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Billet de blog 24 novembre 2017

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KONGO BOLOLO : L'AMER PATRIE (21)

Quel est ton nom?... et pourquoi t'appelle-t-on ainsi?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Ton enfant n’est pas ce que tu proclames :  

Responsable oui, propriétaire non !  

Même si en tout lieu tu en fais réclame,  

Il est à qui porte Humanité pour nom.                                                

Calme, la journée se déroula sans aspérité aucune mais dès  le lendemain matin une atmosphère lourde pesa sur Gama ; mères ou grands-mères, des femmes étaient enfermées dans la case de la première épouse de Biaka chef de village et cousin maternel  d’A-Ndang. L’air grave, les hommes rassemblés dans la maison commune paraissaient attendre quelque chose ou quelqu’un d’important ; au pèm  servi on toucha  à peine. Ne pouvant supporter cette angoisse flottant  sur tout le village, monsieur Courtois s’entr’ouvrit à madame Véronique Apendi : Mobilamis tendit l’oreille.

– Depuis cette nuit, Abuol la fille de Biaka est en travail, et  l’on se demande sérieusement s’il n’y a pas moan-a-bara  c’est-à-dire enfant conçu en tir groupé.  Si Julia fille de l’empereur romain Auguste grand pourfendeur de l’adultère affirmait  que « la barque  ne prend pas  de passager  tant que la soute n’est pas pleine », pour les Kwil  le seul moment où l’infidélité d’une épouse  est jugée intolérable voire criminelle tant par la femme, son mari que par leurs deux familles, est celui de la gestation car la semence du mari  géniteur doit être  la seule à alimenter le fœtus, lubrifier la filière génitale, et rassurer la future mère sur son sex-appeal. C’est pourquoi, ne pouvant se fier aux serments de fidélité de leur fille, les parents  de la parturiente organisent souvent une cérémonie de réappropriation de la grossesse par le père social dans la salle d’accouchement grâce à un comité restreint exclusivement féminin comprenant de la femme en travail  les mère, grand-mère sœur aînée ou celles qui en tiennent lieu et trois matrones ; ces femmes ont pour mission après avoir dénoué ou à défaut tranché tous les nœuds présents dans la maison et sur les futurs parents, de confesser  Abuol sous le sceau du secret.  Ce rite propitiatoire qui oblige la femme en parturition  à décliner le nom de tous ses amants avec qui elle a eu conglutination durant sa grossesse, vise à préserver l’intéressée du risque presque toujours mortel  de dystocie à l’accouchement.  Pour votre information monsieur Courtois, je dois ajouter que la semence mâle est réputée bénéfique pour le fœtus, et présentée comme toxique pour le nourrisson d’où l’abstinence sexuelle exigée à l’allaitante soit une durée de vingt-quatre à trente-six mois ; cette exigence contraceptive excuse la polygamie. Dans notre culture c’est en dernier ressort  l’enfant qui régule la sexualité de ses parents avant et après sa naissance jusqu’au sevrage.

– Mais s’il n’y a pas d’amant ?  

- Dans ce cas on répertorie tous les actes importants pratiqués par les futurs parents durant la grossesse, et vérifie si aucun interdit n’a été transgressé.

– Exemple ?

- En ce qui concerne la femme, la pêche au barrage ne lui est permise que sous condition expresse de libérer les eaux en fin de partie, les laissant ainsi reprendre leur cours naturel. À l’homme est défendu  tout  piège à collet.  

En début d’après-midi  bénédiction des dieux, un pleur d’enfant échappé de la case de Mbaa-Moma l’épouse de Biaka brisa la chape de silence qui depuis le point du jour écrasait Gama : tous les visages  mâles  se détendirent, sur certains se dessina un large sourire ; les yeux de Kiizok pétillèrent de joie. Armée d’un gourdin dont un des bouts portait appendu un paquet de fétiches, Mbaa-Moma sortit une demi-heure plus tard et, se hâtant avec lenteur, fit trois tours de sa maison-maternité en martelant  chacun des quatre murs  d’un coup de son gros bâton puis posant la question rituelle :

- Quel sexe ?...    

– Le sexe des humains !... répondait le groupe de femmes restées à l’intérieur.  

