Dans cette nuit noire Mobilamis put pour la première fois remarquer ces voisins qu’il avait toujours croisés sans les voir. Il entr’aperçut leur manière de vivre mêlant pratique et pensée qui ensemble forment une trame complexe d’interactions alliant tradition profane et profond sens du sacré. Il était tard, très tard aussi comme chacun l’enfant de Garabinzam alla se coucher ; il dormit sur ses deux oreilles jusqu’à midi environ. Le botoka était presque vide, seules quelques femmes vaquant à leurs affaires et des enfants jouant sur la place, avaient été dispensés de la chasse ou de la pêche. Nana lui offrit un plat d’antilope. Petit-déjeuner ou repas de midi ? Cela lui importait peu : il mangea avec appétit puis alla flâner admirant çà et là l’ingéniosité des femmes aka dans leur art de la confection des nattes, des huttes. La journée passa sans relief. Le soleil à peine couché, la lune se leva ; deux sœurs assises devant une hutte se mirent à chanter à capela d’une voix exaltant une expression de liberté évoluant dans une atmosphère de sérénité feinte. Le clair de lune fiancé à la délicatesse contrapuntique de l’ensemble installa une ambiance nostalgique ; pensaient-elles à leurs frères, leurs amoureux ?... Bientôt, quittant Mobilamis, Nana les rejoignit ; puis arrivèrent filles et garçons qui se mirent à danser tandis que Zelegu marquait le tempo en battant des baguettes sur un tronc de bois mort. Ici en pleine forêt, le spectacle différait de celui de Garabinzam car tout participait à la fête : jeunes et vieux, les femmes comme les hommes ; la lune et les feux sans oublier les lucioles diamants saupoudrant de leur éclat le tapis noir de la nuit : la lumière autant que l’obscurité créaient une ambiance singulière. Le chant alternait systématiquement voix de tête et de poitrine dans un va et vient constant, enivrant comme un bateau pirate tanguant dans une fête foraine. Orné de contrepoints touffus scandés par des battements des mains et des cliquetis des baguettes, l’entrelacs des voix fusant de toutes parts selon un ordre d’entrée apparemment ouvert, donnait de prime abord l’impression d’un charivari, d’une cacophonie ; mais peu à peu chaque chanteur-danseur trouvant sa place, tout finit par s’organiser harmonieusement. Se distribuant sexuellement selon un plan transversal, en rangs appariés femmes, enfants et hommes se mirent à danser. Porteur de rituel, d’une profonde réalité anthropologique, un exécutant apparaissant comme séparateur entre le féminin à gauche et le masculin à droite, ceux qui avaient passé leur tour et ceux qui attendaient, faisait une démonstration. Parfois, les rangs devenaient file indienne qui se fermait pour former un cercle ; alors un homme s’en détachait et en gagnait le centre. Devenu pivot, il se présentait devant une femme, recréant ainsi un appariement qui opérait un aller-retour entre l’homme confisquant la femme qui le gaffait puis feignait de l’ignorer ; en conséquence de quoi le danseur s’agitait, exécutait des acrobaties devant elle restée comme quiescente, absorbant l’énergie dissipée par le demandeur emporté dans un espoir d’allégresse croissant jusqu’à l’ivresse tandis que la danseuse le suivait avec un léger décalage temporel jusqu’à le rejoindre dans une érotique fusionnelle portée par le mouvement grandissant des tam-tams. Tout en rotation synchrone avec le tempo des percussions, les hanches des danseuses accélérèrent leurs mouvements entraînées qu’elles étaient par le crescendo de la hauteur des voix. À l’acmé, les femmes exhibèrent leurs croupes telles des guenons en chaleur. Alternance des contraires embarquant les chanteurs-danseurs dans un vertige de circularité, le chant alliait dans une synergie toujours renouvelée, opposition et complémentarité. C’était comme un jeu de cache-cache, d’appel-écho, de question-réponse, éclipse où l’attention du spectateur était capturée par l’un ou l’autre, la mise en lumière alternant de l’une à l’autre, dans un mouvement perpétuel qui s’accélérait jusqu’à la mort figurée par la séparation des deux danseurs. La musique faisait corps avec les vies intime, privée, sociale et religieuse : journal, cinéma, théâtre, messe. Dans un reflux progressif, musique, chant et danse se calmèrent jusqu’à disparition complète : temps suspendu. Il était tard, tout le monde alla se coucher.
