Goagoa se tut. Les baguettes se mirent à crépiter, les grelots à tinter aux chevilles, l’idiophone à sonner, les xylophones à résonner, les arcs-en –bouche à gémir, les cornes de buffle à mugir, les tam-tams à bourdonner. Commencé dans une insupportable cacophonie, tout s’organisa progressivement puis s’harmonisa ; ce fut alors que jaillie de l’orient une colonne de femmes s’extirpa de la semi-obscurité. Grelots aux chevilles et bracelets de coquillages aux poignets, vêtues d’une courte jupe de raphia dont les fibres alternaient bleu et rouge comme un rappel du visage, poitrine à l’air, elles dansaient en arc de cercle. Bandoulières se croisant en X sur un torse nu, portant bandeau frontal des hommes à la figure badigeonnée de blanc leur faisaient face complétant ainsi la formation du cercle. Bientôt, glissant en biais vers la droite puis la gauche en imprimant un roulis à son bassin, mouvement amplifié par la jupe que gonflait un boudin à la ceinture, une adolescente sortit du rang. Une torche paka tournoya autour de la tête, du thorax, passa sous les aisselles puis entre les jambes d’un homme qui tout en dansant, confina à la fille : suivant une célérité et une trajectoire d’électron libre, la torche cerna la tête, la poitrine de la danseuse, se glissa sous ses bras, se faufila entre ses jambes pour apparaître derrière son dos puis enveloppa les deux danseurs d’un pardessus d’étincelles; Mobilamis crut un instant assister à une immolation par le feu. Il n’en était rien : chants et danses continuèrent un moment, et chacun regagna sa place dans le cercle qui bientôt accompagné chants et danses, s’ouvrit formant deux files indiennes qui se noyèrent dans la nuit tandis que tam-tams et xylophones poursuivaient leur conversation durant un bon quart d’heure. Goagoa toussota :
« Toujours vers le sud, on marcha le jour, se reposa la nuit une semaine durant. En un endroit qu’il jugea facile à défendre, proche d’une source d’eau et de gibier, Mèkpa décida de s’installer ; bientôt sortit de la forêt une cité que Liem le gardien des fétiches baptisa Mekpa-ville. Après cette cérémonie le souverain prononça un discours : ‘’ Je suis vieux, aussi rejoindrai-je bientôt nos aïeux. Vous Ebaa, Mèbeza, Mèkuob, Zimo, Djèm, Yombe, je vous demande à tous et pour le salut de chacun, de faire peuple ; faire peuple est d’abord un acte volontaire venant consacrer l’histoire : les mariages arrangés ne sont pas fatalement condamnés à l’échec, ils peuvent parfois révéler un amour insoupçonné voire une passion dévorante. Faire peuple est prendre chaque homme comme frère, fils ou père, toute femme telle sa sœur sa fille ou sa mère ; faire peuple est tous pour un, un pour tous ! ‘’ Afin d’assurer la sécurité commune le Roi ordonna de bâtir une tour de guet si haute qu’elle dépasserait tous les arbres, et permettrait d’apercevoir l’ennemi des lieues à la ronde. Il confia la supervision de la construction à Ewas, la protection à Ambasa ; un sourire malicieux éclaira furtivement le visage de celui-ci à l’annonce de la nouvelle ; Liem gardait le pouvoir religieux, le souverain assurant la coordination de l’action publique de ces trois pôles. À la lisière de la forêt se dressaient à peu de distance les uns des autres cinq dabema (Piptadeniastrum africanum) plus que centenaires soutenus par de puissants contreforts. Leurs fûts très droits s’élevaient à plus de soixante mètres du sol. Suivant les plans de l’architecte Ewas la première plate-forme au plancher en treillis recouvert d’une tresse de branchages et de feuilles accueillerait plusieurs centaines de personnes pouvant y vivre en totale autarcie ; elle se situerait au niveau des branches les plus basses soit à vingt mètres environ du sol, des échelles de liane permettraient les échanges entre le rez-de-chaussée et les différents étages. Les bâtisseurs commençaient tôt le matin, redescendaient vers dix-sept heures. Après le repas pris en commun on chantait, dansait, écoutait ou admirait : ici le xylophone répondait au ngombi harpe à trois cordes avec comme caisse de résonnance une moitié de calebasse reposant sur l’estomac du musicien ; en ouvrant ou fermant peu ou prou sa bouche celui-ci modulait le son ; là-bas l’arc- en –bouche explorait tout seul les replis de l’âme. Plus tard, alors que la lune trônait au-dessus de la palissade des arbres, soutenue par divers instrument, une femme chantait ; quelle voix !... aucun doute, les dieux étaient dépassés. Un soir elle demanda à son amoureux fier bâtisseur de la tour de guet de lui rapporter une feuille, une fleur, la plus haute qu’il pût trouver au sommet de la tour.
