- Qu’est-ce qu’avoir du bonheur ? Être à la bonne heure. Comment le savoir ? Question d’intuition, répond le soi-disant heureux ; intuition, donc aléas du plus haut degré. La vie est un tissu de violence : naissance, séparation, attachement cannibale, maladie, mort ; et là, on est seul ! L’Homme naît seul, et meurt seul. Devant la radicalité de cette solitude nombre de gens se jettent à corps et âme perdus dans la recherche frénétique d’un partage d’illusions communes qu’ils baptisent BONHEUR... - -Vois-tu comment mes blancs en neige tiennent bien ! Et maintenant, délicate incorporation des jaunes. Le four est-il assez chaud ? Il me semble que tu as apporté des arachides grillées, non ?
- Si ! Elles sont dans le sac posé sur le tabouret. Oui tu peux enfourner. Attention ! Passage au cap Horn : j’ajoute persil, ail et une poussière de payo à mes champignons. Toi qui n’as jamais mis le nez hors de la Champagne –Ardenne, sais-tu ce qu’est le payo ?
- Ma foi, non.
- Le fruit de l’Irvingia gabonenis, un oléagineux très abondant en Afrique centrale. À présent que tout mijote, nous pouvons bien nous offrir une vraie coupe de champagne n’est-ce pas ?
- Et en prime la mousse d’avocat si tu en veux.
- Merci Professeur ! À la nôtre !
- À nos rêves de jeunesse et nos années perdues à croire aux marchands de bonheur !
- Ne te resterait –il pas une bouteille de ton très fameux Côte rôtie ?
- Pas une... mais trois !
- Diantre!
- Te voici chrétien maintenant ?
- Moi, chrétien ? Depuis quand ?
- Ne viens-tu pas de t’écrier Dieu soit loué ?
- Oh, j’aurais pu bien dire : vive Marx et Lénine, à bas les marxistes-léninistes !
- Bien que le bonheur soit insaisissable, inatteignable, il est des gens prétendant qu’on peut être artisan de son bonheur : tout serait question de savoir-faire ; oui de savoir-faire mais non de savoir-être ; d’où les cours de bonheur fleurissant dans nombre d’universités privées, mêmes les plus prestigieuses. Il suffirait de regarder en soi, donc de ne pas chercher son bonheur chez les autres ; attitude bien acrobatique chez l’humain, être social par essence ; mais l’introspection n’est pas sans danger car elle peut découvrir mesquinerie, vilénie, opprobre ; bref, gouffre de mélancolie ; ces formateurs d’opinion portant les titres de docteur ès sciences du bien-être ou professeur de bonheur, pour gagner des mille et des cents assurent rendre chacun de nous heureux en douze leçons. Peut-être verrons-nous bientôt cette discipline inscrite à l’épreuve du baccalauréat ! ...
- Que penses-tu de mon entrecôte ?
- Excellente !... surtout accompagnée de Côte rôtie !... - - Voici un échantillon de leur enseignement glané dans un magazine dit féminin où après avoir traité du « management au service du bonheur en entreprise » .
- Management au service du bonheur, ou bien management ou sévices du bonheur en entreprise ?
- MANAGEMENT AU SERVICE DU BONHEUR ! L’auteur ajoute : Si vous êtes stressée par votre patron, riez-lui au nez !
- Et vous vous retrouverez le lendemain matin au pôle emploi sans indemnité !
- Oui !... Chômeuse, mais heureuse ! Vous ne gagnez que le SMIC, et ne savez comment joindre les deux bouts ; pas de panique ! Votre voisine de gauche ne perçoit que le SMIC moins un euro ; vous gagnez plus qu’elle, alors soyez heureuse!
- Le bonheur à un euro, ce n’est vraiment pas cher payé !
- Ecoutez Havy metal le matin pour vous réveiller, La petite musique de nuit pour vous endormir le soir ; et vous voilà heureuse, très heureuse !
- Rien de prévu pour la sieste de la mi-journée ?
- Vous n’aimez pas le sport ? Tant mieux ! Chaque semaine astreignez-vous à pratiquer quinze longueurs de bassin olympique, cinquante kilomètres à bicyclette, dix à pied. Les résultats sur votre niveau de bonheur seront spectaculaires !...- - Encore une larme!
- Volontiers... - - Et les courbatures alors !
- Donnez libre cours à vos passions !
- Et la police des mœurs dans tout ça !
- Vous êtes agnostique ou pourquoi pas, athée ? Qu’importe ! Fréquentez assidûment église, temple, synagogue, mosquée : c’est la foi qui sauve !
- De quoi ?... - - Tiens encore une goutte.
- Merci... - - Ma foi, de l’absence de bonheur !
- Fille courtisée par les garçons, posez à chacun de vos soupirants la question schibboleth suivante : Es-tu heureux ?... S’il répond oui, épousez le dare-dare ; dans le cas contraire, fuyez à toutes jambes ; surtout ne lui expliquez pas ce que vous entendez par être heureux : il ne comprendra pas.
( La suite, demain)