Puisque Mobilamis pour la première fois devait quitter les siens et ne revenir qu’au bout d’une année scolaire, A-Ndang avait sollicité le mbomba, art divinatoire de type pyromancie en quoi excellait Zelegu. On passa donc la journée à confectionner un gigantesque amas de bûches sur la place centrale du campement. S’écroulant sous le poids des soucis et de la fatigue, le soleil avait emporté les bruits familiers et l’agitation diurnes ; le silence s’était peu à peu installé alors que progressivement les roulements de tambour, les claquements des mains s’élevaient dans la nuit noire éventrée par les flammes. Maître de cérémonie, le chef du campement se mit une goutte d’un produit mystérieux dans chaque œil puis avala une rasade d’un breuvage à base d’Iboga. Lentement, des hommes se mirent à tourner autour du brasier, point nodal du rituel. Le bois crépitait, le feu rougeoyait, les étincelles s’envolaient dans le ciel emportées par une fumée légère ; la voix des femmes intimement enveloppée par celle des hommes, forma un ensemble aspiré par l’infini céleste où il s’épanouit en un voluptueux bouquet. Soudain, le tempo de tam-tam s’accéléra. Seul, agitant un hochet, Zelengu continua ; il vacilla, frétilla ; corps en feu, couvert de sueur et de poussière, titubant ou se déhanchant telle une chiffe molle, il déferla vers les flammes comme pour s’immoler, mais s’arrêta net à un pas de la tour flambante ; alors il se mit à chanter, entreprenant un crescendo escarpé, vertigineux, périlleux. Sa voix se fit grêle, frêle, fine, si tenue, si tendue que Mobilamis en frissonna. Avant la chute, le chanteur fut pris de mouvements fièvreux, échevelés suivis de spasmes s’intensifiant en convulsions puis s’égrenant en frémissements qui, par une transe de possédé le conduisirent dans un état second. Il s’approcha du feu et, tel un astronome décryptant l’almageste, se mit à lire dans les flammes, récitant une longue litanie dans une langue ésotérique où néanmoins le garçon de Garabinzam reconnut les noms de certains ancêtres de Zelengu, mais aussi ceux des ascendants d’A-Ndang. Cela dura une bonne demi-heure peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Après avoir recouvré ses esprits, il articula en langue exotérique : « Sans crainte aucune, Mobilamis peut aller à l’école des Blancs partout où le mèneront ses études car les mânes de ses ancêtres veilleront sur lui ; mais qu’il n’oublie pas ces trois règles d’or : Qui ne commande qu’à soi-même, commandera toujours. Qui n’est riche que de soi est encore le plus riche de tous. Qui soigne l’étranger, soigne sa propre réputation.» Chants et danses reprirent jusque tard dans la nuit.
À partir du milieu de l’après-midi du jour suivant, le campement s’anima ; tout le monde y compris Ndjilèmbè sa famille et ses compagnons était rentré : les épouses s’affairaient autour des feux. Parmi les chasseurs figurait un blessé à la jambe. Après avoir nettoyé la plaie à l’eau bouillie, Zelengu la fit exposer au brûlant soleil équatorial puis disparut dans la forêt pendant une bonne heure. Il revint chargé d’une hotte, un paquet à la main ; il traça un cercle de charbons ardents et de cendre chaude, puis ouvrit son sac : il s’en échappa une légion de fourmis soldats. Sur la plaie il en posa certaines qui incrustant leurs puissantes pinces sous la peau suturèrent la blessure. Le thérapeute arracha abdomen et thorax des insectes, la tête restera sur place jusqu’à cicatrisation. Il recouvrit le tout d’une feuille médicinale libérant un suc anti-septique, puis enveloppa la jambe de pans de marantacée. « Dans une semaine, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir », assura le soignant.
