La gorge sèche, Vital se lève chercher un verre d’eau dans la cuisine. Il y fait très chaud, si chaud que l’alcarazas s’est mis à transpirer, répandant sa sueur sur la toile cirée où il repose. Deux gorgées bues, il revient à son bureau ; vingt-deux heures trente: encore une copie avant d’aller se coucher.
LE DERNIER GLAUDE
Alfassa marié et père de cinq enfants dont deux filles était un homme respectable, seul vrai lettré de la circonscription électorale de Ouesso-mokè. Comme tout sachant lire et écrire de la Sangha, il aspirait à devenir député vu qu’il était déjà conseiller ; mais Denis, non content de se cantonner au rôle d’amant de Laïs la chabine d’Alfassa, convoitait et pour cause, le même poste avec le lourd handicap d’un niveau intellectuel n’atteignant même pas le cours moyen deuxième année.
Tous deux étaient membres départementaux importants du parti de la culture et du travail que tout le monde nommait parti du crétinisme triomphant où la stratégie apprise à l’école des cadres enseignait que le meilleur moyen d’abattre son adversaire politique est de frapper sous la ceinture, c’est-à-dire copuler avec l’épouse de celui-ci. Ayant reçu le soutien des instances nationales, Denis n’eut aucune peine à convaincre espèces sonnantes et trébuchantes à l’appui, l’épouse d’Alfassa.
Ce premier échelon gravi, il conforta son avantage en fomentant contre son ennemi, - - dans la Sangha tout adversaire politique est nécessairement un ennemi- -, une rumeur : Alfassa, mangeurs d’hommes. Non pas cannibale grand consommateur de méchouis humains le dimanche ou les jours de fête, mais pis ; il était sorcier, malévole contre qui nul ne peut se défendre s’il ne l’est lui-même. Sorcier c’est-à-dire ennemi de tous. Sorcier : celui dont la tête est mise à prix. Sorcier : bouc émissaire dont le meurtre est considéré comme œuvre de salubrité publique.
La rumeur grassement nourrie par la mulâtresse passée à l’autre camp enfla, se transforma en tumeur délétère voire mortifère avant de se répandre en douleur sur tous les partisans d’Alfassa. Un à un ses lieutenants s’éclipsèrent, et inexorablement la garde rapprochée s’éclaircit ; ne restaient plus que les plus fidèles des fidèles dont Benjamin le chef qui ayant mis à l’abri la descendance de son patron, vint supplier celui-ci de quitter les lieux ou pour le moins de modifier sa profession de foi électorale notamment son point sur l’école. Il arriva un après-midi : disparu, le soleil éclairait encore de rouge et de feu une panne au loin.
- On avait préalablement désigné le coupable : moi. Restait à trouver le crime. C’est chose faite avec ce prétexte de profession de foi en l’impérieuse nécessité d’une école de bonne qualité pour tous, répondit Alfassa. Je suis enseignant :l’éducation me paraît seule lumière aurorale pouvant éclairer le bout du tunnel de misères matérielle et morale où nous sommes confinés ; pour moi tout enseignant digne de ce nom doit se sentir comptable de la qualité d’intelligence qu’il suscite chez chacun de ses élèves ; il a pour devoir suprême dès la première heure du premier jour de sa première classe jusqu’à sa mise en retraite et même au-delà, de ramasser puis de rassembler les étincelles éparpillées dans ces cerveaux juvéniles pour en faire jaillir une flamme éclairante. Je refuse obstinément et de toutes mes forces, la transformation de l’école en un bureau de renseignements chargé de la reproduction à l’identique des SDF, ces femmes et hommes sans aucune difficulté financière.
- Maintenir ce programme reprit Benjamin, c’est heurter frontalement la ligne politique définie par le dernier congrès du parti ; or notre circonscription est un lieu stratégique pour le basculement de la majorité parlementaire. Nos ennemis intimes ne reculeront devant rien pour arriver à leurs fins ; et ce ne sera pas la première fois qu’un journaliste ou un dissident se sera suicidé en se tirant une balle dans le dos quand il n’a pas eu la chance de moisir dans quelque ergastule. Sur cette terre, tout le monde même toi, a droit à la vie, au bonheur.
