Le 26 novembre 2012, le gouvernement d’Evo Morales décrétait l’interdiction de l’usage de « bombes, de matières explosives, inflammables, asphyxiantes ou toxiques et d’autres matières équivalentes, pendant les manifestations et mobilisations sociales, en raison de leur dangerosité pour la vie, l’intégrité corporelle et la propriété publique et privée ». Le 1er mai dernier le précédent décret était abrogé, afin de « garantir les droits d’association et la liberté d’expression par la manifestation publique, ainsi que le droit d’organisation syndicale ».
Cette volte-face est contraire à la Déclaration universelle des droits de l’homme et à la Convention américaine sur les droits de l’homme dont la Bolivie est signataire. Elle va aussi à l’encontre de la Constitution de l’État de 2009 et de la Ley de Armas du 18 septembre 2013 selon laquelle l’État doit garantir la sécurité pour préserver la vie (es deber del Estado garantizar la seguridad común para la vida) et dont l’art. 51 interdit l’usage des explosifs dans les « manifestations publiques, les mobilisations sociales, les marches, grèves et meetings ».
Voici donc la dynamite remise au goût du jour. On ne compte pourtant plus les dégâts, les blessures, les amputations et les décès qu’elle a causés dans les rassemblements. Le jour de l’annonce du décret, à Achacachi, en pleine célébration du 1er mai, un homme de 86 ans s’est mutilé en faisant exploser un bâton de dynamite; il est mort le lendemain. Le 18 mai, à La Paz, un ouvrier s’est arraché la main pour la même raison au cours d’une manifestation de protestation contre la fermeture de l’usine textile nationalisée, ENATEX[1].
Comme le souligne Jorge Mansilla Torres (plus connu sous le nom de Coco Manto), fin connaisseur de la mine et des mineurs, et peu suspect de leur être hostile : « Devant la bêtise (impericia) du bravache aux bâtons de dynamite (nous parlons d’un leader au surnom de Courte mèche (Mechacorta), en raison de son peu d’entrain pour le dialogue démocratique ), les gens s’enfuient de dans les rues, les commerces ferment leurs portes, les vendeurs ambulants ne savent pas ce qu’ils doivent sauver en premier, leurs marchandises ou leurs vies …, et dans l’avenue désertée une troupe vociférante avance menaçant la vie des piétons et celle de la classe ouvrière en marche »[2].

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Pourquoi cette volte-face ?
En fait, la dynamite, c’est la signature des mineurs dans les manifestations. En 1952, le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) avait organisé des milices dans les mines nationalisées pour combattre les tentatives de coup d’Etat de la Phalange. Par la suite, pendant toute la période où l’économie bolivienne a reposé sur l’extraction minière, les syndicats de mineurs ont joué un rôle politique de premier plan en se posant comme l’avant-garde émancipatrice de la classe ouvrière et de la paysannerie. Entre 1964 et 1981, ils ont formé les principaux noyaux de résistance à la dictature militaire. La dynamite est ainsi devenue l’arme du pauvre et de l’exploité en réplique aux fusils de militaires réactionnaires.
En 1985, la privatisation des mines en faillite à la suite de la baisse des cours des métaux sur les marchés mondiaux et du crack de la bourse de l’étain de Londres (International tin council (ITC)) a mis fin à cette histoire héroïque. La grande majorité des salariés a été licenciée. Et quand le secteur minier a repris vie, ce fut à partir des mines privées et des coopératives. Dès lors une rivalité s’est établie entre le noyau des salariés de la Corporation minière bolivienne encore en activité et les coopérateurs miniers auxquels la compagnie nationale (COMIBOL) avait accordé des concessions[3]. Dans les zones où les deux catégories coexistaient, la rivalité s’est traduite par des affrontements pour l’exploitation des filons. En octobre 2006 , à Huanuni, la plus grande mine d’étain du pays, une bataille rangée entre salariés de la COMIBOL et membres des coopératives a fait 12 morts et 56 blessés.
Et c’est après la mort d’un salarié lors d’une bagarre à la dynamite, en plein centre de La Paz, entre les mineurs des deux camps, le 18 septembre 2012, que le gouvernement avait fini par interdire l’usage des explosifs.