‘’ – Quelle idiote ! Moi, j’aurais demandé la lune ! J’aurais exigé une étoile ! maugréa Ambasa d’un ton méprisant.
– J’ai ouï dire avança Mèkpa, que treize siècles avant la naissance du dieu des Blancs, un Chinois du nom de Wang-Hou avait tenté d’aller décrocher la lune à bord d’un cerf-volant propulsé par quarante-sept fusées ; malheureusement tout prit feu et lui avec. Crois-moi, la musique reste le dernier réconfort des âmes en peine.
- Je décrocherai cette lune et l’offrirai à ma bien-aimée, foi de Zimo !
- Notre ambition est de construire une tour de guet, mais non de subtiliser au ciel, ce satellite de la terre ; dit le Roi. ‘’
Mèkpa veillait sur tous et surveillait tout, montant souvent dans la tour afin de s’assurer que le travail ne fût pas exécuté avec une précision de π multiplié par pouce. Quand il la jugea suffisamment haute pour être efficace, il décréta la fin des travaux ; laissant la protection de la cité à Ambasa , il organisa une grande chasse à la fois pour fêter la réception du bâtiment, et surtout pour mettre en réserve assez de nourriture permettant de tenir un éventuel long siège. À son retour un mois plus tard plus de tour, plus de Zimo ni d’Ambasa ; rien que quelques survivants hagards sur les quelques milliers que comptait Mekpa-ville. Que s’était donc -t-il passé pendant l’absence du Roi ? Afin de percer le mystère, celui-ci fit réunir tous les devins de la tribu notamment Lobila le Pygmée aka grand prêtre de pyromancie. Tout l’après-midi on prépara un gigantesque feu de camp qu’on alluma une fois la nuit tombée. Les tam-tams accompagnés du claquement des baguettes roulaient de toutes leurs forces. Depuis une heure environ Lobila dansait et chantait en ngombe sa langue maternelle tandis que son fils lui donnait la réplique. Ils se trémoussaient à la lumière du brasier, la sueur perlant sur tous leurs corps les rendait plus luisants que de coutume. Le grand prêtre se mit une goutte d’une préparation secrète dans chaque œil : il tournoya, tournoya de plus en plus vite telle une toupie affolée ; sa danse jusqu’alors harmonieuse devint échevelée et, brusquement il se figea tous muscles bandés, tétanisés, les yeux rivés sur la flamme comme pour scruter quelque mystère, déchiffrer une page écrite avec des hiéroglyphes ; alors commença la traduction en langage courant de ce qu’il lisait dans la flamme : ‘’ Ô grand Roi Mèkpa, que vois-je dans le feu ? Je vois, oui je vois Ambasa chef des Zimo prenant le parti du crétinisme triomphant ; aussi ayant décrété que le groupe Mèkeè n’a nul besoin d’un cerveau mais seulement d’une moelle épinière, a-t-il avec ses troupes, armes et bagages, rejoint Bulo et Basa déjà alliés aux Foulbé nos pires ennemis ; mais auparavant, ils ont continué de construire la tour de guet au lieu de s’arrêter comme prescrit. Ils faisaient travailler les bâtisseurs du matin au soir et du soir au matin en mangeant, ou somnolant sans répit aucun. Les récalcitrants, malades, improductifs ou simplement vieux ont été exécutés sans autre forme de procès. Haute, très haute, la tour frôlant la lune approchait des étoiles ; déjà le chef des Zimo réservait l’astre de la nuit à son deuxième bureau c’est-à-dire sa maîtresse, tandis que ses subalternes immédiats se disputaient les étoiles, les plus brillantes étant accaparées par les officiers généraux. Une nuit, Séléné fut vraiment à portée de main : cataclysme et catastrophe se liguèrent, le Ciel tonna de toutes ses forces, ouvrit grand ses vannes laissant s’échapper un mégatyphon qui l’essora. Craignant un juste châtiment, les rescapés et leurs officiers s’enfuirent s’allier aux Nordistes chasseurs d’esclaves.’’ L’oracle s’effondra puis se tut, la musique s’arrêta. ‘’ Il faut déguerpir d’ici le plus tôt possible, au mieux dès demain décida Mèkpa : toujours vers le sud guidés par les Aka, les femmes et enfants partiront les premiers ; ils seront suivis par les vieux puis les hommes valides ; le reste de l’armée que je commanderai en personne fermera la marche ‘’ ».