Au troisième tour elle passa devant la porte sans frapper, continua tout droit jusqu’à la limite de la forêt puis jeta entre arbres et lianes le paquet de fétiches : ayant effectué un triple tour de la maison sans pour autant avoir pu découvrir le sexe du nouveau-né, découragés les mauvais esprits attirés par les fétiches devaient  regagner la forêt leur demeure habituelle.  Revenant sur ses pas la grand-mère asséna un violent coup  sur le battant de la porte l’entrée :

-  Quel sexe ?...  

– Un garçon !...  

Une clameur s’éleva du baaz, une salve de coups de lomiaka éclata, des roulements de tam-tam se firent entendre puis de longs mugissements du buoog  portèrent la nouvelle au-delà de Gama.  Des femmes quittant leurs cuisines rejoignirent des hommes armés de sagaies pour danser pendant une heure ou deux.  Entretemps, réputé pour sa grande connaissance des plantes et reconnu doté de pouvoir mystique, Goagoa homme sur le déclin de la vie entra dans la salle d’accouchement préparer physiquement et  psychologiquement le nouveau-venu à investir le monde qui s’offrait à lui ; puis accompagné de Véronique  sa cousine par alliance, de Biaka le grand-père maternel, et de monsieur Courtois assimilé parent, Kiizok le père fut invité à accueillir son enfant. Chacun de ces  privilégiés en guise de bienvenue fit boire le nourrisson, et le massa avec des plantes propitiatoires recueillies par Goagoa en personne.  Pendant que la communauté villageoise se réjouissait, Mbaa-Moma  suivie de la mère de Kiizok alla enfouir le placenta et le cordon ombilical dans un trou creusé à la lisière de la forêt derrière la maison de Biaka, enracinant ainsi l’enfant à sa terre natale ; mais dans trois mois quand avec sa mère celui-ci gagnera Sèèb la résidence du père,  on organisera une cérémonie de réappropriation en mélangeant la terre natale organique du bébé, à celle  où vit son père afin que ce garçon fasse corps avec le clan paternel. Une fois revenu au baaz, monsieur Courtois lança à la cantonade :

- Quel est le nom de l’enfant ?

- Quelle question ?...  s’étonna  Biaka. Parce que chez vous les Blancs on nomme les enfants aussitôt nés ?...

– Nul ne l’ignore dès que chacun le sait en route ! répondit monsieur Courtois.

– Avant sa naissance ?... fit Goagoa stupéfait.    

– Dès qu’on est averti de la grossesse.  

- Grands dieux ! Est-ce seulement possible pareille chose ?... Nommer un enfant que nul n’a vu !... reprit Goagoa  de plus en plus estourbi.

– Quel est ton nom ? demanda un des petits-fils de Biaka âgé d’environ cinq ans.  

– Courtois.  

– Et ton papa ?  

- Courtois.  

- Et ta maman ?  

- Courtois.

– Tu as des enfants ?  

– Oui une fille Courtois, et un garçon Courtois.          

- Et leur maman ?  

– Courtois.  

– Si je vous suis bien monsieur Courtois demanda Goagoa, tout le monde chez vous est nommé Courtois ?  

– Exact.

– Quelle suffisance ! Quel déni de droit ! s’indigna Biaka.

- Quel nom, don chargé de symboles, allouer à ce nouveau-né ? Entre la rigidité du droit et l’inventivité personnelle, le nom navigue avec plus ou moins de bonheur selon les cultures. Chez nous  continua monsieur Courtois, quand l’Eglise catholique étendit  puis raffermit son emprise sur la société,  le nom de baptême autrement dit le nom principal puisque donné par les parents au nom de Dieu, devint pré-nom, nom placé du fait de son importance avant le surnom qui ne désignait alors qu’une origine ou une caractéristique physique, psychologique ; ainsi Jean venu de Lorraine devint Jean le Lorrain, Marc qui était courtois fut Marc le courtois, Luc habitant près du pont, Luc du pont. En instaurant l’état civil par l’édit de Villers-Cotterêts en 1539, François Ier Roi de France relégua le pré-nom en prénom qui est le plus souvent celui de l’un  des grands-parents: l’Etat s’affirmant face à l’Eglise privilégia le surnom au détriment du nom de baptême dont l’utilisation se réduisit au cercle des intimes : Luc du pont se transforma en Luc Dupont, Marc le courtois en Marc Courtois, et Jean le Lorrain, Jean Lelorrain. – Chez les Kwil reprit Biaka, l’enfant porte le nom d’un de ses grands-parents ou les apparentés de même classe d’âge, voire celui d’un ami mort sans descendance  qui constituent son surmoi. Comment se passe-t-il pour les enfants de père socialement non reconnu ?   – Ils ont le nom de leur mère, mais chacun sait qu’il s’agit toujours du nom du Père ; répondit monsieur Courtois.

