Dans la maison commune le feu flambait, les femmes avaient déserté leurs cuisines et
s’étaient rapprochées du conteur. La lune qui longtemps avait été occultée par un gros
nuage réapparut, livrant juste ce qu’il fallait de lumière pour créer une atmosphère
propice.Un ange passa lentement, très lentement ; puis doucement monta le timbre
d’un arc-en-bouche : chant d’oiseau bientôt suivi de lugubres boum!...boum !...
boum!... séparés de perçants clac, clac, clac : glissando sur un clavier de bambou.
Quand tout sembla s’apaiser, des lamentations de femmes se plaignant de famine et
de sécheresse s’élevèrent dans le ciel nocturne au point de ne devenir plus qu’un cri
de détresse. Au bout d’un quart d’heure environ, on se tut ; alors, de sa voix claire
aux inflexions chantantes, le conteur commença :
« Si un jour vous allez sur la route du sud non loin de là où la dense forêt
équatoriale commence à perdre peu à peu de sa superbe en laissant poindre
vaille que vaille quelques plages d’alopécie de savane, vous passerez par un
hameau cacochyme : Moyoy jadis ville prospère et populeuse. Il y a de cela plusieurs
siècles, avant même que les Blancs n’imaginassent leur venue en nos contrées, arriva
un soir dans cette cité où depuis de nombreux mois sévissait une tenace disette, un
inconnu qui au baaz se nomma Mbalanga. Malgré la pénurie il fut accueilli sans
trop de récriminations.
– Ndjong, lui dit Ilambu la première épouse du chef
Mondzake ; depuis fort longtemps, nous sommes disetteux ; à ma grande honte je
ne peux vous offrir que ces feuilles de koko (Gnetum africanum) dures, à peine
ramollies par de la pâte d’arachide.
– Madame, répondit Mbalanga ; la manière de donner vaut très souvent bien plus que la
valeur de ce qui est offert aussi vous invité-je à quitter ce souci.
Alors que la femme allait se retirer, les dards d’une lune éclairant a giorno la Maison
pour Tous y mirent en lumière toutes sortes de plats des plus succulents et appétissants.
Amphitryon, le visiteur invita toute la ville à faire bombance ; mêmes les femmes qui
broquignaient dans leurs cases rappliquèrent ; plus méfiants les hommes d’abord
stupéfaits de tant d’abondance hésitèrent mais tenaillés par la faim, ils se restaurèrent
à satiété.Le lendemain matin chacun resta ébahi devant les étals de victuailles
encombrant la place centrale : gracieusement tout le monde se servit à volonté.
La semaine suivante l’étranger planta une amande d’Irvingia gabonensis et,
croyez-moi, le soir même en cueillit les fruits en véraison. »
À ce point de sa narration Akiebaa alias Eka-nele s’arrêta comme pour
reprendre son souffle. Des harpes à huit cordes, balafon et hochets entrèrent
en lice en jouant des airs gais, soutenant un chœur de femmes qui louait les
pouvoirs de l’Etranger thaumaturge. Après avoir avalé un breuvage de sa
composition, le conteur reprit :
« Au sud de la Bokaku, là où forêt et savane tentent des manœuvres d’approche,
se trouve Moyoy qui un jour, du temps de nos ancêtres, avait reçu la visite
d’un faiseur de miracles nommé Mbalanga. Après un séjour qui dura bien
moins qu’une année mais bien plus qu’une grande saison sèche, le nouveau
venu tomba amoureux d’Onduma la fille de Mondzake qu’il souhaita épouser :
- Comment ?... Un étranger ?...
- Cet étrange étranger ?...
- Une fille de chez nous?...
- Qui plus est, la fille du chef Mondzake ?...
- Impossible !... se récrièrent les uns après les autres, les membres du Grand Conseil
faisant fi des sentiments favorables ou hostiles d’Onduma. »
On entendit alors de sinistres boum !... boum !... boum !... du tam-tam major
qu’accompagnait le tintement des sonnailles soutenu périodiquement par
le martellement du buoog idiophonebien connu dans le pays. Un ange passa
au pas de course puis pendant deux ou trois minutes, le tam-tam major reprit.
Akiebaa alias Eka-nele livra la dernière partie du conte :
« Dans le sud de notre pays s’élevait du temps de nos aïeux, une ville florissante
nommée Moyoy ; mais depuis quelques saisons, pour une raison encore inexpliquée,
y sévissait une disette dérivant de plus en plus vers la famine. Mauvais sort ?...
Divine mise à l’épreuve ?... Nul ne le savait.Vint à passer un étranger magicien
connu sous le nom de Mbalanga. Mal lui en prit, il s’amouracha de la fille du chef.
