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Billet de blog 25 août 2017

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KONGO BOLOLO:L'AMER PATRIE (3)

La Maison pour Tous alias baaz salle de conférence et table de miséricorde, est un lieu central dans l'aire culturelle kwil et apparentée.

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Tout à sa besogne, Mobilamis ne se rendit pas compte que le village était pris d’une effervescence inhabituelle ; quand enfin il leva la tête, Mèkoozi traversait Garabinzam en faisant tinter une clochette ; étrange manège encore plus curieux si on le rattachait à la conversation tenue peu avant le point du jour. Sa déambulation terminée, le frère aîné se retira dans sa case. Ce fut A-Ndang qui le premier arrivé intima à son fils cadet l’ordre de quitter les lieux pour cause de réunion du Grand Conseil des Initiés qui impérativement doit se tenir à l’abri des enfants et des femmes. Sur son grabat l’enfant se souvint de ce qu’il entendit lors de son accueil officielle au baaz, et les nuits suivantes : - Même si elle est surtout peuplée de seniors à barbiche, cette maison n’est pas, avait commencé Eka-nele, ce qui en Belgique est appelé seigneurie, lieu destiné aux Aînés ; c’est La Maison pour Tous que par abus ont plus ou moins monopolisée les hommes. Lieu de savoir sur les règles de préséance, les liens de parenté y sont précisés dans le détail ; école de savoir-faire, chacun y progresse grâce à la critique des aînés ; agora distillant contes, fables dictons et proverbes, ici se construit un savoir-être ; l’expression littéraire n’y est non pas élitaire mais populaire : chacun peut s’essayer au jeu sans être objet de sarcasme bref, c’est un lieu de résistance contre la culture dominante au paradigme aliénant. Inconscient collectif, éclaireur intempestif de notre conscience, c’est le noyau dur, l’atome où notre culture prise pour désuète par notre élite politique et intellectuelle restera nonobstant ancrée dans un recoin de ta mémoire et, le moment venu, telle une résurgence, sera source réalimentant la culture nationale. Sa fonction table de la miséricorde n’a pas d’égale ailleurs : enfants admis, adolescents, jeunes hommes célibataires, veufs, gens de passage, hommes mariés, tous commensaux ; le repas pris en commun est dévoration fantasmée du corps du père totémique qui unit les enfants : manger ensemble est affirmer l’unité du clan dans la vie et dans la mort ; toute épouse est tenue de fournir sa quote-part lors de ces agapes, jouant ipso facto sa réputation de cuisinière. - Je sais, avait enchaîné Aküelbot un cousin d’A-Ndang de lignée maternelle s’adressant au novice, que depuis quelques mois tu vis de moins en moins dans le monde des femmes, et de plus en plus ici avec les hommes. Le fils vient au père c’est-à-dire au baaz, par la mère : que celle-ci le retienne ou que le géniteur s’en désintéresse, le garçon sera perdu pour la communauté des humains. La brièveté de la vie réduit dans le meilleur des cas à deux ou trois le nombre de degrés de filiation pouvant coexister : il est exceptionnel de croiser ses propres arrière-petits-enfants d’où l’importance du baaz où se côtoient différentes générations notamment celles qui était enfants ou adolescentes quand les trisaïeuls d’aujourd’hui n’étaient que jeunes adultes ou à peine vieillissant. Le statut du Vieux, heureux rescapé d’une vague déferlante déroulant tout azimut son hécatombe dans sa houache, donne la stature du baaz : plus celui-ci a de vieux, plus il est redouté, voire redoutable. Ici on apprend à s’unir à ce que l’on fait, on acquiert la culture mèkeè : « Un homme sans culture est un zèbre sans rayure », disent les Massaï ; mais est-ce encore un zèbre ? Aire transitionnelle d’échanges symboliques reproduisant tous ceux de la vie sociale, le baaz met en évidence la complexité de l’objet repas ; qui mange quoi, quand, et pourquoi ? C’est ici qu’on l’enseigne. La tête du gibier est réservée à la sœur aînée du chasseur ou à celle qui en tient lieu : symboliquement, elle a vu le jour avant le chasseur : accouchement en présentation céphalique. Le plastron revient au père social ou son équivalent : ainsi que le gorille tambourine sur sa poitrine pour avertir tant sa famille que ses ennemis qu’il est prêt à défendre les siens, le père social doit prendre ses responsabilités en cas de coup dur dans le baaz, le clan. Le râble sera remis à la mère réelle ou symbolique : c’est un signe de gratitude du chasseur pour les douleurs endurées par sa mère lors de l’accouchement. - Dans ce lieu de savoir avait repris Eka-nele, on instruit sur les structures de parenté en exhumant les lignes de démarcation entre sexes interdits, tolérés, permis, conseillés ; ceci depuis l’arrière-grand-parent jusqu’à l’enfant de l’avelet-e. Apportant dans leurs bagages leurs propres lignées respectives, beaux-frères et belles-sœurs les explicitent personnellement ou par le truchement d’un tiers. Ainsi la tante paternelle encore appelée père féminin en cumulant l’autorité du père avec la puissance de la femme occupe une place particulière ; c’est elle qui fait père son frère : tout se passe comme si elle était allée épouser une femme qu’elle lui aurait confié pour