– Au Ciel, élimination progressive mais irrémédiable de toutes les divinités au profit de Dieu le père ;  sur Terre, concentration de tous les noms présentification en un seul,  celui du père :  c’est si vrai ajouta  madame Apendi , que le nom de l’enfant reste toujours lié au donneur biologique  social ou symbolique de semence ; aussi l’enfant kwil porteur du nom de son grand-père maternel est-il en position de violence symbolique, de déshérence  historique nécessitant un rituel idoine afin d’amadouer  les ancêtres du clan spolié, mais aussi de solliciter  la protection du groupe receveur.  

- Dans le monde tel que je l’observe depuis bien des années il y a reprit monsieur Courtois,  comme  une relation  entre l’éventail des noms et la répartition de la distribution des richesses matérielles ; ainsi la gestion des noms au sein d’une communauté territoriale  semble le pâle reflet  de celle des biens, donc un enjeu de pouvoir : plus le niveau d’accumulation des biens est élevé dans une société, plus étriquée se présente l’éventail des noms ; je suis Courtois père et fils de Courtois, petit-fils et arrière-petit-fils  de Courtois, ainsi de suite jusqu’au premier  Courtois disparu dans la nuit des temps.

– La nomination d’un enfant crée une relation d’éponymie avec le porteur antécédent, intervint Goagoa.  Le fils portant le nom de son grand-père devient père imaginaire de son père ou de sa mère biologique : énoncer son nom leur devient alors proscrit.  Quand le père lègue à son fils son propre nom,  celui-ci devient prononçable perdant ipso facto son aura, sa puissance ; il se banalise, se trivialise. Pour peu que les conditions de la conception  n’aient pas été celles souhaitées par la mère, le nom du fils ayant été désacralisé, le mépris voire la détestation du père n’est pas loin car le tabou dû au nom du beau-père disparu, le mari est délégitimé par l’épouse qui lui dénie le nom de père.

– Donner son nom à son enfant est le lui imposer et se présenter devant lui comme Père symbolique, mythique fondateur de la lignée éliminant de fait son propre père et le père de celui-ci jusqu’aux origines des temps. C’est une prétention criminelle !reprocha Biaka. L’enfant est œuvre humaine et volonté divine : or il n’existe pas d’œuvre sans postulat d’un destinataire même imaginaire. S’ils portent votre nom, à qui destinez-vous vos enfants ?    

– Peut-être parlons-nous de la même chose avec des mots différents, répondit monsieur Courtois. Par catachrèse, glissement qui permet  d’oublier la désignation d’une chose au profit de celle d’un sujet, le nom commun de personnes a été déconnecté de son sens pour nommer un Ancêtre.  La fonction masquante du nom est bien illustrée chez la femme de mon pays : tel un acteur de théâtre ancien changeant de masque à chaque acte tout en restant toujours le même, souvent seule à le savoir --  Ô délices !...  - - la femme  change d’appellation en changeant de mari sans jamais rien changer d’elle-même.  

– Peut-être que monsieur Courtois,  la jouissance sexuelle pose-telle problème au nom ? Dans notre système de croyance  Zèèb notre dieu suprême, espèce de Zeus régnant sur l’univers sans se soucier de ses habitants, est assisté d’Esprits, mânes de nos ancêtres qui interprètent et appliquent ses directives selon leurs propres intérêts en récompensant ici  réprimant là le monde des vivants,  orientant dans un sens ou un autre nos vœux ; d’où notre intérêt à disposer dans le clan de plusieurs Esprits c’est-à-dire d’ancêtres honorés, présentifiés par l’attribution de leurs noms. Chacun peut constater dans votre culture originelle, que la fille s’éveillant à la sexualité doit quitter le nom de son  père qui lui devient encombrant  à la rendre femme caméléon ;  dans  la nôtre où la fille ne porte jamais un nom d’homme ni de son père  ni de nul autre mais dès l’origine un nom de femme, changer de nom ne lui est pas nécessaire ; mais Père éternel, notre Zèèb a lui aussi été exilé de la terre pour cause de risque de copulation incestueuse d’où la très prégnante présence sourde mais palpable de la permanente lutte contre l’inceste et l’homosexualité qui gouverne les relations interindividuelles dans notre monde. Les Evolués, ces gens qui parlent kwil en pensant français affublent leurs filles d’un nom masculin, ou parfois leurs garçons  d’une nommination  féminine ignorant que le nom est fonction non de la chose mais de la langue ; il ne se contente pas de désigner, mais fait partie  de ce qu’il désigne ; aussi grimer sa fille  du nom de mademoiselle Lhomme sous prétexte que son père est monsieur Lhomme, c’est faire fi des problèmes d’identité sexuelle symbolique que cette enfant devra affronter un jour ou l’autre : il y a comme une négation de son sexe par effacement ; termina madame Apendi.  