Après un refus qui à tous avait semblé ferme et définitif, le père de l’élue s’était
ravisé puis avait tenu réunion.
– Puisque ma fille prétend aimer cet étrange étranger, pourquoi n’en profiterions-nous
pas après l’avoir fait passer de vie à trépas, pour lui subtiliser le fétiche source de son
pouvoir?
- Bonne idée ! Bonne idée ! répéta chaque membre du Grand Conseil.
On célébra un mariage somptueux mais pour la nuit de noces, Mondzake commanda
à sa fille un comportement à la Judith ; elle en accepta les termes de gaité de cœur fière
d’obéir à son père. Sous prétexte de jeux érotiques elle mit la pointe d’une dague sur
la carotide gauche de son mari puis appuya de toutes ses forces jusqu’à tordre la lame :
Mbalanga se révéla invulnérable. Désappointée d’avoir échoué, l’épouse raconta
sa mésaventure à son géniteur qui l’envoya aussitôt voir le gardien des fétiches sur
qui reposait tout son pouvoir ; celui-ci concocta le poison le plus puissant connu :
venin de serpent-minute mélangé à divers alcaloïdes tous mortels sur le champ.
Peu avant le coucher du soleil, Onduma glissa à l’oreille de son époux ces mots :
- Mon suprême amour, demain je préparerai un délicieux plat que nous dégusterons
en intimité tous les deux le soir.
– Mais tu sais bien ma chérie que les hommes doivent tous manger à la maison commune
mais non chacun chez soi !
- Bien sûr !... mais tu y feindras une maladie diplomatique réservant le meilleur
de ton appétit pour ce festin, n'est-ce pas?...
– Entendu ma chérie.
Le soir venu, l’épouse présenta le repas empoisonné à son homme, n’en mangeant
que la portion saine. Mbalanga s’empiffra, en redemanda.
– Il est vraiment excellentissime ton repas félicita le mari.
– Je suis heureuse qu’il t’ait plu, cette nuit au lit promis, je serai imbattable !
- J’en accepte volontiers l’augure mais de grâce, n’en fais pas trop : j’en rendrais
l’âme.
Mbalanga mangea tout, jusqu’aux sainètes, prit son pied avec Onduma qui l’expédia
comme promis au septième ciel sans escalier ni ascenseur, puis s’endormit.
Le lendemain matin, frais et dispos, il sortit faire une promenade ; les yeux exorbités,
tous les habitants de la cité le regardaient ahuris comme s’ils venaient de rencontrer un lémure.
Perplexe, Onduma alla trouver son père non moins déconcerté.
– En réfléchissant bien dit le chef de Moyoy, je crois ma fille que c’est toi qui détiens la clef
du mystère Mbalanga.
– Moi, mon père ?...
– Oui, toi ; après des ébats dignes des dieux, tu feindras de t’endormir puis au beau milieu
de la nuit , tu sursauteras en prétendant avoir fait un cauchemar : un homme armé aurait
voulu blesser ton mari avec une lance mais celle-ci se serait brisée sur sa poitrine, et les
coups de coutelas assenés n’auraient réussi qu’à rompre la lame de celui-ci ; aurait –il un
secret ? Ce qui fut dit fut fait ; et le mari de répondre : ‘’ Chacun sur terre même le plus
puissant des hommes a son talon d’Achille, ma chérie : me saupoudrer de la cendre des
feuilles de jeunes pousses de Pycnanthus angolense, puis me l’épousseter avec mon chasse-
mouche suffit à me rendre aussi fragile qu’un moucheron.’’
Quelques jours plus tard, le secret dévoilé à qui de droit fut éprouvé : Mbalanga décéda mais
trois nuits après, Moyoy fut secoué par une tornade à nulle autre pareille : calamité sans
nom pour toute la région administrative. Les dégâts furent considérables. Le lendemain
matin le chef Mondzake et son Conseil évaluant les pertes subies, trouvèrent grand ouverte
et sans cercueil la tombe de Mbalanga. On dit que la sépulture volatilisée porta à travers
forêts et savanes, par villes et villages, au-delà du mont Nabemba même, la nouvelle selon
laquelle les habitants de Moyoy ayant contrevenu aux lois de l’hospitalité seraient
désormais condamnés à vivre en quarantaine dans un lieu-dit lugubre, mortifère pour avoir
transgressé le vieil adage disant :’’ Qui soigne l’étranger, soigne sa réputation.’’ C’est de cet
adage que vient le double sens consubstantiel du mot djong : à la fois nouvel arrivant et
invité.»
Il était tard, mais personne n’avait sommeil ; néanmoins Eka-nele demanda à chacun d’aller
se coucher : tout le monde se leva