insémination. Diibèzok ton oncle maternel ou mère masculine, en est le pendant dans ta lignée maternelle ; comme c’est sa sœur qui a permis ta mise au monde sensible, c’est à lui ou à défaut à sa descendance que reviendra ta mise au monde des lumières lors des initiations, ou ta mise en terre qui est une mise au monde des Invisibles lors de ta mort. Cette maison pour Tous est régie par la loi du don : don de la parole, don d’expérience, don de nourriture qui tous renforcent les liens d’alliance entre donataires et donateurs, amphitryons et hôtes. Je n’oublierai pas de te rappeler que la présence au baaz est une obligation morale. Ici mon fils, on parle souvent par allusion, délégant au destinataire l’opportunité de composer le message signifiant dissimulé dans l’ambiguïté d’un énoncé qui ne se présente souvent sous forme ni d’une transmission, ni d’une énonciation ; aussi faudra-t-il savoir te taire quand on te donnera la parole : langue qui fourche meurtrit plus que pied qui trébuche, salive crachée ne peut plus être ravalée ; ce qu’on n’a pas dit aujourd’hui ici pourra l’être ailleurs, demain, après-demain, dans une semaine, un mois, une année, voire une génération par tes descendants. Dans le baaz il est important de ne pas attendre de réponse claire à une question précise, ni s’étonner d’une réponse filandreuse à une question limpide : il faut bien volontairement laisser quelques portes closes afin que soit goûté le plaisir de les ouvrir seul ou avec les autres. Il te suffira d’espérer qu’à partir de touches éparses glanées au gré des conversations, citations, contes, dictons, fables ou proverbes libérés par telle ou telle personne, voir se dégager le tableau final donnant forme et couleur à l’enseignement ; ici, il s’agira toujours d’une approche pointilliste. Nous sommes dans un espace de connaissance et de reconnaissance où les savoirs anciens sont appris pour être transmis à chacun tout au long de sa vie afin d’enrichir son être-au-monde : dans ce centre de formation ininterrompue se construit le parcours éducatif des garçons et des hommes qui y apprennent au contact des aînés comment transformer les faits bruts en objets de connaissance réflexive, et conforter les indices en éléments de certitude. Vues de loin, les choses se passent comme si moi le plus ancien de tous, disposais d’un pouvoir absolu tant en intensité qu’en étendue puisque le plus souvent je tranche en dernière instance ; c’est faux car mon autorité est limitée par le principe du consensus de la gérousia : tout dissensus durable entraînerait la dislocation du clan, risque mortel pour la communauté donc pour chacun d’entre nous ; de surcroît il m’est expressément interdit de me mêler de sujets considérés comme spécifiquement féminins. L’autorité du baaz est conférée à perpétuité aux Anciens jusqu’à ce qu’ils deviennent Ancêtres. La parole de l’Aîné ne peut être directement contestée : pour être, la contestation doit transiter par un facilitateur appartenant à une classe d’âge ayant préséance de séniorité sur cet Aîné. Si aujourd’hui nombre de gens trouvent très impolis les élèves fréquentant l’école des Blancs, c’est faute pour ces enfants de n’y avoir appris la suprême loi de la préséance sénioriale. C’est heureux que tu ailles à l’école des Blancs et y progresses avec le succès que nul n’ignore ; mais si tu sais où tu vas, n’oublie jamais d’où tu viens ; c’est pour maintenir à tout prix le fil de la transmission si tenu soit-il qu’il te faut fréquenter le baaz faute de quoi tu ne seras plus qu’une pirogue sans barreur, champi orphelin de ses origines et condamné à une errance sans fin. C’est ici que te sera précisée la notion de classe d’âge, corps collectif doté de devoirs particuliers et de droits spécifiques accédant ensemble à la capacité sexuelle sociale, au statut de guerrier, puis d’homme marié, de père puis pour certains aux fonctions de magistrat, conteur, grands prêtres ou enfin de patriarche. Le passage d’un grade à l’autre est soumis à la réussite aux épreuves rituelles de complexité croissante. Le fils reste fils tant que son père est vivant : celui-ci accédant au patriarcat, lui permettra alors de monter sur la ligne de front, ligne des pères sociaux. Je terminerai en te signalant que tous ceux qui n’ont ni ami, ni parent, ni enfant trouveront ici ami, parent, enfant ; c’est trop d’une seule et même personne que d’être bon ami, bon fils, bon parent, bon mari, et bon patriarche ; aussi faut-il tout le baaz voire tout le village pour que les parents puissent élever les enfants sans pour autant que les uns ou les autres ne deviennent fous. Le grand baaz d’A-Ndang est le cœur du village, arbre aux mille branches et à l’infinité de racines donnant accès au royaume des ancêtres ; que les branches s’entrechoquent n’a pas grande importance si le cœur de l’arbre les réconcilie : les racines finiront par s’embrasser. Lieu où on s’alimente de paroles et de nourriture, le baaz à l’instar du sexe de la femme qui accueille et avale donc en définitive castre est le représentant extérieur du Moi collectif : les Anciens y ont appris, vécu, enseigné. Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Telles sont les trois énigmes fondamentales que chaque jour le baaz tente de résoudre.  