– Quelle est l’histoire de votre nom  monsieur Courtois ? demanda  Biaka.

– Il n’a pas d’histoire, c’est le nom de mon père.  

– Qu’est-ce que ce nom sans histoire ?...même celui des chiens en a une ! s’étonna Goagoa. Le nom parle : il dit le sexe, la filiation, l’ancrage terrien ; c’est pourquoi ceux qui sont nés on ne sait où sont  aussitôt rapatriés à leurs origines premières une fois connues. Nommer est offrir non point une fatalité, le fardeau d’une hérédité, mais un monde qui l’accueille ; c’est donc un acte grave nécessitant mure réflexion collective, temps de prise de conscience et de distance. Le nom ne doit relever ni de l’accident, ni de la mode, encore moins de la foucade ou des intérêts  de quelques puissants ; il est donné au nom des Ancêtres qui ainsi resteront toujours présents. Usufruitier, prête-nom d’un antécédent mort pour que n’advienne la mort du nom mort d’un monde, cet enfant ne sera nommé que dans quelques jours après concertation des membres de sa famille tant paternelle que maternelle, et validation par le clan. Ce sera alors, et alors seulement que le père social ou biologique à défaut, pourra l’annoncer au monde. Le nom est un message, et l’enfant un messager-don. L’enfant est don, don de Dieu à la femme qui en fait cadeau à l’homme ; celui-ci l’offre à la société qui le remet à l’humanité.  Dieu fait mère la femme qui transforme l’homme en père ; charge à celui-ci de produire  un être social, puis une personne accomplie c’est-à-dire humaniste. La moindre perturbation dans cette chaîne de transmission, cette équipe de relayeurs entraînera un dérèglement dans le développement de l’enfant. Que la mère se prenne pour Dieu, et voilà l’enfant séparé de la société des humains malgré les efforts  titanesques de son père ; que celui-ci joue le dangereux jeu de se croire mère au point de vouloir la remplacer, l’enfant boussole affolée perdra ses repères dans une société en perpétuel mouvement.  Si la société s’érige en Père collectif écrasant le père naturel, l’humanisme de l’enfant ne sera que cérébral, intellectuel, dénué d’affectivité. Voilà pourquoi le poète dit : «  Ton enfant n’est pas ce que tu proclames ».   – Si avoir un « nom est se mettre en chemin pour découvrir son identité » ainsi que le pensent les Hébreux, ou bien  trouver sa place dans une lignée tel que l’affirment certains, en de nombreux pays techniquement très avancés, l’enfant ne peut porter que le nom du mari de sa mère ou à défaut celui du père de celle-ci qui lui sert parfois  de décoration, égalité en trompe-l’œil puisque dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours du nom d’un homme. Vous savez pourtant monsieur Courtois que le sang qui coule dans les veines de vos enfants contient une part venue de leur mère et de sa lignée originelle !...  alors pourquoi tous vos enfants ne  sont-ils que des Courtois ?  Pour revenir à ce que vous dîtes il  y a peu, je serais bien aise de savoir quel ancêtre  spécifique se réincarne dans chacun  des Courtois que vous avez cités, ajouta Biaka.  

– Je l’ignore.

– Donner  son nom à son propre enfant n’est pas  seulement outrecuidance mais folle dilapidation de son capital ancêtre car avant que d’être titre de propriété, le nom a pour nous  fonction de présentification ;  intervint Goagoa. Quand nous donnons un nom au nouveau-né  il s’agit habituellement de celui d’un mort : incarnation du souvenir de  celui qui est parti. Il s’agit d’une trace, comme un sillage prouvant que le sujet a existé, qu’il est passé par ici, dans la direction que voilà, puis a disparu de la vue mais continue néanmoins d’être.  Reste de lui, ce nom signe sa vraie mort, sa mort définitive, son engloutissement corps et âme dans le shéol cantonné en forêt.

