Nous étions déjà en milieu de matinée quand la foule se dispersa : monsieur Courtois continua sa chasse aux masques, madame la journaliste attendit Mabina le transporteur, et le médecin qui n’avait pas terminé ses consultations et opérations rejoignit le dispensaire pour sa dernière journée de travail. Le lendemain matin très tôt Mobilamis qui avait eu l’autorisation de s’embarquer, voulut monter à l’arrière comme tout Indigène sachant reconnaître sa place ; ce fut avec un regard avenant soutenu par un sourire encourageant que l’omnipraticien l’invita à s’asseoir près de lui dans la cabine : il n’en crut pas ses oreilles. La voiture démarra : essuyant une larme, l’enfant agita son bras en signe d’au-revoir ; cette fois, il quittait vraiment les siens. Lune blafarde, visibilité d’environ quinze mètres, vitesse de pointe trente kilomètres par heure. Jaillissant de la brume aurorale, deux chasseurs armés d’arbalètes, carquois et lances se jetèrent sur le bord du chemin. Assis entre le chauffeur et le médecin, L’Enfant-aux-Yeux-noirs regardait la route mais ne voyait rien ; peu à peu le garçon constata que, en fréquentant assidûment différents baaz depuis Garabinzam, il ressentait un lent émondage de son être : par un dévoilement du même qui n’était plus identique, s’épanouissait douloureusement l’humain en lui d’où il sourdait un malaise que le savoir colonial s’était acharné à occulter, aggravant le mal: il se sentait étranger dans ce pays où, tout comme ses parents, grands-parents et leurs ascendants, il est né et a grandi. Le savoir délivré à l’école des Blancs - - oublioir où s’engouffrait l’histoire de ses aïeux - -, se révélait bien plus savoir-faire que savoir être. Il se remémora le film de sa vie depuis son départ du village natal : chants, hameaux et campements, visages ; tout défila, notamment certaines gens : ses parents, ses frère et sœur, Eka-nele, ses femmes, monsieur Courtois, Zelengu, et surtout Goagoa. Quand ce dernier contait, des mémoires toute ombre s’estompait ; les ancêtres étaient présents, présentifiés par un nom porté par tel ou tel auditeur. Après quoi le poids de l’absence se faisait lourd, très lourd ; grands dieux, comme l’Invisible peut peser lourd ! pensa Mobilamis qui alors prit conscience du fait que le conte, - - expression majeure d’une culture nourrie d’ici et maintenant était loin de s’alimenter de l’oubli du passé mais se délectant de cette antériorité aujourd’hui éparpillée, morcelée, abrasée, - - lui rendait une histoire ; lui au détriment de qui le colon avait de l’espace public, expulsé la mémoire. Une heure environ après le départ, le docteur Espérantus s’arrêta à Goa gros village dont le chef Miseka bien que moins fortuné que Zakama de Sèèb riche de seize femmes et friand de potlatchs prodigués lors de la campagne de vente du cacao plante venue du Cameroun voisin, menait comme les autres cacaoculteurs une vie où ne manquait que le superflu c’est-à-dire que tout le monde y mangeait à sa faim toute l’année durant ; néanmoins demeurait un mystère : que devenait tout cet argent une fois dans les mains des paysans puisque ceux-ci n’achetaient que peu ou pas ce qui leur était nécessaire ? La halte fut de courte durée car nul événement médical n’était survenu depuis le dernier passage du médecin à qui les villageois offrirent un régime de bananes douces et deux de plantains, mais aussi une gazelle fraîchement tuée. Le chauffeur, le garçon puis le praticien embarquèrent, et la voiture démarra. Biessi : consultation express. Par ici passait la piste que suivirent dans la dernière moitié du dix-neuvième siècle les Kwil qui, reculant devant l’avancée des Djem bousculés par les Bulo, foncèrent les uns vers la Ngoko, les autres en direction de Sèèb. Peu après le village, nos voyageurs passèrent en revue des arbres au tronc et branches tourmentés comme chacun dans ce pays. La route disparaissant par endroits sous les hautes herbes, l’enfant de Garabinzam en conclut que la part du travail forcé dévolue à la voirie avait dû baisser
– Tu n’es pas très bavard, mon garçon ! Te préparerais-tu à devenir moine trappiste, skhimonakinïa en culotte courte ou plutôt higoumène?
