Nous voici dimanche. Après la messe, je découvre dans la salle des bals pièce marquetée marquée en son milieu d’un échiquier byzantin en marbre dominé par un hourd provisoire en amphithéâtre, les trente –deux cases blanches ou noires. De part et d’autre de Rose Irène Sophie, que du beau linge ! Afin d’honorer l’accès à la couche d’une déesse, il ne faut pas moins qu’un plateau portant des dieux ; en effet chaque pièce représente en porcelaine noire ou biscuit blanc grandeur nain de jardin campé sur des patins à roulettes, une divinité ou un héros. D’abord Jupiter, roi blanc totipotent armé de son foudre, porte une toge symbolisant le pouvoir politique. Alliant beauté et amour, Vénus la dame a dans sa main gauche une coquille de moule, tabernacle de son pouvoir infrangible. Tantôt calme parfois tempétueux, dieu des océans Neptune le fou du roi jaillit des flots brandissant son trident à la crête de quelque tsunami. Fou de la dame, Minerve avance un glaive dans une main, l’Egide dans l’autre. Diane cavalier du roi parcourt les forêts pourchassant braconniers et intrus son carquois plein flèches et son arc bandé. C’est paré d’une tunique romaine que cavalier de la dame, Mercure le messager hors pair s’élance dans les cieux. Janus et Fons son fils sont agents doubles au service de sa majesté Jupiter. Allure altière, port aquilin, les pions blancs ont pour nom Cerbère, Egérie, Faunus, Flore, Lavinia, Romulus, Terminus et Vesta.
À ces divinités et héros romains s’oppose le panthéon grec avec à sa tête Zeus roi noir pantocratique et pathocratique, longs cheveux en bataille, à la main droite sertie de cabochons de rubis, une épée rehaussée d’or et d’argent rappelant la justesse de la rigueur de la justice éclairée par la raison. Il menace de tempête qui ose renâcler face à ses colères. Tenant dans sa main gauche la pomme mortifère arme de séduction massive, Aphrodite la dame de beauté et d’amour dans sa robe la moulant avantageusement baisse les yeux feignant la soumission. Poséidon le fou du roi est maître des mers. Arpentant l’écume des vagues, partout il porte son casque-bouclier et son arme de dissuasion, le trident. Le fou de la dame répond au doux nom d’Athéna déesse de la sagesse mais aussi de la guerre. Son heaume à plumes, sa lance en argent et à pointe d’or, son bouclier à tête de Méduse en font foi. Un bandeau dans les cheveux, des sandales aux pieds, un arc sur son épaule droite, Artémis fille de Zeus et déesse de la lune occupe la fonction de cavalier du roi aux allures de marathonien traversant air et éther ; héraut des dieux reconnaissable de par le caducée qu’il porte, Hermès sert de cavalier de la dame. Les tours Ariane et Gorgone jouent les agents doubles. Achille, Atlas, Andromaque, Héraklès, Epiméthée, Jason, Pénélope, Prométhée sont les fantassins.
C’est Rome contre Athènes. L’Eglise n’a peut-être pas eu tort de considérer que l’engouement pour le culte de Caïssa est une appropriation impie du temps livré au gaspillage : ainsi que nous pouvons tous le constater, autour du joueur tout devient flou voire inexistant, tout sauf l’échiquier et ce qu’il porte. Ce qui enivre le plus dans cette liturgie où un brillant attaquant peut se révéler piètre défenseur, est l’attrait de l’inconnu, de l’inattendu ouvrant la porte de l’espoir sans pour autant clore celle de la déception. Les pièces semblent posséder une âme et entretenir une singulière relation avec chaque pratiquant ; celui-ci a toujours sa préférée. La mienne est le cavalier que chacun place de façon particulière : regard latéral droit ou gauche, vers l’avant, l’arrière ; depuis longtemps j’ai opté pour le vis-à-vis entretenant ainsi une conversation muette, une connivence certaine. Roberto lui, nourrit un faible pour le fou artilleur de longue portée qui en milieu de partie est plus rapide que le cavalier ; mais en finale lorsque les coups doivent être et précis et tout azimut ou presque, le cavalier domine son sujet.
(La suite, demain)