googa.  

– Daignez Seigneur faire accrocher votre carrosse à l’un de mes fils, et laissez-vous conduire proposa Imbobe l’araignée.

– Essendé ! fit tout ahuri le Roi accueilli par l’écureuil  laissé au village. Puisque tu as été incapable de nous indiquer précisément le chemin menant de ta demeure à ces cultures, prouve-nous que tu ne les as pas découvertes fortuitement.

– Ô majesté, toute la saison sèche précédente sautant d’une branche à l’autre, d’un tronc au suivant, j’ai  seul découvert puis du matin au soir, travaillé à délimiter, débroussailler,  dessoucher, labourer puis semer ce lopin de terre répéta l’écureuil.  

–Imbobe ! reprit le souverain, à toi de justifier tes allégations. – Monseigneur Roi, mesdames  messieurs ; y a-t-il un seul d’entre vous qui serait incapable d’indiquer le  chemin menant de son habitation à son jardin ? Cette preuve, je vous l’ai apportée.  

– Nous avons l’intime conviction que cette aire de maïsiculture est propriété d’Imbobe l’araignée : tel est le sens  du droit, telle sera notre volonté. ‘’  

Ce verdict royal déplut à Mèkpa : deux semaines plus tard en compagnie de sa suite,  il prit congé de Googa. » 

(La suite prochainement.)

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