Un silence somnifère gagnait peu à peu le village au fur et à mesure qu’une nuit d’où la lune avait disparu en prenait possession. La forêt ne dort pas, elle somnole : des bruits divers la parcourent, des lumières variées la traversent. Parfois on entendait une brise murmurer une berceuse aux arbres qui l’accompagnaient en laissant tomber leurs caduques: billets de banque offerts à la chanteuse pour la féliciter de sa brillante prestation. En cette fin de saison des pluies, le vent embaumait encore d’un parfum de terre humide et de feuilles mortes. Le conciliabule dans le grand baaz d’A-Ndang avait duré trop longtemps pour que Mobilamis pût épuiser ses souvenirs ou entendre les conclusions de la réunion mais dès l’aube, il fut réveillé par le son des tam-tams et le chant des danseuses de zuba parcourant Garabinzam sur toute sa longueur : on informait que, après délibération, le Grand Conseil des Initiés avait entériné le projet de Mèkoozi ; la célébration du beka de celui-ci se déroulera le samedi 14 juillet 1956. S’exécutant en rangs, la zuba est une danse mixte mêlant hommes initiés en l’occurrence circoncis, et femmes. Après avoir parcouru le village de bout en bout à plusieurs reprises, les danseurs se scindèrent en deux groupes selon le sexe, les femmes se retirant tandis que les hommes investissaient la case de Mèkoozi. Une heure plus tard, le fils aîné d’A-Ndang en sortit bizarrement accoutré : à la taille maintenue par une liane, deux peaux de chat doré africain (Caracal aurata) ; l’une devant, l’autre derrière tandis que la face latérale externe des cuisses restait découverte. Le jeune homme portait croisés en bandoulière deux tiges de Solanum macrocarpon, petite aubergine amère principal ingrédient du pèm breuvage typique du petit-déjeuner en Bokaku. Ce costume le consacrait ben c’est-à-dire postulant officiellement déclaré à l’épreuve de la circoncision rituelle par la méthode beka, et le rendait reconnaissable par tous, circoncis ou non, autochtones ou étrangers d’autant plus facilement qu’on lui avait collé deux anges gardiens : sa cadette Megolaa sortant tout juste de l’enfance, et Diibèzok son oncle maternel. Après publication de ces bans, Mèkoozi et sa sœur entreprirent la tournée de leurs tantes puis celle des grandes cousines paternelles, de leurs oncles et grands cousins maternels, beaux-frères et beaux-cousins.La lignée maternelle leur offrit nattes, caprins et volaille c’est-à-dire couchage et manger; l’aile paternelle donna dupa pièce métallique ayant forme d’une glace à main pédonculée, zong, machettes, enclumes, nécessaire permettant de pourvoir au versement compensatoire quand on prend femme. Ce périple terminé, toute la famille élargie alla chercher pitance en forêt après que le père A-Ndang au quatrième chant du coq la veille du départ en chasse eut tenu le discours suivant à Mobilamis : « Ton frère se sent prêt à affronter la première de la série d’initiations qui jalonne la vie d’un homme Kwil : le beka, circoncision rituelle en place publique ; -- Bee ka ! (Regardez donc!)- - face lumineuse, avers dont l’envers est le bee ka bii ndjaa (voyez donc derrière la maison), circoncision pratiquée en catimini, presque à la sauvette. Cette circoncision au grand jour rassemblera plusieurs centaines de personnes. Les festivités qui dureront quatre jours au bas mot draineront ici presque tout l’ouest du pays : de Zuagee à Mesinegala, de Sèèb à Dumla en passant par Pumba-Ekom. On m’a même assuré que Mègwakènèbum le Président du Parti Colonialité et Traditions qui brigue le poste de Président du Cercle des Evolués sera présent, question