– Pourquoi faire un enfant? Afin de remédier à la solitude, disposer d'un bâton de vieillesse, dédommager son époux,confirmer la féminité de l'épouse, compenser une enfance malheureuse, lutter contre la mort?... Il est donc de nombreuses raisons de vouloir donner naissance à  un enfant: désiré, celui-ci est le produit des espérances parentales mais souvent les géniteurs oublient que la terre tourne. Le nom reprit Véronique Apendi, ne nous est pas étiquette vide de sens mais cote d’un livre rangé dans la bibliothèque qu’est la lignée familiale : il sauve les morts de l’oubli afin qu’ils ne soient pas décédés en pure perte et pour toujours, que souvenir ne dégénère en survivance. Semailles donc espoir de récolte, il est lien entre passé et futur, au-delà et ici-bas. Il nous est lieu de remémoration, de commémoration puisque site de représentation et de présentification d’un être cher.  

– Afin d’avancer quelque peu dans la réflexion sur la question du comment et du pourquoi tout le monde est Courtois chez moi alors qu’un adulte ici déploie sa nomination dans les trois axes allocutoire  délocutoire et classificatoire, je dirai que le désir de mes  pères de voir reconnue leur paternité les a conduits à vouloir nommer  les fils puis les filles comme les pères.  

– Mais pourquoi donc  s’étonna Goagoa,  leur a-t-il paru si important que cette paternité soit formellement  reconnue ?  Pour nous la nomination reste l’énoncé d’une volonté, celle des ancêtres. Que le nom ne corresponde pas  à l’engendrement, en perd-on pour autant sa filiation ?  

-Parce que me semble-t-il, las d’être créations, ils se sont voulus créateurs ; chrétiens, ils ont ambitionné devenir Christ : question de pouvoir, de puissance mais non d’amour. Nommer c’est domestiquer, apprivoiser, s’approprier  c’est-à-dire circonscrire  les limites d’une réalité préexistante que l’on voudrait maîtriser. Nommer est donc un acte éminemment politique. Si nommer un enfant  le fait advenir en humanité, il n’est donc pas  surprenant que dans  les lieux de déshumanisation que sont l’armée ou les prisons les noms soient remplacés par des numéros ; dans certains hôpitaux où des médecins font vocation de se prostituer  à la religion de l’efficacité économique,  des malades sont réduits à leurs organes : «  Où est donc passé le fémur du lit 12 ?  Que l’on conduise l’utérus de la chambre 69 au bloc ! L’estomac  du 15  sortira demain. »  Ces propos, je les ai souvent entendus dans mon pays. Ce n’est pas un hasard si les esclavagistes  imposaient leur propre nom  à leurs esclaves faisant ainsi disparaître à jamais pour ceux-ci  toute  possibilité de dire  une histoire onomastique personnelle.

– Vous avez donc  enchaîna  madame Apendi, troqué - -il faudrait se demander  pourquoi--, le nom de vos pères contre celui d’un  géniteur  père créateur : Dieu. Gros risque : vos ancêtres sont alors passés  de la condition de Père spirituel à celle d’inséminateur officiel : proscription du culte des morts, et prescription de celui des vivants.

– Au fur et à mesure que s’éloigne la date du décès soutint monsieur Courtois, le patriarche se substitue à l’aïeul qui se rapproche de l’ancêtre mythique que nul ne peut plus nommer ; n’en est-il pas déjà demi-dieu, un presque équivalent de notre Dieu innominé.

– La notion de kombo ya nzambe soit le nom par Dieu, pour Dieu ou en Dieu alias nom de baptême, feuil étiré sur une épaisse couche d’animisme n’a en ce qui concerne un peuple à la chrétienté cosmétique tel  le mien, aucun sens profond car seuls nos ascendants morts ou vivants ont pouvoir sur nous et pour nous.  Nous vous paraissons monsieur Courtois, obsessionnels  du culte des ancêtres que vous croyez avoir éradiqué de vos esprits ; mais memento mori ! termina Biaka.    