* Qui es-tu ?... Femme !... Homme !... Si tu te reconnais dans l’une de ces deux réponses, alors chaque soir avant de t’endormir pose-toi la question cruciale suivante : « Depuis mon réveil ce matin jusqu’à l’instant présent, ai-je mérité la dignité d’être nommé-e Homme ou Femme ?... »                            

*D’où viens-tu appelle une réponse profonde et précise à la question fondamentale suivante : « Quel nom portes- tu ?... et pourquoi ?... »                          

*Où vas-tu signifie : « Quel est ton panthéon ?... »                                                                                                                                                          

- Nous pouvons aussi avait enchaîné Baakel, considérer le baaz comme un grand arbre à palabres qui s’effeuille tout au long de l’année sans jamais épuiser tout son feuillage ; on y vient ramasser les ramures du savoir. Ici sont enseignées la connaissance de soi et celle des autres par les contes initiatiques, éducatifs ou symboliques, les dictons, proverbes, adages et fables qui permettent à chacun de trouver sa juste place en lui fournissant une sécurité tant intérieure qu’extérieure. Pendant un court instant le conteur y est père de tous les enfants même s’il n’en a pas en propre ; poète et philosophe, il entrevoit ce qui se dérobe aux yeux de la plupart d’entre nous, et ne se dévoile qu’au crépuscule du soir car le conte n’est une aventure dans un monde à signification occulte que pour qui ne sait pas voir.  

– Nous conteurs, avait continué Eka-nele, distinguons deux types de contes : le sesa qui dure une à deux heures, et le pubè se déroulant sur toute une nuitée ou deux voire trois ; actuellement dans tout le pays kwil, seul le Grand Goagoa de Gama près de Sèèb reste capable de pareille performance. Quelle que soit sa longueur, le conte n’est jamais innocent : il donne une certaine vision du monde, instruisant enfants et adultes ; ainsi dans « La querelle de l’écureuil et de l’araignée » ou dans « L’origine des grandes fortunes », il formule des critiques plus ou moins voilées contre les puissants ; parfois il souligne la nécessité de séparer le sauvage du domestique, de médiatiser tout passage de l’un à l’autre sous peine de malheur comme nous le rappelle le conte sur Elieeb. Dans la plupart des sesa il y a presque toujours un décepteur, petit animal dont la faiblesse physique est largement compensée par l’intelligence ou la ruse lui permettant d’arriver à bout de plus fort que lui. Chez nous le décepteur revêt souvent la figure de kuu le lièvre küil la tortue ou küe la gazelle.

 (La suite, prochainement.)

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