de se faire remarquer. Pendant une semaine chasse et pêche seront nos activités exclusives ceci afin de nourrir dignement nos invités. Je te demande de rester au village afin d’entretenir feu et propreté du baaz, mais aussi avec les autres enfants, de pourvoir aux sollicitations des aînés trop vieux pour aller chasser. » Ainsi l’enfant passa ses soirées à écouter Akiebaa, son oncle paternel que chacun se plaisait à appeler Eka-nele surnom ayant phagocyté son patronyme, énoncer proverbes ou adages à propos du comportement plus ou moins répréhensible de tel enfant ou adulte, narrer avec verve un conte de type sesa. Comme tous les soirs après le repas commun, les garçons débarrassèrent la salle des hommes ; les feuilles de marantacée ayant servi d’assiette furent jetées sur le tas de fumier derrière le tronc d’un gros arbre mort ; certains allèrent jouer sur la place Laadum avant qu’un gros nuage ne s’immobilisât devant la lune.Ce soir-là, Eka-nele avait sorti sa chaise longue en peau de buffle et regardait le ciel. Mobilamis vint s’asseoir près de lui, tentant de deviner ses pensées. Deuxième enfant de Tididi et de Mwamèkolba, grand admirateur de Pum le Pur, il s’était juré de garder intact la tradition kwil. Afin d’échapper à la réquisition pour la construction du chemin de fer, il s’était enfoui au plus profond de la forêt, y passant environ un trimestre avec les gorilles, puis un jour déboucha à Mékambo où il vécut de menus travaux pendant six mois et, en compagnie des Aka , fit un tour au Cameroun à Ngato ; là, il rencontra les descendants des cousins de son père, il y épuisa deux ans avant que son chemin ne croisât celui de Goagoa alors conteur itinérant qui devint son maître après que le disciple eut entendu conter le mythe de kel elong .
De retour à Garabinzam, on le baptisa Eka-nele après qu’il eut raconté son aventure. Dans tout l’ouest du pays jusqu’à Madjingo, nul mieux que lui ne dansait le koez, küa ; ses chants étaient les plus beaux et les plus émouvants. Il savait si bien imiter le cri de tel ou tel animal, le chant de tout oiseau que la consigne à Garabinzam et environs était de ne tirer qu’après avoir bien identifié visuellement la source du cri ou du chant car le risque de blesser Eka-nele était d’autant grand qu’avec aisance, entre feuilles et arbres il se dissimulait. Selon lui, puisque les plantes naissent, grandissent puis meurent, se nourrissent, respirent et excrètent, s’épousent et se combattent tout comme les hommes, elles auraient une âme ; aussi prétendait-on qu’il parlait aux feuilles et aux arbres leur demandant l’itinéraire du gibier et que doué de métensomatose réversible, il se mêlait au troupeau : il ne revenait jamais bredouille de la chasse. Il n’y avait pas dix lieues à la ronde meilleur connaisseur en feuilles et arbres comme repère ou remède qu’on en fît un descendant de ceux-ci d’où son surnom Eka-nele. II avait fini par faire beau : le ciel s’était éclairci, sans nuage ; la lune avait disparu. Eka-nele regardait le firmament et conversait avec les étoiles.
-Que regardes-tu donc depuis un moment ? demanda le neveu à l’oncle.
– Je contemple la voûte céleste. L’as-tu déjà fait ? L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt... le soir. Le rouge couleur du sang des règles et de la naissance correspond à l’est où rouge, se lève le soleil qui le soir se couche dans le noir de la nuit. C’est vers le sud que coule l’eau boueuse jaune de nos rivières. Le nord est le lieu de transformation des nuages blancs en pluie ; au centre se tient la verte forêt immortelle.
– Mais oncle, parles-tu du ciel ou de la terre ?