- Kimona quoi?
– Skhimonakinïa, mère supérieure dans les couvents russes. Il lui est interdit de prononcer plus de sept mots par vingt-quatre heures.
– Pas plus de sept mots par vingt-quatre heures ? ...mais c’est la pire torture que je connaisse!
- Plus on occupe une position élevée, moins on devrait parler. Comment t’appelle-t-on ?
– Mobilamis, Monsieur.
– Que vas-tu faire à Ueso?
- En fait je m’arrêterai à Mokeko chez monsieur Joseph Mambeke le directeur de l’école officielle ; c’est le mari de ma cousine. À Garabinzam d’où je viens, il n’y a ni CMI ni CMII. S’il vous plaît!
- Oui...
– Ma cousine m’a dit que vous êtes Docteur, c’est vrai ça ?...
– Oui, je suis Docteur.
– Ce n’est pas possible ça !
- Pourquoi?
– Noir Docteur ?.... Impossible !
- Pourquoi ?
– Je ne sais pas mais c’est comme si je rencontrais un extraterrestre.
- En Martinique et en Guadeloupe, il y a des Noirs qui sont docteurs !
Mobilamis ferma les yeux un long moment en faisant de gros efforts pour s’imaginer médecin. Au bout d’un quart-heure à peu près, il déclara forfait :
– C’est... ça me fait bizarre. Je n’arrive pas à me l’imaginer. Comment avez-vous fait ?
– Comme toi, je suis allé à l’école, pendant longtemps ; j’ai passé des examens puis un jour j’ai terminé comme Docteur.
– Un moment : vous voulez me dire que si je travaille bien à l’école je pourrai moi aussi devenir Docteur?
–Disons que les chances sont très faibles mais non nulles.
– Je ne vous crois pas.
– Pourquoi ? Tu en as un devant toi!
- Quand bien même, je ne vous crois pas.
Pour toute réponse le médecin esquissa un sourire plein d’amertume. La région étant peu habitée on pouvait parcourir cinquante kilomètres sans rencontrer âme qui vive. Parfois précédés d’un botoka, les hameaux regroupaient de deux à dix cases en pisé de part et d’autre de la route. De temps à autre au détour d’un virage on apercevait traversant la route ou sautant de branche en branche, une famille de gorilles, de chimpanzés ou de cercopithèques de Brazza. Après trois bonnes heures de route, le pick-up obligea deux Indigènes à se garer afin de le laisser passer: main droite tenant une lance, et l’autre une machette, un homme accompagnait au champ sa femme portant sur le dos une hotte à lanières ; l’endroit était dangereux car lieu de passage des éléphants. Le mari aurait souhaité disposer d’un lomiaka, mais il ne le pouvait : seuls les Blancs et leurs supplétifs avaient droit de posséder une arme à feu. Certains Indigènes avaient dû abandonner champs et maisons puis déménager à Mièlè-Kuka leurs plantations ayant été dévastées, et leurs frêles habitations écrasées par les pachydermes. Village Mièlè du chef Kuka : halte-consultation au dispensaire une salle cloisonnée en deux, quatre fenêtres une porte, un toit et quatre murs. Avec l’école officielle comprenant CPI et CPII, c’était la seule construction en brique cuite. Trois-quarts d’heure plus tard, le docteur Espérantus avait terminé son travail, et reprenait la route. Après un long virage, une ligne droite ; une double haie d’acacia formant très longue tonnelle de fleurs jaunes conduisait au pied d’une pente. L’ascension vers Miikum lieu-dit ne surplombant pas une morne mais perché au sommet d’une interminable côte, fut très pénible pour le véhicule qui poussif, ahanait à en perdre son souffle. Les ponts de bois étaient d’une sûreté bringuebalante et la traversée de Kaandeko incluse dans un virage en S revêtait le caractère d’une épreuve de permis de conduire : l’eau noire dégringolant des rochers menaçait de tout emporter sur son passage. Peu après le croisement avec la route du sud, apparurent les palmiers à huile de La Compagnie, et bientôt Mokeko se dessina au loin ; le chauffeur s’arrêta sur la place du marché : Mobilamis était arrivé : il descendit, remercia le médecin et le conducteur. Mambeke et son fils Na-bien l’attendaient : tous s’embrassèrent longuement puis prirent la direction de la maison du moniteur, maison qui sera aussi celle de l’enfant de Garabinzam durant toute l’année scolaire à venir. Petite sœur de Mambeke, Mooma qui y jouait le rôle de fille au pair leur ouvrit la porte quand ils arrivèrent à domicile.
