« Mais... cet Alfassa, c’est mon frère jumeau !... » s’écrie Vital en terminant sa lecture. Il est tout bouleversé par cette découverte : sa respiration s’accélère, sa gorge se noue, il suffoque, s’agite, ne tenant plus en place, se lève pour aller ouvrir la fenêtre. Heureusement des pas résonnant dans l’escalier le tirent de ce mauvais pas :
- Eh, Professeur ! Viens me débarrasser de ma cargaison, je suis dans la cuisine ; lance Michel l’affidé directeur de l’ancienne maison de la jeunesse et de la culture aujourd’hui nommée médiathèque.
- J’arrive, bougonne Vital.
- Au fait, as-tu mis du champagne au frais ?
- Quel champagne ?...
- Comment quel champagne ? La liqueur de Hautvillers, l’élixir de Don Pierre Pérignon pardi!
- Je ne sais si j’en ai.
- Comment ça ! Un Champenois sans champagne, et qui plus est à la Saint-Sylvestre ? L’a-t-on jamais vu ?... Pas une goutte au fond d’un salmanazar ?...
- Qu’en sais-je ?
- Descends voir à la cave, fouille coins et recoins ; surtout ne remonte pas les mains vides ! Pendant ce temps je préparerai l’entrée faite de mousse d’avocat au caviar. Oust !...
- Ce champagne est-il vraiment nécessaire ?
- Mais... ôte-moi d’un doute : es-tu vraiment Champenois et même Français ainsi que de mauvaises langues le prétendent ?
- Qu’est-ce que cette histoire de médisance ? Je suis Champenois depuis au moins six générations ! Attestation authentique à l’appui !...
- Quand bien même, je n’en suis pas convaincu ; depuis six générations, et tu me demandes si le champagne est vraiment nécessaire ? De surcroît aujourd’hui ?... Nécessaire ? NON ! IN-DIS-PEN-SABLE !... Le champagne c’est la fête, le succès, le bonheur !...
- Le Bonheur, le bonheur, le bonheur. Depuis quelques temps, vous n’avez que cette drogue à la bouche ; espèce d’addict au bonheur.
- Je ne répondrai qu’en présence de... ma bouteille de jéroboam ! Où est rangé le robot mélangeur ?
- Dans le tiroir sous le four !
- Et la crème fraîche ?
- Dans le réfrigérateur.
- Vient-il ce champagne ?
- En voici deux bouteilles ;
- Bravo Professeur ! Tiens : une mise en bouche de beignets de crevettes de noix de cajou, de cacahuètes grillées et salées ; comme je subodorais qu’il n’y aurait rien de rafraîchissant avant longtemps, j’ai apporté une demie. À ta santé, mon vieux.
- À la tienne, Michel.
- Goûte- moi cette crème Chantilly incrustée de mousse d’avocat. Bien. Alors que tu t’attelleras à la confection de la bûche meringuée à l’orange, je m’attaquerai aux entrecôtes de bœuf.
- Français, ce bœuf ?...
- Plus que toi : non seulement je connais Jean-Marie le boucher qui m’a vendu ces morceaux mais ses parents ne me sont pas étrangers, ni ceux de Marc ou de Planty.
- Planty, l’éleveur ou le maquignon?
- Le bovidé. Ainsi vois-tu, ce morceau de bœuf est plus français que toi : sa traçabilité n’est pas qu’administrative, elle aussi affective. Dis-moi, qu’as-tu contre le bonheur et les gens heureux ?
- Je leur en veux de s’être laissé formater à la bourse des valeurs, mais non par l’exercice de la raison et la maîtrise de soi... - - Passe-moi le papier sulfuré et les deux moules placés devant toi - -... Le prochain n’étant plus perçu que comme promiscuité, la foi en l’humain s’évanouit puis déserte la Terre pour se réfugier au Ciel.
- Le bonheur est un postulat, élan vital inextinguible, besoin de créer, de se passer pour Dieu un infime instant : bonheur de la parturiente... - - Où as-tu rangé le hachoir ? J’aurais aussi besoin d’une livre de beurre et d’un peu de brut, merci - - ... C’est aussi le moment où l’esprit saint descend sur nous et permet de créer Jésus, œuvre-trace, œuvre-sens, pierre apportée à l’édification de l’humanité.
- Oh, mince ! J’ai mélangé blanc et jaune d’œuf ! Si tu me versais l’ombre d’une larme de ton champagne ? D’avance, ma gratitude la plus profonde.
- Tu n’as plus qu’à recommencer. Regarde-moi ces champignons ! Hum !... Ne grignote pas tant de beignets, tu ne pourras plus manger ce soir.
(La suite, demain)