Le repas fut copieux et agréable. Entre le coucher du soleil et le lever de lune, s’écoula un intermède de fausse nuit éclairée par les étoiles, pénombre portant au loin l’appel lancé par le tam-tam major ; puis des adolescents tambourinèrent sur des morceaux de bois mort. Progressivement la forêt calme il y a peu s’agita, bruissa ; des craquements et claquements approchaient du botoka. Bientôt portant masque, un grand cône de fibres multicolores de raphia entra dans le campement en dansant. En l’honneur d’A-Ndang on célébrait Mondjoli mais non Edjengi qui, interdit aux femmes, enfants et non-initiés nécessite un rituel strict en bonne et due forme : femmes et enfants étaient dispensés d’aller se calfeutrer dans les huttes. Le masque qui voile dévoila la voix inaudible de Mondjoli par un cri guttural et puissant qui fit frémir les femmes et les enfants. Liberté du corps dans l’espace, réduction du temps à l’instant, voici la danse. Cet échassier s’agita, sautilla, poursuivit une proie imaginaire puis tournoya sur lui-même jusqu’à soulever sa burqa de fibres. Brusquement, les tam-tams qui imprimaient le phrasé musical selon un code immuable, s’affolèrent ; le thème s’évapora dans la nuit étoilée abandonnant le chant qui s’effondra : la musique perdit ses repères pour devenir improvisation, pure traduction de l’émotion brute et, dans un exaltant corps à corps avec le danseur, schofar, elle se sublima en expression de Mondjoli entraînant le danseur masqué au faîte d’une jouissance ultra phallique , surérogatoire, signe des retrouvailles avec l’Esprit : dès cet instant, la danse mena le corps, le danseur n’étant plus inspiré mais aspiré par Mondjoli. Tourbillonnant, le masque provoqua chez le danseur un effet panoptique source d’une impression de toute-puissance. Mondjoli dansa pendant une heure environ puis en décrivant des spirales se desserrant, disparut en la noire nuit forestière dans un bruissement de feuilles gardant à jamais son mystère. Pendant longtemps encore, femmes et hommes chantèrent puis comme par amuïssement tout finit par se taire hors le tam-tam qui continua de parler un langage d’initié ; mais lorsque la parole disparaît, le corps devient langage, son et mouvement, parole doué de sens, et la danse discours avec exorde, corps du sujet, péroraison figurée par l’écroulement des danseurs. Tout s’arrêta : les tam-tams s’interrompirent, les chants avaient cessé ; un long silence s’abattit sur le campement puis quelque chose commença : à mesure que la lune montait et que ses rayons se frayaient des passages dans le feuillage des arbres alentour, Mobilamis perçut un air allant crescendo : c’était un entrelacs de voix où, alternance systématique de voix de tête et celles de poitrine dans un constant aller et retour, surnageait le jodel mené par la voix si particulière de Nana, tremblotante on eût dit la flamme d’une bougie exposée aux courants d’air. Comme reflet et interprétation de la vie sociale, l’activité musicale dont la pauvreté instrumentale est largement compensée par la richesse vocale présentait ici les mêmes caractéristiques d’autonomie relative de chaque membre ou groupe évoluant dans un cadre rigide. Quelques heures plus tard alors que la nuit était déjà avancée, dans une sorte de fugue avec combinaison et intensification mutuelle des voix, un chœur d’hommes chantant en canon avec un autre de femmes se trouva encadré par Nana soliste répondant à un chanteur. C’était une musique envoûtante, - - mutuelle caresse, frotti-frotta de voix évoquant un madrigal de Monte Verdi- - : d’abord, une impression de sortie de soi prise pour éphémère car renvoyant à la stabilité du quotidien, puis un sentiment de lente immersion dans l’éthéré, le rêve ; enfin un constat d’atrophie du contrôle de soi, de rétrécissement de son esprit critique et de sa volonté. Chœurs, solistes, percusionnistes, tout battait son plein et plein son. C’était une musique addictive : comme par une sorte de glissade voix solistes, chœur d’hommes puis de femmes fusionnèrent en un ravissant unisson sous un ciel étoilé sans lune : sublime.
