Le surlendemain avec son père A-Ndang, le fils devança les autres invités à la cérémonie de la mise des mains au feu prévue à Dumla village du chef Baakel. Blessure à jamais saignante, la route de latérite entaillait profondément la forêt verte. Une légère brise disputant aux insectes et oiseaux le moindre instant de silence, sifflait parmi les feuilles rutilantes de tènguè. Avec pour horizon l’école des Blancs tyrannique accès au faîte de l’oligarchie de la pensée ayant cours dans la cité, il abandonna la piste ouverte par l’administration coloniale dite route du Gouverneur pour se diriger vers Daa Boko, village hors-piste réglementaire en suivant une sente qui disparaissant peu après Pumba-Ekom, était avalée, presque digérée par la forêt. L’enfant ressentit une impression particulière, un choc de par cette brutale rupture entre village et forêt sans l’aire transitionnelle de culture puis de forêt secondaire. Rapidement son regard fut arrêté par un rideau de grands arbres reliés les uns aux autres par des lianes tombant des plus hautes branches. Le sentier hésitant avançait perforant çà et là ce mur, contournant les contreforts. Il sembla au garçon qui sous une chaleur moite arpentait cette forêt depuis un moment l’oreille aux aguets comme à la recherche d’un son d’une note aux réminiscences toujours en évagation, que le soleil s’était levé plus tard et qu’il se coucherait plus tôt qu’à Garabinzam. Il eut soif. Le père sortit de la hotte une large feuille de marantacée dont il fit un grand cornet qu’il tendit à l’enfant, lui recommandant de le placer sous la section de la grosse liane qu’il allait couper : abondante, une eau claire et fraîche jaillie de la plante désaltéra tout le monde. Il devait être environ quinze ou seize heures : crépuscule du soir dans le sous-bois, lumière persistante à la cime des arbres. Père et fils marchaient dans ce que l’on nomme ici èkuôb (forêt giboyeuse) : un pas de plus, et l’adulte retint l’enfant par le bras : A-Ndang sortit une flèche empoisonnée de son carquois, tendit son arc puis visa quelque chose entre les feuilles : crac ! ... crac ! ... crac !... hou !... en dégringolant de son perchoir un cercopithèque de Brazza à barbiche blanche et corps grisâtre paré de sourcils entourés de rouge orangé ourlé d’une ligne blanche comme un rappel de celle courant sur ses cuisses, plia rouettes, cassa crossettes naturelles, rameaux et ramilles ; mais au lieu de tomber au sol, resta accroché dans un fourc haut placé. Mobilamis dût grimper afin de le décrocher ; là-haut il aperçut au loin comme une calvitie dans l’immensité verte moutonnant le panorama d’un champ qu’on eût dit de brocolis, une saline. Nos marcheurs traversèrent peu après une zone inondable avec ses fourrés d’arbustes à feuilles coriaces, ses buissons touffus, barrière fendue à coups de machette. Une demi-heure plus tard, la forêt s’éclaircit, le ciel se découvrit ; les voici dans une zone encombrée de chablis témoins de la dernière grande saison pluvieuse. La frondaison des ramures formait un horizon blanc bleuté ; ils venaient de pénétrer dans le hameau d’Andaboi, abandonné sur injonction du Commandant : bananiers, bambous et palmiers à huile portaient encore témoignage d’une présence humaine récente bien qu’il ne restât plus qu’une seule case debout. Avec des branchages feuillus ils confectionnèrent un battant de porte avec bâcle. Des feuilles sèches de bananier leur servirent de couchage, et un grand feu leur tint lieu de lampadaire, chasse-moustique, repoussoir pour animaux sauvages ; devant la porte, A-Ndang planta un grand cône de sanseveria censé terrifier toute bête féroce, léopard compris. À dix-huit heures ils avaient fini de manger, et une heure plus tard on se coucha. Mur d’enceinte massif et infrangible soutenu par des arbres fantomatiques peuplés d’oiseaux fabuleux, bruissant de feuilles qui tombaient les unes après les autres, de brindilles qui craquaient à la moindre caresse du vent, la forêt semblait les assiéger de toutes parts de fantômes que l’imagination du garçon débridée par une obscurité si proche, embusquait derrière chaque arbre, peut-être même dans sa hutte. Des grillons chantaient, des grenouilles donnaient un concert de voix dissonantes. À la lisière du campement des lucioles étalaient un tapis de diamants à scintillement spasmodique qui semblait répondre comme un écho à la scintillation erratique de la lune et des étoiles voilées de temps à autre par des nuages vagabonds. Dans la nuit s’éleva une voix : une voix de femme, voix de tête qui s’entête jusqu’à vous faire perde la tête, une voix qui ouvre une voie où vous ne voulez pas vous engager, qui vous pose des questions que vous ne souhaitez pas entendre. Transmettrice d’une émotion perlaborée cette voix tourmentée s’épurant en un cri vous traversant de la tête aux pieds, transperçant par tous les pores ; il émeut et meut. Le garçon imagina cette femme qui à corps perdu, tentait de retrouver les accords perdus depuis la dernière grande chasse. C’était une voix au timbre de chanterelle, une voix aigüe, très aigüe ; or une voix aigüe, c’est très grave car elle porte loin, très loin. La voix monta, monta de plus en plus puis le chant s’évanouissant en un cri dissolvant le texte, elle atteignit ce point d’incandescence où la parole s’ignifie dans la voix, point de jouissance tant espéré, tant redouté car jouissance hors-limite où chacun est convoqué à se consumer ; puis elle redescendit sur terre, redevint