– Nommez, vous apprivoiserez avez-vous énoncé tout à l’heure ; mais peut-on capturer un rêve sans le pétrifier ?... souleva Goagoa : le nom imite, limite, délimite. Si vos noms ne signifient rien d’autre qu’eux-mêmes,  les nôtres disent bien plus que la désignation d’un sujet : d’abord, ils bornent l’aire biologique ou symbolique où règne le tabou de l’inceste , puis  fournissent bien d’autres informations  sur le porteur notamment les circonstances de survenue de la conception, de la naissance, l’environnement émotionnel périnatal ; en voici quelques exemples : Booba (Deux-Enfants  c’est-à-dire  Jumeaux) renseigne sur la gestation, et Biibis (Benjamin) sur le rang dans la fratrie. Bulaluak (Retour-de-Pêche) nous informe que la mère de cette fille a accouché juste de retour d’une partie de pêche ; quant à Biibiak (Vous-avez-raté-votre-coup), il indique que la mère a été acquise de haute lutte, ou que certains dans la famille avaient jeté un sort de stérilité au père ou à la mère de l’enfant. Na-Bien autrement dit Le-Régimbeur, semble avoir été à l’origine un sobriquet  qui fit florès. Pour ce qui est d’Èlèè-Ndjông (Parole-de –passant- reçu –comme Invité), il s’agit d’un enfant né des amours avec un homme de passage ayant embobiné la mère. Mondjaa (Enfant-de-la-Maisonnée)   est un enfant né d’un père non socialement reconnu,  dénié de tout droit sur sa progéniture, bien  que   biologiquement   connu. Èbadep ou Èbadèèb, (Mariage-de- Guerre) ou Modambo (Enfant-de-Guerre)  permettent de savoir que la mère fut tribut payé par les vaincus aux vainqueurs tandis que Èbuk-Isi  (Fin-des-Conflits) est rappel vivant d’un traité de paix entre les belligérants.  Un enfant portant le nom de Biong (Crue) est à coup sûr né lors d’une crue ayant entraîné des inondations mémorables.  Nguob (Virage, Ligne-courbe) signale que le porteur du nom est né dans un village bâti au beau milieu d’un virage. Mobilamis (Enfant-aux-Yeux-noirs) souligne une caractéristique physique. A-Küaa (Ne-pas –Provoquer) est porté par un enfant jugé très irascible.  A-Küelbot  (Misanthrope) apparaît comme une patronymisation d’un sobriquet,  alors que Bissèkèl’ (Après-la-Sœur) attribué au garçon naissant après une fille. Duolamegom (Mon-Foyer-Brille-enfin) est un nom ex-voto donné au premier enfant mâle  né après une succession de filles. Mèkoozi (Chef) est un tecknonyme ayant totalement éclipsé le nom d’origine d’un chef particulièrement aimé. Djamani qui vient du mot anglais German  c’est-à-dire Germain autrement dit Allemand  fut un nom  donné à plusieurs enfants en signe de gratitude  envers les Allemands qui avaient supprimé l’impôt par capitation lorsque la France leur céda le pays. Bien de noms, peut-être les plus nombreux sont de source totémique : l’éléphant symbole de la force tranquille est particulièrement prisé Èlozok (Oreille-d’éléphant), Dozok (Gigot- d’Eléphant), Dibèzôk (Aire d’éléphants), Diibèzok (étendue  d’eau fréquentée par les éléphants ) ; Gil (le gorille), Wak (le chimpanzé) ou Boog (le bongo) ont aussi donné beaucoup de noms. A-Ndang (Le-Porteur –sur-la-glabelle-de-cicatrices –peintes –en-bleu-et- formant-un-V-renversé) signe sans erreur possible l’appartenance à l’ethnie kwil ; il s’agit d’une carte d’identité tatouée. Dans le cas d’Eka-nele (Des-Feuilles-et- des-arbres) on  pointe un savoir particulièrement élevé dans la connaissance du milieu forestier. Le nom imite, limite, délimite : transportant dans le temps sa terre natale, et dans l’espace les conditions de la naissance de celle ou celui qui le porte, il est histoire et géographie ;  mais quelle histoire n’a  sa petite part  secrète ?  Quelle géographie peut se passer de points cardinaux ? Il n’existe donc pas de nom banal : l’insignifiance d’une appellation signe une catastrophe historico-géographique