Un long silence suivit cette intervention du Roi puis, ponctuée de mugissements plus ou moins longs du buoog, sur un air de requiem une conversation entre arcs-en-bouche et harpes s’installa pendant un bon quart d’heure ; Goagoa reprit sa narration.
« Comme saignée la cité-Etat se vida peu à peu par un sentier, veine ouverte dans la forêt. La marche parut longue, elle était lente ; au bout d’une semaine l’avant-garde s’arrêta bloquée : ‘’ Ô Roi Mèkpa, après avoir franchi monts et vaux, marché jour et nuit, séjourné dans des villes et une tour de guet, nous voici arrêtés par une vaste étendue d’eau. Rivière en crue ? Lac ? Mer intérieure ? Nul ne le sait. Ni pont, ni barque, ni radeau pour traverser ‘’ ; ainsi parla l’estafette s’adressant au souverain qui bientôt arriva sur le site. Nulle carte ni mémoire ne signalait cet obstacle liquide. Pendant un jour et une nuit, avec ses conseillers on réfléchit sur le moyen d’avancer. Il fallait faire vite car l’arrière-garde de son armée venait de mettre en déroute une escouade des hommes de l’Alliance esclavagiste. Ni pont, ni barque, ni radeau. Tresser un kel elong solide pont de liane paraissait l’option la plus raisonnable mais nul ne pouvait estimer ne fut-ce approximativement la distance à traverser. La pression des poursuivants devenait de plus en plus sensible, tout comme le désespoir des siens à qui Ambasa zélé comme tout nouveau converti promettait une mort des plus atroces. Le lendemain matin devant toute sa tribu assemblée le Roi Mèkpa prit son olifant et souffla une série de sonneries comme dernier message à son peuple et à ses ancêtres : d’abord, une longue émission sans interruption fixait les nouvelles orientations qui étaient de faire peuple et gagner La Terre promise ; puis un son roulé se désagrégeant en trémolo traduisait le déchirement de devoir quitter les siens, enfin une suite de cinq sons brefs signait le moment et le mouvement de l’ébranlement vers d’autres cieux, vers La Terre promise : mélange de la douleur de quitter , et de l’espoir de jouir d’une liberté non entravée par l’ennemi. Le Roi, le Vieux, le Patriarche Mèkpa se sacrifia : il demanda à l’orchestre Royal de jouer. Idiophone xylophone, harpes à trois, quatre ou huit cordes, tam-tams de toutes tailles, baguettes, arcs-en-bouche, tout se mit en mouvement ; tentant de propitier les forces des mondes visible et invisible dans un sacrifice de fondation assurant la pérennisation du groupe Mèkeè le Roi dansa, dansa encore et encore , puis entra en transe non pas qu’il devint parole d’esprit, mais esprit soi-même ; alors, tandis que le soleil franchissait le zénith, chacun vit de ses propres yeux, l’invisible : le Roi se dévêtit. Il dénoua la peau de caracal qui lui couvrait le bas-ventre et les jambes, ôta la jupe dissimulée dessous, puis le cache-sexe. Son pénis au début rabougri par les ans, perdu dans une toison hirsute se mit à grossir et grandir à une vive allure jusqu’à présenter des proportions gigantesques, incommensurables à première vue. Plus gros qu’un fagot de dix troncs d’okoumé, plus grand que l’arc-en-ciel. Dans un crescendo digne d’un Boléro de Ravel l’orchestre atteignit des sommets inexplorés de la détresse humaine : alors, en itérant sa consigne de faire peuple, Mèkpa le Père de la tribu invita chacun à monter sur son membre devenu passerelle, pont menant vers La Terre promise. Le plus gros des siens avait atteint le but, et déjà on entendait l’écho des enfants chantant :
‘’- Tiiti taati ! Dèrè...
- Mot a kuuna mè !...‘’
Tout à son bonheur du devoir accompli il n’aperçut pas ses ennemis et, d’un coup de feu Ambasa l’abattit puis noya sa dépouille afin que le lieu ne pût plus tard servir de site de pèlerinage. Ce fut ainsi que le peuple de Mèkpa se divisa en deux : une partie en-deçà, l’autre au-delà de l’étendue d’eau.