Insinuant incognito de profonds sentiments, la musique est un langage fourvoyant l’esprit critique de l’auditeur. Chacun sait que le chanté nous imbibe bien plus que le parlé car le chant est un objet de jouissance qui convoque la transe, voie royale réservée à Komba. Appelés, portés par le chant, les danseurs hommes et femmes investissaient la voie du vide, porte d’entrée de l’Esprit créateur qui, fermé les aurait conduit à l’impuissance ; ils se seraient alors trémoussés au lieu de danser, auraient jappé en place de chanter. La possession commence quand, creusant dans le danseur un vide qui fait chanceler celui-ci, le Créateur le pénètre et s’empare de lui ; le son alors à son acmé, le chant devenant cri s’éteint pour laisser libre cours à la voix : la loi disparaissant libère une jouissance qui se répand telle une vague déferlante alentour, jouissance de comblement, jouissance au-delà de la jouissance, jouissance de l’au-delà. Ces voix qui vibraient dans la nuit noire faisaient vibrer la forêt tout entière, invitant au bal mondes visible et invisible ; tout se mit en résonnance avec le corps et l’âme de Mobilamis ; de la lune qui avait réapparu et continuait de s’élever lentement dans le ciel, tombait une lumière blafarde sur cette terre portant une forêt sans fin ; mieux que jamais, le garçon entendit s’envoler une prière muette : « Sauvons l’Esprit de la forêt. »
Comme tout avait été préparé depuis la veille, les adieux aux habitants du botoka de Zelengu furent brefs le lendemain matin peu avant le lever du soleil. Tout de suite A-Ndang accompagné de son fils plongea dans la forêt. L’avancée était lente, pénible ; parfois le père créait de novo à coups de machette un chemin qui moins d’un kilomètre plus loin débouchait sur une draille ouverte par les éléphants. Au passage, le chef de Garabinzam fit remarquer une termitière : « Les gorilles ne doivent pas être bien loin : ci-loge un de leurs plats préférés. Gorille n’est ni léopard, ni python : il déclare toujours la guerre avant d’attaquer », dit-il. Cette intuition fut confirmée par la découverte d’empreintes près d’un ru courant non loin de là. Après avoir longtemps marché le fils et le père s’arrêtèrent au bord d’un ruisseau au-delà d’un tronc d’arbre faisant office de pont vermoulu: dérisoire passerelle menant à la pause repas. Morceaux d’antilope et de banane avalés, eau bue, chacun termina le repas par un fruit à coque globuleuse, et plein de fèves enrobées de pulpe moelleuse, juteuse, sucrée, légèrement acidulée : le malombo ou Saba senegalensis. A- Ndang leva l’ancre puis marchant, il entama une conversation intime à haute voix : « Ce que l’on voit de l’arbre n’est que surface de l’onde frémissant sous la brise : son essence se trouve en dedans et en dessous. Comment dévaluer le droit d’aînesse en préséance d’aînesse sans pour autant démonétiser l’Aîné ? Sommes-nous prêts à combiner l’humilité de l’Aîné à la modestie du Benjamin ? D’une manière générale la dépréciation des anciens savoirs, l’enrichissement matériel conféré par l’école des Blancs ont tôt fait oublier à ceux-ci que si ’’ L’Homme vit de pain ‘’, il ne vit pas que de pain ; tout arbre quelque géant qu’il soit, a besoin de racines d’autant plus profondes qu’il monte haut ; tu as dû certainement te demander pourquoi toi à l’école des Blancs : afin que de cette incontestable défaite, naisse une victoire un jour ; pour cela n’oublie jamais Mobilamis, que Mèkoozi et Megolaa te sont aînés. La pauvreté interdit tout repos du corps et de l’âme. ‘’Être pauvre est être seul au monde sans enfant ni conçu, ni élevé, ni adopté : celui qui le nourrit, un chien suit ; celui qui le maltraite, l’enfant fuit ; si tu es seul rappelle-toi, demande-toi pourquoi ; dit un proverbe kwil’’. Un Vieux seul, reste cadet, sujet mineur ; jamais il ne sera Aîné. Censeur des comportements individuels et collectifs, le Vieux détient l’historique de la communauté clanique car il tient la porte ouvrant sur le temps infini de l’Invisible, porte qu’il peut entrebâiller de temps à autre. Gardien de la coutume et assise de la tradition, il est placé sur un piédestal inaltérable. L’individuation qui pense, repère et nomme le sujet en l’inscrivant dans sa généalogie protège le Vieux élevé à la dignité d’Aîné ; en sublimant l’individu de qui la primauté est confortée par une armada de lois, l’individualisme qu’inculque et prône l’école des Blancs détruit la personne âgée. Pour nous une vie réussie n’est pas celle ayant produit un héros, mais un ancêtre sur qui fonder sa légitimité d’appartenance et sa candidature à l’ancestralité. Être Vieux, ça se mérite car la parole de l’Aîné vaut bien plus que tout son pesant d’années : les différents rites d’initiation ne visent en définitive qu’un but, celui d’amener l’enfant à la dignité de Vieux. Je compte sur toi pour aider Mèkoozi ton aîné à devenir Vieux plus tard. » Dans un silence de recueillement religieux, le fils avait écouté ce père parlant d’un ton d’une inhabituelle solennité, avec une diction presque déclamatoire.
Depuis son départ de Garabinzam, Mobilamis s’était peu à peu imbibé de la poéticité de la forêt ; à présent il traversait Sèèb gros village bâti sur des collines et arrosé par la Sèèb ; encore quelques pas, et il sera à Gama chez Biaka, l’oncle d’A-Ndang. Une surprise l’y attendait. Le voyage avait duré presque un mois mais en cette année 1956, ce fut embolismique.
(La suite, la prochaine fois)