– Pour moi venu d’un pays  ayant atteint un très haut pouvoir de coercition des esprits enchaîna monsieur Courtois, le nom est une plaque d’immatriculation voire d’insculpation ; bien plus qu’une tunique de Nessus il vous colle à la peau une réputation bonne ou mauvaise, une hérédité assumée ou non, vous enferme dans un ghetto, expose au sarcasme ; il est des manières de vous  nommer qui  altère à jamais votre renommée. Offrir  le sexe ou l’apprivoiser, être homme ou femme ; dans un couple d’homosexuels nul ne veut changer de nom, adopter celui de l’autre même si l’un des protagonistes officie dans le registre féminin pour le couple masculin, ou pour les femmes, le masculin ; il s’avère là comme  souvent ailleurs  un cache-misère, cache-misère sexuelle : cas de l’enfant adultérin. Je pense qu’il est bon qu’un nom soit insignifiant pour ne pas devenir injonction intenable : comment être un monsieur  Leclerc analphabète,  Gagnepetit  mais néanmoins première fortune du pays ? L’insignifiance que nous assignons au nom  nous permet  de ne pas trouver incongru qu’une fille soit mademoiselle Lhomme, ou un homme monsieur Madame, et d’accepter que monsieur Courtois  puisse être discourtois.        

– Monsieur Courtois, convenez que dans votre monde les noms ne sont que convenances destinées à satisfaire son égo, et justifier le salaire des gratte-papier chargés de tenir les registres d’état civil ! constata  Biaka.    

– Quand on naît comme moi dans un pays où l’Etat s’est accaparé la maîtrise des esprits, les géniteurs perdent tout pouvoir sur le nom de leurs enfants ; les parents ne peuvent plus que transmettre des noms sans possibilité aucune d’en donner.        

– Pour revenir sur ce que nous disions au début sur la nomination d’un nouveau-né  réintervint Gagoa, donner de son vivant son propre nom à son propre enfant nous fait penser à un parricide ; c’est pourquoi lorsque cela se produit, il appelle nécessairement moult explications et justifications assorties d’un  rituel propitiatoire.  

– Dans notre être-au-monde dit madame Véronique Apendi, toute naissance est renaissance  d’un ancêtre : le nom permet de convivre avec le mort, de transcender la mort. Quand le fils Courtois doit prendre le nom de son père Courtois vivant, le Courtois mort ne peut plus survivre que dans une représentation imaginaire, illusion pour annihiler la mort sans la dépasser.  Dans cette optique il est vrai, chaque mort ne pourra être que défunt, et n’aura la survie qu’il mérite qu’en fonction du pouvoir culturel du moment ;  c’est pourquoi chez vous monsieur Courtois tous les mortels n’ont pas la même survie dans la mémoire collective et individuelle. Si vous aviez voulu comme nous chaque être humain immortel, il n’aurait pas fallu qu’échût  au  nouveau-né  un nom prédéterminé voire surdéterminé ; nous constatons avec grande amertume  que ceux qui dans vos sociétés meurent sans descendance mâle sont frappés de mort eschatologique : ils sont les plus oubliés parmi les oubliés ; d’où l’insistance quasi obsessionnelle imbibant notre culture à propos  du nom qui ne nous est pas trace secondaire dérisoire inutile, mais condition de survie du groupe donc sillon à creuser, terreau à ensemencer.  Disparition d’un nom, disparition d’un monde : déréliction.  Les Grecs avait condamné l’incendiaire du temple d’Ephèse à ce que son nom ne fût plus jamais prononcé. Y a-t-il  mort plus absolue que celle d’un nom, plus définitive où le mort dégradé en défunt disparaît corps et âme à tout jamais ?... On sait qu’Erostrate échappa au châtiment, Dieu merci pour lui.  

– Concentré de valeurs, esthétiques, politiques, sociales et psychologiques c’est-à-dire culturelles, le nom  pour moi Biaka, est ressuscitation du mort : il voyage à travers le temps. Comme la lune il apparaît, croît, s’adultise, décroît puis disparaît pour réapparaître quelques temps plus tard.    

– Par lui continua Goagoa dans la même lancée, l’ancêtre est symboliquement remis en circulation parmi les vivants : ayant protégé la conception, la gestation puis la naissance, il en sera la puissance vitale et ordonnatrice. Le nom sauve nos morts de la mort : par lui l’ancêtre se réincarne tout au long des âges en épousant les opportunités offertes de génération en génération par la combinaison des effets de la nature avec ceux de la culture ; l’individu et le nom apparaissent alors chacun dans sa vérité : anomaphore pour le premier, chronaute pour le second.      