Aujourd’hui, les mineurs des coopératives sont très largement majoritaires : plus de 110 000, soit 90% du total des mineurs. C’est un secteur très diversifié, mêlant des petites unités de quelques dizaines de personnes et des collectifs de milliers de travailleurs. C’est, en outre, un ensemble très stratifié. Dans les plus grandes coopératives, les socios (membres de la coopérative) embauchent une masse de travailleurs salariés aux statuts précaires, et aux conditions de travail déplorables, sans garantie ni protection. En fait, une partie des coopératives ne sont que des entreprises capitalistes camouflées où la grande majorité des salariés ou travailleurs occasionnels ne sont pas représentés, ou le sont très mal, dans les instances de direction. Sous couvert des coopératives une nouvelle élite minière qui contrôle les directions, lesgisements les plus riches et la commercialisation des minerais, a bâti ses privilèges sur l’exploitation de milliers de travailleurs. De ce fait, l’actuelle représentation des mineurs n’a plus grand-chose à voir avec celle des syndicats de salariés des mines nationalisées d’avant 1985.
Pendant les dix années du gouvernement Morales, et alors que le cours des minerais était élevé sur les marchés mondiaux, les coopératives se sont multipliées. EvoMorales, qui en a fait l’un des piliers de son gouvernement, leur a accordé avec largesse faveurs fiscales et espaces de pouvoir.
Mais revenons à l’interdiction de l’usage de la dynamite dans les manifestations. Les représentants du secteur minier ne l’ont jamais acceptée. Et peu de temps après son entrée en vigueur, une assemblée de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) a signifié leur refus de l’appliquer, au prétexte que c’était la dynamite qui avait permis aux gueules noires de jouer un rôle majeur au profit de la classe ouvrière.
Le décret fut donc leur cadeau de premier mai, et reçu comme tel par les dirigeants de ce secteur. Le secrétaire exécutif de la COB a célébré le fait qu’on ait restitué aux mineurs leur « arme principale » pour se défendre des « gouvernements néolibéraux ». Et le secrétaire exécutif de la fédération des mineurs a remercié le président pour avoir ainsi restauré leur « identité »[4].
Selon le ministre de la Défense, qui reprend à son compte les arguments des mineurs, « l’oligarchie a été chassée en 1952 grâce aux mobilisations populaires et, de 2000 à 2005, elles ont permis une résistance héroïque pendant les guerres du gaz et de l’eau. Sans les manifestations avec la dynamite « nous serions encore sans doute avec Goni, TutoQuiroga, et Doria Medina [5]». Et il croit bon d’ajouter que tous les manifestants promoteurs de « conquêtes sociales » peuvent désormais utiliser la dynamite[6].
Pour le ministre de la Mine, César Navarro, l’explosion de bâtons de dynamite pendant les manifestations de rue (dinamitazos) est une « tradition culturelle ». « Elle ne sert pas à intimider ou effrayer. C’est une manière de rendre la manifestation plus visible (No son para amedrentar. Es una forma de visibilizar una manifestación) »[7]. Et plus audible aussi, sans aucun doute ?
Mais pour divers observateurs ce décret a une autre fin. Il préparerait le terrain pour la création d’une milice de mineurs destinée à défendre la réélection du chef de l’État. C’est du moins ce que laisse entendre le président de la coopérative 26 de Colquiri[8]. Simple provocation, intimidation, ou menace à prendre au sérieux ? On ne sait trop.
Evo Morales n-a-t-il pas laissé entendre à plusieurs reprises que la révolution, le “proceso de cambio” pourrait emprunter d’autres chemins que celui des élections si celui-ci venait à se fermer ?
Remarques finales
En tout cas, les groupes de choc du MAS pourront désormais parader, pétarader, intimider, effrayer dans la rue sans crainte d’être poursuivis par les tribunaux. Et le recours à la dynamite et à la terreur pour imposer ses idées et ses pratiques met en péril la démocratie – ou tout au moins ce qu’il en reste dans un pays où tous les pouvoirs sont déjà concentrés dans les mains de la caste gouvernante.