Le naïf étonnement de Mobilamis tarauda longtemps le médecin qui ressentit alors comme une atmosphère suffocante, toute la violence qui imprégnait le pays : « Un Nègre marié à une Européenne ! ... Cet Espérantus est un vrai scandale !... » avait maugréé le Gouverneur le jour où bras dessus bras dessous, les époux Espérantus avaient descendu les marches du DC3 d’Air France en provenance de la Métropole. Médecin commandant il avait combattu l’ennemi pendant que les Métropolitains se la coulaient douce à six mille kilomètre du front, évitant même de toute leur indigence patriotique de s’engager dans la deuxième division blindée, ce qui aurait pu sauver leurs âmes. Il se souvenait que son professeur de philosophie tout comme celui du Gouverneur n’avait eu de cesse de répéter de Kant la pensée suivante : « Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité. » Par ailleurs la République française n’avait-elle pas ratifié en son temps de 1948 La Déclaration universelle des droits de l’Homme qui en son article 1er stipule que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » ? De quelle dignité jouissent les Indigènes ? Comment sans exclure ceux-ci du genre humain l’administration coloniale peut-elle la concilier avec le travail forcé pour la récolte du caoutchouc, l’entretient des pistes carrossables, la construction du chemin de fer, mais aussi le rapt pour aller combattre dans le désert de Bir-Hakeim ? Un malaise l’étreignit quand lui revenait à l’esprit la certitude de jouer le rôle du pantin bon Samaritain pour le bénéfice d’un système qu’il abhorrait. La gestion des matières premières était un casse-tête quotidien : y aurait-il assez d’alcool iodé ou à brûler, de compresses, de coton hydrophile ou cardé, de bandes jusqu’à l’arrivée du prochain bateau ravitailleur dans deux mois ? Où aller mendier l’indispensable ? Soumettre la fréquence et la longueur des tournées à la quantité de carburant disponible mais non à l'intérêt des malades lui étaient crève-cœur ; ainsi s’égrenaient les impedimenta jalonnant son chemin sacerdotal. Le stress, la colère contenue de ne pas disposer des moyens que lui réclamait sa mission tel qu’il la concevait, les dysfonctionnements inhérents à tout système d’oppression même dans cette partie de son humanité dérangeante dont il était le symbole lui rappelaient à tout instant la vérité coloniale : le statut social du citoyen français même à son esprit défendant, suzerain du sujet français. Il était l’incarnation de l’inadéquation entre état et statut : Noir de par la couleur de sa peau, Blanc par son statut ; il figurait ce qu’on nomme ici, Mondèlè moyindo : le Nègre blanchi. Noir pour les Blancs, Blanc pour les Noirs. Ces tiraillements le menaient de temps à autre au bord de l’effondrement par épuisement. En ces moments-là, les paroles de Marie son épouse devenaient l’élixir parégorique le meilleur ; tout en ne niant pas la douleur d’avoir perdu un malade, elle lui rappelait le bonheur d’en avoir sauvés bien plus. Elle savait intuitivement que cerner l’indicible d’un patient de même culture est chose mal aisée ; mais quand de surcroît la langue, l’être-au-monde élèvent une muraille de Chine entre soignant et soigné dans une atmosphère obsidionale, et que le statut social dresse un mur d’enceinte de présupposés intangibles, la tâche devient herculéenne. Elle lui répétait alors ce qu’il lui avait dit avoir reçu de ses maîtres : « Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours ; chaque jour ouvre un monde nouveau. » Ces paroles sapientiales suffisaient à lui redonner de l’acouet pour le lendemain.
(La suite, prochainement.)