– De plus en plus d’Indigènes reprit madame Apendi, nomment leurs enfants à la mode des Blancs par ignorance, hypocrisie ou fanatisme ; ils croient ainsi être Evolués, c’est-à-dire avoir évolué en humanité eux qui ne sont que le chaînon manquant entre l’Homme et le Grand Singe.

– Du temps que j’étais jeune Goagoa,  né d’un père biologique, l’enfant adoptait un autre le social son défenseur dans et hors de la famille, puis s’inventait un troisième le symbolique son idéal.  Blancs et Evolués prétendent qu’un seul et même homme peut avec sagesse jouer tous ces rôles : pure chimère.      

– L’enfant est un don de Dieu à la mère qui l’offre ou non au père. On dit que chez les Blancs il passe par la bouche de sa mère pour formuler les questions qu’il aurait posées  à son père ; chez nous, il est la voix de sa mère quand elle n’ose exprimer les interrogations qui la taraudent  sur l’histoire personnelle et familiale de ce père. Il est de notoriété publique en nos contrées affirma madame la journaliste,  que le Père symbolique choisi par l’enfant se distingue du social reconnu par la société, lui-même différent ou non du biologique secret de la mère ; Il s’avère fort rare que ces trois Pères s’incarnent dans la même personne.  À contrario à ce qui me semble constater en observant les Européens, le père biologique recouvre nécessairement et totalement le social qui laisse en filigrane apparaître le symbolique virtualisé. Bien que mort  mais toujours craint même par la mère toute-puissante d’où l’interdit sur son nom, notre mauvais Père  symbolique reste inatteignable  contrairement au vôtre  à portée de main. Le jeune enfant kwil sent puis sait en grandissant que celui que sa mère lui désigne comme père géniteur est ou sera père social puis symbolique ; autrement dit, un père qui  grandit en même temps que son enfant n’a pas besoin d’être tué afin que celui-ci puisse exister car le père à tuer est déjà mort ou s’est réincarné dans un être puissant et inaccessible ; ainsi dans notre pays il n’est pas rare qu’une famille prenant pour père spirituel tel Commandant , Gouverneur ou célébrité de la politique métropolitaine affuble certains de ses enfants de nom comme Merlin, Marchand, Guyon, Samani voire de Gaulle ; n’affirme- t-on pas chez nous que : « Get  a noa moan  ( la nomination n’accapare jamais un enfant ) ?... » L’appellation n’est pas nécessairement couplée au sang mais peut permettre l’incorporation d’un individu dans une lignée familiale grâce à la parole qui alors acquiert vertu séminale.  

– Il se fait tard aussi comme chef du baaz et du village, en conclusion ouverte je dirai que le nom établi un lien de sang ou de sens ; il me semble que dans les cultures monothéistes le sang prime sur le sens à l’inverse de ce qui prévaut chez nous .Donné au nom des ancêtres  ou du Père, le nom requiert protection par le rituel emmaillotant  sa divulgation ici, ou ailleurs par un écrin de prénoms, surnoms, tecknonymes qui le décorent. Plus il est prestigieux, plus le prononcer est tabou ; c’est pourquoi sans être secret, il est interdit pour certains membres de la famille notamment ceux qui ont le plus de contact physique ou verbal avec l’enfant ; ceux-ci  lui trouvent donc une appellation ou une modification hypocoristique qui  est  vite popularisée au point souvent  de phagocyter le nom d’origine qui partagé par très peu de personnes  devient alors discret. Ce camouflage vise à contourner l’interdit de l’inceste car nommer  est s’approprier : on ne peut donc nommer un corps sexuellement interdit. Vous comprendrez  monsieur Courtois du moins nous l’espérons, qu’il faille apporter beaucoup de soins à l’attribution d’un nom ; ce qui nécessite du temps.     

( La suite, prochainement)

PS. Une manoeuvre malencontreuse  a fait que je n'ai pu lire , ni a fortiori répondre à celle ou celui qui m'a écrit au sujet du poème " MON ENFANT". Qu'elle ou il veuille bien m'en excuser: Dorénavant je serai plus précautionneux.                                                           

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