Si les raisons alléguées pour interdire d’utiliser les explosifs dans les manifestations s’entendent clairement – préserver les individus et leurs biens –, celles qui justifient levée de cette interdiction ne sont pas aussi évidentes ; en règle générale le droit d’association syndicale et la liberté d’expression ne dépendent pas de l’emploi de la dynamite. C’est plutôt l’inverse. Dès lors que l’expression ou la manifestation publique fait usage d’engins de mort, elle transforme la rue en champ de bataille et consacre la loi du plus fort. Comment peut-on soutenir qu’une demande d’avancée ou de « conquête sociale » est fondée et juste si elle s’exprime par l’explosion de cartouches de dynamite dans l’espace public?
L’argumentation ou la justification qui consiste à faire de la dynamite un marqueur d’identité et une expression culturelle pour consacrer et magnifier son usage (pour la bonne cause) en rappelle une autre, martelée avec insistance, qui utilise les mêmes arguments : celle de la coca. « La coca fait partie intégrante de nos racines culturelles, et un peuple sans culture est condamné à périr », argumente le chancelier Choquehuanca[9]. Et peu importe que 95% de la coca cultivée par les producteurs du Chaparé (dont Evo Morales est toujours le dirigeant) soit transformée en cocaïne et que cette production soit contrôlée par des mafias criminelles.
Voilà donc les marqueurs de la culture bolivienne reconnus et promus par les gouvernants du moment : la coca et la dynamite. De fait, les manifestants les plus redoutés sont les mineurs dopés à la chique de coca, le bâton pétant à la main. Des hommes, des vrais ! Carajo !
Le titre de ce billet est tiré d’une chanson anarchiste de Maurice Martenot intitulée "Dynamite" qui date de 1893.
Interprétation des quatre barbus : http://www.oldielyrics.com/lyrics/les_quatre_barbus/dynamite.html
[1] http://www.oxigeno.bo/node/16328
[2] La Razón, http://www.la-razon.com/opinion/columnistas/Mitayos-dinamitayos_0_2492150832.html
Coco Manto a travaillé comme journaliste à la radio Pio XII du campement minier de Siglo XX Catavi. Il a consacré un livre à l’un des curés emblématiques de cette radio, défenseur des mineurs et assassiné sous la dictature militaire, le père Maurice Lefebvre : Jorge Mansilla Torres, Arriesgar el pellejo. La Paz, Distribuidora cultural, 1983.
Voir : http://www.academia.edu/4065095/Un_revelador_estudio_sobre_las_cooperativas_mineras
http://www.academia.edu/2624023/Bolivia._Cooperativas_mineras_entre_socios_patrones_y_peones
[4] http://hoybolivia.com/Noticia.php?IdNoticia=188572&tit=gutierrez_la_dinamita_fue_puntal_de_la_lucha_de_los_mineros_contra_gobiernos_neoliberales
[5] GonzaloSánchez de Lozada président de la Bolivie à deux reprises :1993-1997 et 2002-2003 ; Jorge Quiroga président de la Bolivie en 2001-2002 ; Samuel Doria Medina, leader du parti d’opposition Frente de Unidad Nacional (UN) et ex candidat à la présidence.
[6] http://www.erbol.com.bo/noticia/seguridad/04052016/ferreira_dice_que_sin_manifestaciones_con_dinamita_tal_vez_seguiriamos_con_goni ; http://www.noticiasfides.com/politica/ferreira-indica-que-sectores-pueden-utilizar-dinamita-para-reivindicaciones-sociales-365471/
https://www.youtube.com/watch?v=dRuCUMzmamo
[7] http://www.voanoticias.com/a/bolivia-protestas-dinamita-/3315329.html
[8]http://www.noticiasfides.com/politica/cooperativistas-mineros-buscan-estrategia-politica-para-la-reeleccion-de-evo-en-2019-365363/
[9] http://www.wiphala.org/david.htm
« La coca forma parte de nuestras raíces culturales, y un pueblo sin cultura está destinado a perecer. Para nosotros la hoja de coca es sagrada y tiene cualidades alimenticias reconocidas por universidades como Harvard. Por ejemplo, tiene calcio y, en una economía pobre como la nuestra, donde muchos niños no acceden a la leche, sí pueden tener acceso a la coca. Tiene más fósforo que el pescado. Vamos a iniciar una campaña para conseguir la despenalización a nivel internacional.