- Si tout le monde a droit au bonheur sur terre, le Paradis céleste n’en devient-il pas au mieux sans objet, au pis un gueuleton de pain d’ivraie ? Dans notre société la notion de bonheur se révèle de plus en plus n’être qu’un rideau de fumée dissimulant celle de propriété : être heureux signifie être riche, disent les pauvres ; l’argent ne faisant pas le bonheur déclarent les nantis, c’est par pure charité chrétienne que nous vous laissons croupir dans la misère. Progressivement à notre insu, nous sommes passés d’un monde où la Loi s’énonçait : « Chacun pour tous tous pour chacun », à celui proclamant : « Chacun pour soi Dieu pour personne », après un détour par le très fameux « Chacun pour soi, Dieu pour tous ». Il ne m’est pas plus grand bonheur que celui de défendre l’école émancipatrice.
- Pour la défendre, encore faudrait-il être vivant ! Décampons d’ici au plus vite ! Le mal est profond, la menace certaine et imminente son exécution.
- En ce qui me concerne, le diagnostic est posé depuis belle lurette : le temps, voici mon mal. Je suis prisonnier d’un temps altéré : collapsus majeur du temps passé, dilatation infinie du temps présent, absence totale du temps futur expliquent la béance ouverte entre mon projet et mon produit : aujourd’hui est hier ressuscité, et demain anticipé. Chaque jour qui passe m’instruit sur l’inconsistance des mots, l’incertitude des choses, l’inconstance des gens : ne rien attendre d’autrui ni bien ni mal, ni étayage psychologique ni soutien matériel ; et ce n’est pas l’épitaphe gravée sur la tombe du saint-bernard des moines « Il sauva la vie à 40 personnes. Il fut tué par la 41è », qui me fera changer d’avis. À quel sable, quel marbre confierai-je ma douleur ? Le continent du permis s’effrite irrémédiablement devant l’océan du possible : le dépassement de soi abdique irrévocablement face à l’accomplissement de soi, la recherche de la vérité, vis-à-vis du plaisir ; la république de la vraie tristesse s’écroule au pied de l’empire de la fausse joie, du bonheur illusoire.
- L’amour, l’amitié, quelle place leur réserves-tu dans ton analyse ?
- Tu as raison : la mort rend absurde tout attachement, même à l’école ; aussi l’acharnement dans l’amour soit-il sensuel n’en devient plus que succédané de parfum d’éternité, fragrance enivrante et séductrice. En me parlant d’amour et d’amitié, tu m’inventes des souvenirs aux saveurs douces-amères ; mais quarante-cinq ans ce n’est pas trop tôt pour fournir un cadavre, ni bien tard afin de faire jouir d’un legs.
Ma vie est un fleuve de désert : lit de pierres dans une plaine de sable surplombée par des rochers sculptés par le vent. Je laisserai ma mulâtresse bien-aimée à son amant après que dans ce salon devenu hypèthre, je me serai pendu au lustre que voici et mon sexe, dans une ultime protestation, par sa dernière érection leur rappellera toutes les caresses dont j’ai injustement été privé. D’aucuns ma veuve la première, diront que j’étais fou ; ce m’est agréable compliment : la folie m’apparaît signe cardinal de bonne santé mentale dans le monde présent. À tous, mon trépas semblera aveugle ; mais à mes yeux il a les couleurs du regard de ma chabine.
Bois mon frère, que se déverse sur moi la grâce de greloter dans la solitude de ma tombe humide et froide. « Quel homme était-ce ? » se demanderont certains ; et chacun de déblatérer ses stupidités avec fermes convictions d’avoir l’exclusivité de mon intimité, débitant avec suffisance et docte nescience des élucubrations sur mes performances professionnelles, littéraires, culinaires voire sexuelles sans qu’il ne se rende le moins du monde compte qu’il ne fera que me vêtir de ses fantasmes : nul ne me connaît. En vérité quand je mourrai, personne ne devrait dire : « Je sais ! » car nul ne peut se targuer de ne rien ignorer de ma vie tissée en fil serré de déceptions cachées et d’humiliations bues, sans heure de gloire ni minute d’amour.
Bois mon frère, l’égrégore est rompu : célébrons mes funérailles ; vidons au plus vite ma cave afin de remplir au plus tôt mon caveau ; quarante-cinq ans c’est juste ce qu’il faut pour faire un beau mort : sans amour ni passion, entre cul-de-sac professionnel et impasse sentimentale, voie idéologique sans issue et origine obscure, je me vois tel le rond-point d’un dédale d’acculs.
-En considérant le tableau de désespoir que tu m’as si finement dessiné, me vient à l’esprit en forme de question une phrase de George Bernard Show : « La vie est quelque chose de plus grand que le bonheur » ; n’est-ce pas ?
Jean-Pierre Goagoa
(La suite, demain)