-La terre n’est qu’un ciel renversé, et le ciel le miroir où se reflète la terre. Quand enfant courant encore les fesses à l’air je regardais la lune, elle était plus grosse qu’aujourd’hui ; son ombre, lorsque la constellation de l’éléphant était à l’horizon, couvrait tout le sommet d’Ekok-è- Dumèlèngè d’où le diyo major lançait son barrissement avant que, par la voix du crieur sacré, de dérouler le roman familial d’un mort illustre ; aujourd’hui la lune ne cache plus qu’une portion du piton rocheux ; aussi, admirant le ciel, regardé-je le passé à venir. Le Blanc divise le temps humain en décennies, et nous en inondations catastrophiques ou sécheresses calamiteuses ; la décennie est répartie en années s’écoulant de janvier à décembre ; nos périodes critiques sont repérées par les saisons : petites et grandes saisons sèches ou pluvieuses ; leur mois est composé de semaines s’étalant du lundi au dimanche tandis que la lunaison nous permet de différencier les quartiers, de la pleine ou nouvelle lune, des nuits sans lune ; pour eux le jour est un empilement d’heures, de minutes, de secondes ; en fonction de la position du soleil par rapport à l’horizontale nous distinguons le point du jour, du milieu de la matinée, qui précède le soleil zénithal, puis viennent le milieu de l’après-midi et la tombée du jour ; ensuite la nuit profonde la mi- nuit, les chants du coq du premier au cinquième qui précède le point du jour. Leurs données sont précises, les nôtres approximatives mais remplissent pleinement les tâches qui leur sont assignées en fonction de nos besoins. Les nuits sans lune nous nous référons aux étoiles bleues, jaunes, rouge orangé ou blanches ; certaines sont brillantes, d’autres pâles ; il y en a de scintillantes, de filantes, d’autres paraissant fixes. Notre ciel est dominé en saison sèche par trois grands groupes d’étoiles dérivant d’ouest en est dans l’ordre suivant : Mègnègnèm est le groupe qui apparaît le premier, il comporte une étoile plus brillante que les autres. Regarde là-bas vers le sud-ouest .
– Ne serait-ce pas la constellation du bouvier avec bien en évidence Arcturus à la belle couleur orangée ? demanda Mobilamis.
– Je l’ignore : je n’ai pas fréquenté l’école des Blancs. Un peu plus à l’ouest se présente un ensemble de sept étoiles appelé Tel è zok (Constellation de l’éléphant).
- On croirait que c’est ce que les Blancs nomment la Grande Ourse.
-Peut-être bien que oui, peut-être bien que non : je n’ai jamais fréquenté l’école des Blancs. En queue de peloton arrive Tè è tetel (La vraie étoile). On l’appelle ainsi car l’une d’elle, celle placée tout là-haut est vraiment très brillante.
– Je crois que c’est la Petite Ourse parée de son étoile polaire.
– C’est fort possible mais comment le saurais-je ? Je n’ai jamais mis les pieds dans une école des Blancs. Ces blocs d’étoiles se dirigeant d’ouest en est sont visibles pendant toute la saison sèche de mai à août-septembre. Leur disparition à l’est encore appelée èdua ou plongée dans l’eau, signe le début de la grande saison des pluies que précède de deux à trois semaines l’arrivée des aigrettes. Dans cette immersion cyclique, Mègnègnèm précède Tel è zok que suit Tè è tetel. C’est lors de la petite saison sèche que nos forêts se couvrent de leurs plus belles fleurs alors que les fruits gonflés pendant la petite saison des pluies ne mûriront qu’en grande saison sèche.
Mobilamis fut stupéfait que son oncle paternel Eka-nele eût pu savoir tant de choses sans jamais ne fut-ce qu’un jour, avoir vu à quoi pouvait bien ressembler une salle de classe. Pour la première fois de sa courte vie scolaire, il eut comme un doute sur l’absolue véracité de ce que lui racontaient les Blancs : « L’antilope met bas, le léopard guette », avait dit Mèkoozi. Le lendemain soir, tous les enfants se regroupèrent autour d’Eka-nele en répétant :
- Un conte ! Un conte ! Un conte !
- Puisque vous insistez, répondit l’interpellé, au train où vont les choses je pense qu’il serait judicieux de vous narrer aujourd’hui «Mbalanga l’étranger de Moyoy », une histoire portant sur les lois de l’hospitalité ; ceci pourrait vous donnez un éclairage sur notre comportement. Mbalanga encore appelé Pentacletra macrophyllia est un arbre dont l’écorce hachée et mise en décoction a un pouvoir antidépresseur : ce breuvage est administré pour atténuer la douleur morale des endeuillés. Dans l’imaginaire culturel kwil tout visiteur inconnu doit être reçu tel un invité car nul ne sait si ce n’est envoyé ou avatar de Dieu ; voilà pourquoi, toujours considérés comme invités, certains fils ou neveux d’esclaves de guerre sont devenus chefs de village. Telle est la réponse à la question que je vous laisse le soin de vous poser.
(La suite, prochainement.)