chant ordinaire. C’était un chant ngombe (groupe ethnique pygmée) venu du lombembeka (campement de courte durée) de Ndjilèmbè. Ce chant ioulé, entrelacs de voix de tête et de poitrine résonnait de loin dans la nuit forestière à l’obscurité contrariée par la vive lumière de la nouvelle lune. Vérité faite son, vérité pour la protection de l’âme, esquif lancé sans boussole dans le tempétueux océan de la vie, il célébrait l’Esprit de la forêt. La soliste fut suivie par un chœur de femmes qui lui répondait ou peut-être la soutenait. Ni tam-tam ni grelot, rien que des voix durant une bonne demi-heure ; puis s’insinua peu à peu une musique de fond, cadence de baguettes sur tronc d’arbre mort. Comme émergeant du fin fond de la forêt, entra progressivement en lice un chœur d’hommes un ton plus bas, plus grave, un temps plus lent. Le garçon entendait distinctement des phrases qu’il ne comprenait pas mais les soupçonnait décisives. Arriva enfin plusieurs minutes plus tard, un soliste ; répondait-il aux chœurs ?... à la soliste ?... Bien que ne pouvant résoudre cette question Mobilamis distinguait bien deux sous-ensembles : d’une part les solistes devisant, et de l’autre les chœurs se tenant conversation. Combien de temps s’était-il écoulé quand brusquement le tempo s’était accéléré ? Si les chœurs pouvaient encore articuler, les solistes ne furent plus qu’onomatopées, puis cris... de douleur ?... de plaisir ?... Difficile de trancher. Il s’en était ensuivi une conversation écheveau de dialogues : entre les deux solistes, les deux chœurs, entre chaque soliste et le chœur de même sexe puis de sexe différent, et enfin l’ensemble des choristes avec les célébrants ; puis, il s’opéra comme un miracle : la mélodie des hommes fut, par des harmoniques particulières et de plus en plus serrées soutenant le groupe des femmes, entourée, enveloppée. Ayant atteint des sommets jusqu’alors inaccessibles, les voix redescendirent doucement en combinant les sous-groupes de sexe différents et d’évolution inversée : le soliste ralentit son tempo alors que le chœur masculin accélérait le sien tandis que le sous-ensemble féminin montrait un mouvement opposé ; ceci eut pour résultat que chaque soliste fut absorbé par le chœur de même sexe. Il s’était écoulé un peu plus d’une heure quand notre écolier constata que les choristes féminines ralentissaient subrepticement alors que les hommes accéléraient leur tempo insidieusement et, avant qu’il n’en prît vraiment conscience, les femmes avaient attendu les hommes qui les avaient rejointes pour former un seul chœur mixte chantant les joyeuses retrouvailles. Il s’endormit ravi.
L’aube fut fugitive : brusquement le jour mit en charpie le linceul anthracite où l’avait enfermé la nuit. « Debout ! La route sera longue car je dois faire un crochet chez mon ami Boko le célèbre chasseur qui ne comprendrait pas que je sois passé si près de son hameau sans aller lui souhaiter bonjour. Nous n’y resterons qu’une nuit avant de joindre Dumla», ordonna A-Ndang à son jeune compagnon. Cinq minutes plus tard tout le monde reprit la route. Tous deux marchaient dans la forêt encore mal réveillée : l’humidité diffusait des nappes de brume flottant entre les arbres tels des lambeaux d’écharpe abandonnés par quelque esprit noctambule. La forêt qui, à l’œil novice de Mobilamis n’avait jusqu’ici été qu’une mer étale s’animait peu à peu grâce aux remarques de son père soulignant les différences entre les diverses nuances de vert, révélant la rutilance plus ou moins éclatante des feuilles du Pycnanthus selon la qualité du sol, notant la variabilité de la couleur des ruisseaux fonction de la nature des terrains traversés. Vers dix heures les deux compagnons débouchèrent dans le village du très célèbre Boko. Chasseur hors pair, celui-ci avait tout seul tué un éléphant : il y avait tant de viande qu’il avait convié qui le voulait, à se servir ; d’où l’expression « zok è Boko (l’éléphant de Boko)» pour parler d’une chose gracieusement mise à disposition de chacun. Dans ce hameau habituellement calme il régnait une atmosphère de fête. Ces passants furent invités à rester deux jours afin de célébrer avec les autres, la cérémonie « Èbula dèèga » (Retour de dèèga). Après un séjour de trois trimestres dans son foyer conjugal, dèèga Mètomèlok (Gouttes-de-Rosée) revenait dans sa famille originelle rassurer ses parents sur le bon accueil et l’excellence du traitement dont elle a été l’objet depuis son départ de la maison familiale. Tôt le matin, après un grand bain à la rivière elle avait été parée par ses belles-sœurs et sa belle- mère : ointe d’huile d’amande de palme puis de kaa poudre de bois rouge couleur des rites et de la nuptialité, les cheveux magnifiquement tressés et ornés de belles plumes d’oiseaux, vêtue d’un couvre-seins en mousseline transparente et d’une jupe de raphia ras-de-genoux bariolée de rouge et de bleu, devant un cortège de belles-sœurs et de belles-cousines suivantes portant cadeaux , en dansant sur une allée couverte de nattes colorées, elle avançait vers la résidence paternelle en tenant un zong dans la main gauche, et une machette dans l’autre, pièces qu’elle remettra à son père qui en retour lui donnera nattes et gallinacées à offrir à sa belle-famille quand elle regagnera son foyer trois semaines plus tard, son mari plein de présents venant la rechercher. Chants, danses et gueuletons durèrent deux jours puis A-Ndang et son fils prirent congé pour Dumla.
(La suite, prochainement)