Les mythes de traversée sont très courants en Afrique centrale : au Cameroun où j’ai itinéré quelques temps, la traversée du Yom se fit sur le dos de Nganmèdza, serpent mythique. Chez les Yombe de Bangi-Motaba près de Dongu, il s’agit d’un pont de liane qui se serait rompu séparant ainsi Yombe au-delà de la Sangha des Kwil en-deçà. »
Nommant exactement les choses, localisant précisément dans la forêt inextricable les lieux ne figurant sur aucune carte même celle d’état-major, maîtrisant mieux que tous la longue kyrielle des contes mythiques de la culture kwil, Goagoa était un érudit. Promesse de tous les miracles, le silence surgit où on attendait la parole : fin du conte alors que le point du jour colorait l’horizon. Brusquement il fit grand jour, personne n’avait dormi mais personne n’avait sommeil. Les instruments de musique ayant recommencé de se faire entendre, se tenant par la main, le docteur Espérantus, monsieur Courtois, Biaka, A-Ndang, Mobilamis, madame Véronique Apendi, et chacun des auditeurs, tout le monde se mit à chanter :
‘’-Tiiti taati ! Dèrè...
-Mot a kuuna mè !...’’
D’abord approximatif, le canon par la suite s’organisa en deux groupes masculin et féminin. Les voix de tête s’élevèrent alors jusqu’aux cieux, jusqu’aux aïeux. Alors que les enfants continuaient de chanter, les femmes allèrent préparer le pèm, petit-déjeuner traditionnel ; pendant le repas la conversation s’engagea :
- À cette manie d’autonarralogie qui érigeant en événement un fait voire une supposition des plus banals très courante en ville, je préfère le conte car chacun est à soi un point aveugle ; commença monsieur Courtois. Ce conte mythique semble renvoyer à l’idée du partage de parenté ou de territoire.
- Il me paraît tout autant pont entre le passé et le présent ouvrant sur le futur, renchérit A-Ndang.
– La parole du conteur enchaîna madame Apendi, raconte et rend compte d’une épopée, d’une catastrophe ou d’un acte héroïque à valeur communautaire. Passeur de mémoire, seul le conteur peut exposer l’inénarrable d’une vie, d’une société, d’un peuple ; mais alors, à quoi peut bien servir le mythe ? Histoire à raconter aux enfants afin de leur permettre de conjurer leur angoisse hypnagogique, spéculation sur les virtualités du réel autorisant les adultes à se soustraire momentanément à celui-ci par espoir des lendemains meilleurs en réhabilitant un passé plus ou moins martyrisé, allégorie révélant d’authentiques vérités physiques et morales, le mythe nous invite à l’Ailleurs : nécessité de savoir d’où nous venons afin de mieux maîtriser où nous allons, pour que l’Ancien serve le Nouveau, l’Ailleurs l’Ici.
– C’est selon moi Biaka, en nous appuyant sur de solides connaissances de notre passé que nous pourrons comprendre nos heurs et malheurs, puis ouvrir un avenir mêlant sans violents heurts, Ici et Ailleurs.
- Rapport entre temps historique et temps primordial, œuvre anonyme n’ayant pour toute garantie que l’adhésion de ceux qui la transmettent et la croyance de qui la reçoit, se présentant comme l’explication que la culture commune se donne pour répondre aux questions fondamentales sur son origine, la légitimité de son organisation sociale, celle du monde ou de l’univers, le mythe est doublement universel : présence dans toutes les cultures quelle qu’en soit la longitude ou la latitude, avec envoi systématique au temps primordial matrice du temps actuel, et constance de certains thèmes comme le mythe d’origine ; avança monsieur Courtois.
– Temps primordial, temps historique ; ici, ailleurs ; ne demeurer qu’ici nous entrave dans un enfermement autistique, et n’être qu’ailleurs ouvre béantes les portes de la dépersonnalisation ; mais ne se situer ni ici ni ailleurs et dériver au milieu de nulle part ferait de nous de bons candidats à la schizophrénie. Pour moi, dans un sentiment d’attente perlée d’une angoisse progradiente, Kel elong expose la question de la mort du père pour le salut de ses enfants ; conclut le docteur Espérantus.
( La suite, prochainement.)